Fils de France

L’amour de la Patrie est-​il un amour chré­tien ? Réflexions sur le 2e Principe du Scoutisme. 

En 2021, des mili­taires ont lan­cé un cri d’a­larme : ils s’in­quié­taient pour la France. Ils crai­gnaient que notre pays ne sombre dans la dis­corde, la divi­sion, la guerre civile enfin. Affirmant que l’ar­mée est le der­nier recours contre le chaos, ils lan­çaient un appel pour évi­ter d’en arri­ver à cette extré­mi­té. Naturellement, cer­tains ont aus­si­tôt pous­sé les hauts cris, dénon­cé une menace de putsch, condam­né une dérive fas­ci­sante. Tant le patrio­tisme a aujourd’­hui mau­vaise presse. Ceux qui aiment la France et s’a­larment pour son ave­nir sont suspects.

Ne sommes-​nous pas « citoyens du monde » ? disent les bonnes consciences sou­dain muées en juges inflexibles. Préférer son pays, c’est haïr celui des autres. Toutes les guerres pro­viennent du natio­na­lisme hideux, de la bête immonde au ventre tou­jours fécond, sans cesse prête à semer la dis­corde entre les peuples. Plutôt que de s’entre-​déchirer, les hommes, enfin réunis par les moyens modernes de com­mu­ni­ca­tion, doivent s’en­tendre pour fon­der une fra­ter­ni­té uni­ver­selle qui met­tra fin aux conflits et pro­cu­re­ra le bon­heur de tous. Se pré­oc­cu­per des pro­blèmes de son pays, quand le monde est confron­té aux défis pla­né­taires du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, de la sur­po­pu­la­tion, de l’é­pui­se­ment des res­sources, de la pan­dé­mie, quel égoïsme, quelle incons­cience ! L’avenir n’est plus aux nations, mais aux ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales qui réa­li­se­ront un jour l’u­nion de tous les peuples ! C’est là la marche iné­luc­table du Progrès ! Non à la haine, oui à l’a­mour ! Non à la guerre, oui à la paix ! Non à la riva­li­té, oui à la fraternité !

Ce dis­cours auquel nous sommes si habi­tués que nous n’o­sons même plus nous y oppo­ser, a un gros défaut : il est tota­le­ment irréa­liste. Le monde par­fait a le même pro­blème que l’Homme idéal ou la beau­té abso­lue : il n’existe pas (met­tons de côté pour l’ins­tant le monde sur­na­tu­rel, puisque la plu­part de ces Messieurs ont choi­si de l’i­gno­rer). Les rêveurs de la Fraternité uni­ver­selle sont les mêmes qui s’a­vèrent inca­pables de main­te­nir un sem­blant de cohé­sion sociale autour d’eux. Contre la ten­ta­tion de la tête dans les nuages, les faits bien concrets cités par nos mili­taires inquiets font dou­lou­reu­se­ment mouche.

Contre cette ten­ta­tion de l’i­déa­lisme, nous avons le bon sens et la sim­pli­ci­té de nos Principes : Le Scout est fils de France et bon citoyen. Ce qui est l’exact contraire du citoyen du monde dont il était ques­tion quelques lignes plus haut.

Le Français est à la France ce que le fils est à sa mère : sans elle, il ne serait rien. 

Le Scout est fils : la logique élé­men­taire nous indique que la France est sa mère. Le bon sens ajoute aus­si­tôt qu’il s’a­git d’une image, et la bonne vieille théo­lo­gie pré­cise même d’une ana­lo­gie. Le Français est à la France ce que le fils est à sa mère : sans elle, il ne serait rien. D’elle, il a tout reçu : la vie, l’é­du­ca­tion, la nour­ri­ture, le gîte, la sécu­ri­té… Un homme sans patrie est comme un enfant sans mère, il traîne toute sa vie des dés­équi­libres qu’il lui fau­dra sur­mon­ter – et qu’il ne pour­ra du reste pas sur­mon­ter tout seul. Ce qui fait du citoyen comme du fils un être fon­da­men­ta­le­ment recon­nais­sant, por­teur d’une dette qu’il ne pour­ra jamais rem­bour­ser intégralement.

C’est le fon­de­ment même de la ver­tu de pié­té filiale, telle que l’ex­pose saint Thomas au trai­té de la Justice de la Somme théo­lo­gique. Et il pré­cise que cette pié­té s’é­tend à la patrie, avec les ajus­te­ments qui s’im­posent. Vis-​à-​vis de notre pays, nous avons des devoirs avant d’a­voir des droits. « Ne vous deman­dez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-​vous ce que vous pou­vez faire pour votre pays » disait Winston Churchill. De même que nous devons hono­rer et res­pec­ter notre mère, nous devons hono­rer et res­pec­ter la patrie dans laquelle Dieu nous a fait vivre. Être fils de France, c’est donc être bon citoyen, c’est donc être prêt à rendre à la France un peu de ce que nous avons reçu d’elle. Et éven­tuel­le­ment ris­quer notre vie à son ser­vice, tout comme nous l’ex­po­se­rions joyeu­se­ment pour celle à qui nous devons le jour.

Ne vous deman­dez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-​vous ce que vous pou­vez faire pour votre pays.

Winston Churchill

Certains rica­ne­ront : au tour du Scoutisme (et de saint Thomas) de som­brer dans l’i­déa­lisme. Comment res­pec­ter et hono­rer la patrie, source de tant de maux et de détresses ? La France, c’est aus­si celle qui a envoyé des mil­lions de ses enfants dans la boue et le sang des tran­chées. Celle qui s’est cou­verte de honte en bien des épi­sodes de son his­toire. Celle qui a déca­pi­té à tour de bras sous la Terreur, qui a pour­chas­sé les prêtres, expul­sé l’Église du domaine public, qui s’a­charne à pro­mul­guer des lois anti-​naturelles. Y aurait-​il une patrie idéale qu’on honore et une patrie réelle qu’on cri­tique ? Eh bien, l’a­na­lo­gie vaut tou­jours. Car, c’est vrai, il y a des patries qui pèchent, tout comme il y a de mau­vaises mères. Plus encore, toutes les nations comme toutes les mères ont des défauts, et leurs fils les connaissent bien. Mais cela ne sup­prime pas pour autant la dette ini­tiale. Une mau­vaise mère vaut mieux que pas de mère du tout – on n’exis­te­rait même pas. Et un des rôles de la pié­té filiale consiste aus­si à faire pas­ser au second plan les défauts, en s’ap­pli­quant à voir les qua­li­tés. Rappelons-​nous le tou­chant épi­sode du man­teau de Noé. Le sain réa­lisme de la vraie cha­ri­té nous enseigne pré­ci­sé­ment à aimer mal­gré les défauts, sans les nier, mais en sachant les mettre à leur place – voire en les com­bat­tant quand c’est possible.

C’est la rai­son pour laquelle l’Église exige que nous res­pec­tions l’État. « Honorez César » disait saint Pierre dans son Épître, au moment où César s’ap­pe­lait Néron… lequel finit tout de même par envoyer le pre­mier Pape au mar­tyre. Certes, comme le disait le même saint Pierre, « il vaut mieux obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes », mais seule­ment dans le cas où l’État exige que nous com­met­tions un péché – d’i­do­lâ­trie notam­ment. Exactement comme nous devons obéir à nos parents. Par consé­quent, nous devons aux ins­ti­tu­tions un res­pect de prin­cipe, quels que soient le mérite per­son­nel et la conduite de ceux qui en occupent les charges. Ils ne sont pas à la hau­teur de leur tâche ? La belle affaire ! Empêcheront-​ils les des­seins de la Providence de se réa­li­ser ? Et nous, sommes-​nous à la hau­teur de notre voca­tion de chré­tien ? Pouvons-​nous vrai­ment leur jeter la pierre ?

Reste la ques­tion du natio­na­lisme. Un chré­tien doit aimer son pays, c’est enten­du, mais doit-​il vrai­ment le pré­fé­rer à tous les autres ? L’Église est uni­ver­selle, elle cherche à répandre la paix entre les peuples, à réa­li­ser le règne de la cha­ri­té, et Dieu sait qu’elle a bataillé sou­vent contre les princes qui cher­chaient sans cesse à se faire la guerre ! Encore une fois, reve­nons à notre ana­lo­gie : aimer sa mère signifie-​t-​il haïr celle des autres ? De même qu’on peut par­fai­te­ment avoir pour sa mère un amour de pré­di­lec­tion qui la dis­tingue entre toutes, sans pour autant deve­nir source de conflit ou de haine, le patrio­tisme nous pous­se­ra à exal­ter les beau­tés de notre pays sans dimi­nuer celles qui existent ailleurs. L’Évangile nous demande bel et bien d’ai­mer notre pro­chain, c’est-​à-​dire d’a­bord celui qui nous est proche. Notre cha­ri­té doit donc por­ter d’a­bord sur ceux qui nous entourent, et il est nor­mal qu’elle soit plus vive envers ceux avec qui nous avons le plus en com­mun. La cha­ri­té n’in­ter­dit pas d’ai­mer sa mère plus que celle du voi­sin. Pas plus que de sou­te­nir l’é­quipe spor­tive de son pays ! Qui sou­tien­drait que la com­pé­ti­tion spor­tive ali­mente la haine entre les peuples ? Le mépris, l’a­ni­mo­si­té, sont des sen­ti­ments à com­battre en tant que tels et non en sup­pri­mant tout amour de pré­fé­rence. Et Jésus lui-​même n’a-​t-​il pas pleu­ré sur Jérusalem ?

Bien au contraire, l’a­mour se fonde sur la recon­nais­sance du bien pré­sent chez autrui. Comment pourrai-​je le décou­vrir chez mon « loin­tain » si je suis obli­gé de le nier dans le pro­chain ? Apprécier les qua­li­tés des Américains ou des Patagons sup­pose que je puisse les com­pa­rer à celles que je connais déjà chez les Français. Mais par­tir d’une éga­li­té de prin­cipe des peuples et des cultures conduit à les réduire au même niveau, et fina­le­ment à nier leurs dif­fé­rences même légi­times. Seul celui qui n’a pas de mère peut aimer toutes les mères indif­fé­rem­ment… C’est-​à-​dire leur être tota­le­ment indif­fé­rent. Voilà le drame de la « can­cel culture », qui abo­lit fina­le­ment toute culture, c’est-​à-​dire tout rem­part contre la barbarie.

Seul celui qui n’a pas de mère peut aimer toutes les mères indifféremment.

« Le Scout est fils de France », déclare le 2e Principe du Scoutisme, or on n’est pas fils d’une idée, fût-​elle géné­reuse. Non, on n’est pas Français dès lors qu’on a reçu un rec­tangle de plas­tique frap­pé d’un tam­pon offi­ciel ! On n’est pas Français dès lors qu’on adhère aux « valeurs fon­da­men­tales de la République » que du reste nul n’ar­rive à défi­nir clai­re­ment ! Autrement, Louis XIV ne serait pas Français… On est fils d’une mère réelle, concrète, char­nelle. La France n’est pas une uto­pie à créer. Elle est sous nos pieds, elle gèle en hiver et fleu­rit au prin­temps, elle nous abrite, nous nour­rit, nous enseigne. Elle est la somme des efforts de dizaines de géné­ra­tions, la Patrie, le bien de nos pères. Et il faut bien mal la connaître, bien mal l’ai­mer pour ima­gi­ner que nous pour­rons sans peine faire mieux qu’eux. Comme tout héri­tage, on ne le choi­sit pas – pas plus qu’on ne choi­sit sa mère. Mais on peut au moins s’ef­for­cer d’en être digne, et de le trans­mettre de notre mieux.

Nous à qui la Providence a accor­dé la grâce d’être Français, nous avons la chance de pou­voir invo­quer la sainte de la Patrie, notre chère Jeanne d’Arc, que nous fêtions il y a quelques jours. Elle nous a mon­tré qu’on pou­vait mou­rir mar­tyr pour son pays, sur l’ordre for­mel du Ciel. Est-​ce vrai­ment para­doxal qu’elle soit si popu­laire dans les églises catho­liques du monde entier ? N’est-​ce pas plu­tôt que le bon sens chré­tien sait bien que l’a­mour de la Patrie ne dimi­nue pas l’a­mour de Dieu et du prochain ?

Source : Sachem, mai 2021.