Le dogme de l’Immaculée Conception et l’Orient

Contesté comme une nou­veau­té romaine par les « ortho­doxes », le dogme de l’Immaculée Conception trouve pour­tant ses sources dans la plus authen­tique tra­di­tion orien­tale.
Quatrième article de notre série : « Catholicisme et Orthodoxie : ouvrir la ques­tion doc­tri­nale ».

Aperçu sur la doctrine de l’Immaculée Conception au cours des siècles chez les Latins

Le dogme de l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge, long­temps impli­cite dans l’Église, a béné­fi­cié d’une longue matu­ra­tion théo­lo­gique. Dans l’Occident latin, la foi en la concep­tion imma­cu­lée de la Mère de Dieu a toute une his­toire : ce point de doc­trine fut, il est vrai, contes­té dans le cou­rant du Moyen-​Âge, lorsque la théo­lo­gie sco­las­tique s’attacha, aux 12e-​13e siècles, à pré­ci­ser les moda­li­tés du salut du genre humain : on consi­dé­ra, à cette époque, qu’il ne pou­vait y avoir aucune excep­tion au plan du salut appor­té par Jésus-​Christ à l’humanité péche­resse – huma­ni­té péche­resse dont la Mère de Dieu même devait avoir fait par­tie… Ce cou­rant de pen­sée, s’appuyant sur cer­tains textes de saint Augustin, esti­ma donc qu’aucune créa­ture, pas même la Vierge Marie, ne pou­vait être exempte du péché ori­gi­nel ; à ce cou­rant de pen­sée appar­te­naient des noms aus­si pres­ti­gieux que ceux de S. Bernard de Clairvaux et de S. Thomas d’Aquin.

Mais dans la suite, la doc­trine favo­rable à l’Immaculée Conception, sou­te­nue d’abord par l’école fran­cis­caine, devint doc­trine com­mune dans l’Église latine, à par­tir du15e siècle. Et aux époques moderne et contem­po­raine, elle fut de plus en plus incon­tes­table et incon­tes­tée en Occident. Dès le 16e siècle, le pape saint Pie V inter­dit for­mel­le­ment aux pré­di­ca­teurs de dire en chaire quoi que ce soit à l’encontre de cette doc­trine. En 1708, le pape Clément XI fit de l’Immaculée Conception une fête de pré­cepte dans l’Église uni­ver­selle. Et fina­le­ment, après une étude pous­sée des sources de la Révélation et des témoi­gnages de la Tradition patris­tique sur le sujet, le pape Pie IX pro­cla­ma solen­nel­le­ment, en 1854, le dogme de l’Immaculée Conception – c’est-à-dire que cette doc­trine devint un article de foi : tout catho­lique est désor­mais tenu de pro­fes­ser que la Vierge Marie n’a été, à aucun moment de son exis­tence, sou­mise à la domi­na­tion du péché, et que, par un pri­vi­lège spé­cial, elle a été pré­ser­vée de la souillure du péché ori­gi­nel ; cela, par un effet anti­ci­pé de la Rédemption par le Christ. Cette pro­cla­ma­tion a pour fon­de­ment très sûr (car bien enra­ci­né dans la Sainte Écriture et les écrits des Pères de l’Église) la mater­ni­té mes­sia­nique et vir­gi­nale de Marie ; en d’autres termes, Notre-​Dame ayant conçu et enfan­té le Sauveur tout en conser­vant sa vir­gi­ni­té, devait béné­fi­cier de la sain­te­té la plus abso­lue dès l’origine de son existence.

Le monde orien­tal, quant à lui, n’avait jamais contes­té, durant tout le Moyen Âge, la foi en la pure­té totale de la Très Sainte Vierge. Les Orientaux, moins por­té aux rai­son­ne­ments théo­lo­giques « posi­tifs », étaient, pen­dant tout le Moyen-​Âge, res­tés imper­méable aux contes­ta­tions et à la matu­ra­tion de la foi mariale qui se pro­dui­saient en Occident. Ils ne se sen­taient pas concer­nés. Certes, quelques théo­lo­giens byzan­tins, tel l’empereur Manuel II Comnène (+ 1425), avaient eu vent de la contro­verse qui agi­tait l’Occident, et avaient défen­du ce pri­vi­lège de totale pure­té de la Vierge… Il semble donc que la doc­trine pro­cla­mée solen­nel­le­ment en 1854 n’aurait pas dû sus­ci­ter la moindre oppo­si­tion du côté des Églises dites « ortho­doxes ». Mais il n’en fut rien.

La dévotion mariale traditionnelle en Orient

Faisons donc le point, pour l’Orient, sur la dévo­tion mariale ou, pour employer une ter­mi­no­lo­gie moins latine, sur la contem­pla­tion du mys­tère de la « Théotokos » (la Mère de Dieu). Celle-​ci a tou­jours été au cœur de la spi­ri­tua­li­té orien­tale, et l’on n’a jamais hési­té à y for­mu­ler les plus hautes louanges envers elle. La Vierge est tra­di­tion­nel­le­ment hono­rée dans les termes les plus expli­cites en faveur de sa pure­té totale, et impli­ci­te­ment en faveur même de sa « concep­tion imma­cu­lée ». Les témoi­gnages for­mels en faveur de ce dogme sont si nom­breux dans les litur­gies orien­tales qu’ils ont four­ni une matière suf­fi­sante pour écrire des opus­cules consé­quents – citons, par exemple, le prince russe Ivan Gagarine (1814–1882), conver­ti au catho­li­cisme et deve­nu jésuite, qui en 1876 com­po­sa L’Église russe et l’Immaculée Conception : 96 pages qui éta­blissent la recen­sion de toutes les cita­tions sur le sujet dans la litur­gie byzan­tine, mais de façon bien incom­plète puisqu’elles ne s’attachent guère qu’aux sources pro­ve­nant de ce que l’on appe­lait alors la « Petite Russie » (cen­trée sur Kiev).

On pour­rait, à l’appui de notre pro­pos, se conten­ter de citer la prière, très connue de tous ceux qui pra­tiquent de la litur­gie byzan­tine, du « Mégalynaire ». Cette prière est réci­tée pen­dant une grande par­tie de l’année, lors de la divine Liturgie, juste après la consé­cra­tion des saintes espèces ; l’on y chante la « bien­heu­reuse et très pure, plus véné­rable que les ché­ru­bins, incom­pa­ra­ble­ment plus glo­rieuse que les séra­phins… » Et dans bien d’autres hymnes, on trouve des expres­sions non moins équi­voques telles que : « taber­nacle sans souillure, colombe sans tache, temple très saint » …

En plus de la litur­gie, il y a aus­si le témoi­gnage des théo­lo­giens : jusque vers la fin du Moyen-​Âge, des théo­lo­giens grecs ortho­doxes affir­maient avec clar­té et force les pri­vi­lèges de Marie ; citons Isidore arche­vêque de Thessalonique (+ 1393) :

« La Vierge toute chaste, comme il était conve­nable, a seule pu refu­ser de s’appliquer la parole du roi-​prophète et affir­mer d’elle-même : je n’ai pas été conçue dans l’iniquité, et encore : Seule, je n’ai pas été conçue dans le péché par ma mère ; ce pri­vi­lège était com­pris dans les mer­veilles accom­plies pour moi par le Tout-​Puissant » (Migne, Patrologie grecque, t. 139, col. 52).

Réajustements antilatins à l’époque moderne

On est sur­pris alors d’apprendre que, dans la suite des temps, la doc­trine affir­mée par l’orthodoxie a varié, pour fina­le­ment s’opposer à la foi pro­cla­mée par Rome. C’est pour­tant ain­si que les choses se sont pas­sées : jusqu’au 15e siècle, l’immense majo­ri­té des théo­lo­giens orien­taux pro­cla­maient leur foi en la pure­té totale de la Vierge (le terme de « concep­tion imma­cu­lée » se trou­ve­ra même for­mel­le­ment employé à cette époque, dans des ser­mon­naires russes) ; et pour­tant, deux siècles plus tard les Grecs, ayant pris conscience que les Occidentaux sou­te­naient cette doc­trine, s’étaient mis à s’y opposer.

Comme pour tous les sujets concer­nant le monde byzan­tin, le Père assomp­tion­niste Martin Jugie (1878–1954) a creu­sé la ques­tion au 20e siècle, et repé­ré que les Orientaux nous ont pré­cé­dé : cette fête a d’abord été célé­brée litur­gi­que­ment par les Byzantins, bien avant les Latins (sans doute dès le 8e siècle), sous le nom de « Conception de sainte Anne ». Mais le P. Jugie a aus­si éta­bli qu’en fait, c’est bien « dans les livres litur­giques des Grecs, dans les poèmes et les homé­lies des Pères byzan­tins du 7e au 10e siècle que le dogme catho­lique de l’Immaculée Conception trouve ses meilleurs fon­de­ments tra­di­tion­nels ». Pour ce qui suit, nous nous ins­pi­rons en grande par­tie de son article : « L’Immaculée Conception chez les Russes au XVIIe siècle », paru dans la Revue des études byzan­tines, 1909, t. 75, p. 66 sq.

Le pre­mier théo­lo­gien grec à avoir contes­té le pri­vi­lège de la Vierge Marie fut, semble-​t-​il, un pré­lat nom­mé Métrophane Critopoulos (1589–1639), dont la car­rière est sug­ges­tive : avant de deve­nir patriarche grec ortho­doxe d’Alexandrie, il avait été un intime du sul­fu­reux patriarche de Constantinople Cyrille Lucaris, celui-​là même qui, pour lut­ter contre les influences catho­liques, s’appuya sur les pays pro­tes­tants. Dans l’histoire des patriarches byzan­tins, le nom de Cyrille Lucaris reste sur­tout connu pour la pro­fes­sion de foi par­fai­te­ment cal­vi­niste ( !) qu’il se per­mit de publier… Cyrille envoya donc son pro­té­gé Métrophane faire des études en Angleterre et en Allemagne ; et en ce der­nier pays, Métrophane rédi­gea une pro­fes­sion de foi de son Église, où il affir­mait sans rou­gir que l’enseignement offi­ciel de celle-​ci est que le péché ori­gi­nel n’a pas épar­gné la Mère de Dieu ; à l’évidence, ce n’était là que flat­te­rie envers ses hôtes, et non témoi­gnage his­to­ri­que­ment rece­vable… A la fin du 17e siècle néan­moins, cette thèse com­mence à se répandre dans l’enseignement de cer­tains doc­teurs grecs, non sans voix dis­cor­dantes d’ailleurs…

La Russie « ortho­doxe » finit par se mettre à la remorque des théo­lo­giens grecs, quoique tar­di­ve­ment. En Russie mos­co­vite, au milieu du 17e siècle, les auto­ri­tés imi­tèrent l’hostilité que (depuis assez peu de temps donc) les Grecs mani­fes­taient à l’égard de l’Immaculée Conception. Mais à la même époque, en Russie blanche, à Polotsk (la ville dont saint Josaphat avait été arche­vêque), il exis­tait une confré­rie ortho­doxe, approu­vée par l’évêque du lieu en 1651, qui était consa­crée à l’Immaculée Conception. Le fait est très inté­res­sant : dans cette « Russie blanche » ou « Ruthénie » – par­tie occi­den­tale des terres russes, alors en par­tie sou­mise aux monarques polo­nais – les théo­lo­giens ortho­doxes s’opposaient aux Byzantins unis à Rome, assez nom­breux suite au trai­té d’union de Brest (1595 : quatre évêques ortho­doxes ruthènes renoncent au schisme et s’unissent au St-​Siège). Ces théo­lo­giens étaient donc par­ti­cu­liè­re­ment pug­naces et com­pé­tents, pour résis­ter aux « uniates » (comme on les appe­lait péjo­ra­ti­ve­ment) sou­mis au pape, ain­si qu’à leurs cham­pions, les jésuites ensei­gnant dans leurs col­lèges de Pologne. Malgré cet état des choses, ces théo­lo­giens ortho­doxes ruthènes, dans leur Académie ecclé­sias­tique de Kiev, ne s’opposèrent nul­le­ment à l’Immaculée Conception, qu’ils recon­nais­saient pour un élé­ment indis­cu­table de la tra­di­tion de l’ancienne Église. Il nous plaît de citer ce ser­mon (publié en 1674 et 1684) du rec­teur de cette Académie, le Père Lazare Baranovitch, pro­mu ensuite à l’épiscopat dans l’orthodoxie :

« Tous, tant que nous sommes, nous disons cette prière : « J’ai été conçu dans l’iniquité, et ma mère m’a conçu dans le péché » (Ps. 50/​7). Vous êtes la seule, ô Marie, à qui cette prière ne convienne pas, car vous n’avez pas été conçue dans l’iniquité et vous n’êtes pas née dans le péché. Il conve­nait que vous fus­siez conçue sans péché, puisque vous deviez enfan­ter celui qui allait affran­chir le monde de tous les péchés et détruire toutes les ini­qui­tés… Dieu, qui peut tout, ne pouvait-​il pas faire que sa Mère fût conçue sans contrac­ter le péché ori­gi­nel ? Et, s’il a pu le faire, il l’a fait, lui qui fait tout avec sagesse. Il ne conve­nait pas que la Mère du Seigneur fût l’esclave du péché, même pour un peu de temps, elle qui est la pre­mière de toutes les créatures ».

Les Pères Gagarine et Jugie citent d’autres auteurs ortho­doxes ruthènes tout aus­si élo­quents. Parmi les par­ti­sans expli­cites de l’Immaculée Conception, issu des mêmes régions, on doit aus­si citer Dimitri de Rostov (1651–1709), évêque et hagio­graphe très appré­cié, au point d’avoir été lui-​même por­té sur les autels par l’orthodoxie…

Dans le cou­rant du 18e siècle, l’enseignement si expli­cite du Collège ortho­doxe de Kiev finit par s’affadir. Et puis… vint le pape Pie IX, contre lequel l’esprit schis­ma­tique l’emporta et abou­tit, dans l’ensemble du monde dit ortho­doxe – pour une fois uni, mais à bien mau­vais escient -, le refus expli­cite de recon­naître à la Vierge Marie son pri­vi­lège de l’exemption totale du péché, et cela, à l’encontre de la tra­di­tion orien­tale la plus authentique.

État de la question aujourd’hui

Si l’on a la curio­si­té de consul­ter des auteurs ortho­doxes récents, on constate de l’embarras chez cer­tains d’entre eux ; tel, en 1960, le moine ortho­doxe rou­main André Scrima qui, dans l’encyclopédie Catholicisme hier, aujourd’hui, demain (fasc. 21, col. 1284), après avoir loya­le­ment recon­nu la tra­di­tion mariale très forte de l’Orient en faveur de l’Immaculée Conception, écrit ceci : « Un manque de vita­li­té théo­lo­gique aurait-​il empê­ché un appro­fon­dis­se­ment [de cette théo­lo­gie] ana­logue à celui de la théo­lo­gie occi­den­tale ? Ou bien – hypo­thèse plus dou­lou­reuse – les fata­li­tés de la polé­mique auraient-​elles ame­né un dur­cis­se­ment des posi­tions, consé­quence du réflexe de défense et du désir de se défi­nir en s’opposant ? » – C’est bien à cette « hypo­thèse plus dou­lou­reuse » qui nous paraît la bonne, d’après le pano­ra­ma his­to­rique que nous avons tâché de retracer…

Il est vrai que les ortho­doxes pug­naces de notre époque, enhar­dis par la déli­ques­cence ecclé­siale d’après Vatican II, for­mulent les plus fortes des objec­tions à l’Immaculée Conception : non pas d’après les don­nées his­to­riques qui certes ne sont pas en leur faveur, mais d’après quelques rai­son­ne­ments doc­tri­naux, ceux-​ci essen­tiel­le­ment : la Mère du Christ doit avoir par­ta­gé notre nature déchue, être née sous la loi du péché, sinon elle ne ferait pas vrai­ment par­tie de l’humanité, et son Fils, le Christ Sauveur, ne serait pas tota­le­ment humain, ce qui remet­trait en cause la Rédemption… (Citation l’un de ces contro­ver­sistes : « Si Jésus est né d’une mère “par­faite”, cela fausse com­plè­te­ment l’af­fir­ma­tion du Credo « s’est fait homme » ; dès le départ il n’est pas comme nous ! » ) De plus, ajoutent nos contra­dic­teurs, en ce cas la Vierge n’aurait aucun mérite, elle ne serait qu’un pur ins­tru­ment, dépour­vu de libre-​arbitre… Contentons-​nous de rap­pe­ler que la théo­lo­gie catho­lique enseigne que la Vierge Marie a été la pre­mière rache­tée, et qu’elle a été la pre­mière à par­ti­ci­per à la rédemp­tion appor­tée par son Fils ; cette par­ti­ci­pa­tion, elle l’accomplit par son libre arbitre, en répon­dant « Oui » à l’ange de l’Annonciation… Être « mis à part » (comme S. Paul lui aus­si l’a été : cf. Épître aux Romains, I/​1) ne signi­fie nul­le­ment ne plus appar­te­nir à l’humanité qui a besoin de la Rédemption (et pour le coup, la Vierge Marie, Mère de tous les rache­tés, est bien de ce nombre : elle-​même est rache­tée, mais d’avance, en pré­vi­sion de son rôle de Mère du Sauveur). Ainsi, Dieu s’est-il pré­pa­ré une demeure par­faite, une « terre pure » pour prendre une nature humaine par­faite, sem­blable à la nôtre hor­mis le péché – nature humaine par­faite, comme celle dont furent dotés nos pre­miers parents avant la chute – d’où la notion clas­sique (depuis S. Irénée, au IIe siècle) de Marie, « nou­velle Ève »

Concluons avec un autre assomp­tion­niste plus proche de notre époque, le P. Wenger (1919–2009), excellent connais­seur du monde russe (même si, rédac­teur en chef de La Croix, il ne fut pas pré­ci­sé­ment tra­di­tio­na­liste…) – et cela résu­me­ra excel­lem­ment notre propos :

« La croyance en la totale pure­té de la Mère de Dieu anime toute la pié­té mariale de l’Église ortho­doxe de Russie. Elle s’enracine pro­fon­dé­ment dans sa tra­di­tion authen­tique. A l’heure actuelle, il ne manque aux chré­tiens ortho­doxes russes que de l’expliciter de nou­veau. Il est assu­ré­ment para­doxal, et contraire à l’histoire, de faire de l’Immaculée Conception de la Mère de Dieu une cause de séparation ».

Source : image Creative Commons CC BY-​NC-​SA 4.0

Fraternité de la Transfiguration