Une triple raison de faire le Carême

The Temptation of Christ; Simon Bening (Flemish, about 1483 - 1561); Bruges, Belgium; about 1525–1530; Tempera colors, gold paint, and gold leaf on parchment; Leaf: 16.8 × 11.4 cm (6 5/8 × 4 1/2 in.); Ms. Ludwig IX 19, fol. 62v

C’est parce que nous avons en nous la triple concu­pis­cence que nous devrons avoir trois types de péni­tence : la prière, le jeûne, l’aumône.

Il est très utile, en ce début de Carême, de tirer les leçons de la triple ten­ta­tion de Notre-​Seigneur au désert. Par cet épi­sode, le Verbe incar­né oblige le démon à sor­tir de l’ombre, à dévoi­ler son jeu. On remar­que­ra ain­si que le ten­ta­teur attend pour agir le moment favo­rable, c’est-à-dire un pas­sage de fai­blesse chez l’homme : il appa­raît quand le Fils de l’homme eut faim (Mt 4, 2). Soyons donc vigi­lants dans les moments de stress, de contra­rié­té, et même de… jeûne.

Remarquons encore que le démon attaque trois fois ; ce n’est pas un hasard. Cette intel­li­gence angé­lique sait qu’il y avait dans l’homme, avant le péché ori­gi­nel, une triple har­mo­nie. C’est ce qu’explique le théo­lo­gien Garrigou-​Lagrange dans son ouvrage Les trois âges de la vie inté­rieure. La pre­mière har­mo­nie se consta­tait entre l’âme humaine et Dieu : l’âme créée par Dieu, à sa res­sem­blance, était toute tour­née vers Dieu. La deuxième har­mo­nie se véri­fiait entre l’âme humaine et le corps. Comme l’âme était par­fai­te­ment sou­mise à Dieu, elle avait l’empire sur son corps. Enfin la troi­sième har­mo­nie se trou­vait entre le corps et les biens exté­rieurs. Le corps n’était pas esclave des biens exté­rieurs ; ils étaient vus comme des moyens, non comme une fin.

Avec le péché ori­gi­nel, la pre­mière har­mo­nie, entre l’âme et Dieu, a été bri­sée. L’âme s’est détour­née de Dieu ; c’est la défi­ni­tion même du péché. Et parce que cette har­mo­nie s’est bri­sée, les deux autres ont aus­si été remises en ques­tion. Comme disait un vieux prêtre d’expérience : « Qu’est-ce que l’homme s’abîme à vou­loir s’écarter du bon Dieu ! » La deuxième har­mo­nie, entre l’âme et le corps, a en effet dis­pa­ru : l’âme n’a plus l’empire sur le corps et les pas­sions, elle a au contraire ten­dance à être diri­gée par eux. Quant à la troi­sième har­mo­nie, entre le corps et les biens exté­rieurs, elle a volé en éclats. Le corps est deve­nu esclave des biens exté­rieurs qui le détournent de Dieu. L’homme char­nel vit pour accu­mu­ler les biens maté­riels, il se com­porte un peu comme s’il ne devait jamais mou­rir. Il oublie Dieu et son salut.

Saint Jean a évo­qué ce triple désordre. Il parle de la concu­pis­cence de la chair, la concu­pis­cence des yeux, et l’orgueil de la vie (1 Jn 2, 16). Ou, si l’on pré­fère résu­mer cela en trois mots-​clés : la chair, l’argent, l’orgueil. Ce sont désor­mais trois failles dans l’être humain bles­sé par le péché ori­gi­nel. Et cela explique pour­quoi le démon, qui ne sait pas exac­te­ment qui est Notre-​Seigneur, va employer trois sortes de ten­ta­tion. Il com­mence par dire : ordonne que ces pierres deviennent des pains (Mt 4, 3). Le démon vise ici la pre­mière faille pos­sible chez un homme : la concu­pis­cence de la chair ou la satis­fac­tion des sens. Notre-​Seigneur répond par l’Écriture : L’homme ne vit pas seule­ment de pain (Mt 4, 4). C’est-à-dire : le pain ne suf­fit pas à nour­rir l’homme tout entier. Ludolphe le Chartreux, dans sa Vie de Jésus Christ, écrit : « À quoi bon prendre ces pierres pour en faire du pain ? La volon­té divine ne peut-​elle pas me nour­rir secrè­te­ment et mira­cu­leu­se­ment d’une autre manière ? »

Lors de la deuxième ten­ta­tion, le démon dit à Notre Seigneur : Jette-​toi en bas. Car il est écrit : Il don­ne­ra pour vous des ordres à ses anges et ils vous pren­dront sur leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre une pierre (Mt 4, 6). Le Malin vise ici la deuxième faille pos­sible : l’orgueil, la vaine gloire. C’est un peu comme s’il disait : « Si vous faites cela, si vous sau­tez et que les anges vous pro­tègent visi­ble­ment, ima­gi­nez ce qu’on dira de vous… » Ludolphe le Chartreux remarque que le démon cite ici l’Écriture, mais il le fait à faux et d’une manière incom­plète, ain­si qu’il appar­tient au père du men­songe et de l’hérésie. Il se garde de citer tout le psaume 90, notam­ment quand il dit : Vous mar­che­rez sur l’aspic et le basi­lic (Ps 90, 13). Ici, Notre-​Seigneur triomphe du démon une nou­velle fois sans opé­rer de pro­diges. Il montre que nous pou­vons en faire autant, par la patience et la doc­trine. Les Pères de l’Église remarquent encore que le démon essaie de per­sua­der toute âme fidèle de se jeter. Mais il ne peut la pré­ci­pi­ter, à moins qu’elle n’y consente. Il dit : jette-​toi en bas, c’est-à-dire « perdez-​vous vous-​même. » Et c’est là l’aveu de son impuissance.

Enfin, lors de la troi­sième ten­ta­tion, Satan pro­met de don­ner tous les royaumes du monde avec leur gloire (Mt 4, 9). Il vise la troi­sième faille : la concu­pis­cence des yeux, l’argent. Et Notre-​Seigneur, qui s’appuie tou­jours sur l’Écriture, riposte que c’est Dieu seul qu’il faut ser­vir (Mt 4, 10). Le ser­vi­teur de Dieu sait que les richesses visibles n’ont qu’un temps et que les invi­sibles sont éter­nelles. Notons ce que dit le ten­ta­teur : toutes ces richesses sont à vous si, tom­bant, vous m’adorez. Ludolphe le Chartreux com­mente : « Tomber, voi­là la route par laquelle on par­vient au faîte des gloires humaines. »

Quelle riposte pourra-​t-​on oppo­ser au démon ? Par suite du péché ori­gi­nel, il y a trois désordres en nous ; il y aura donc trois grands types de péni­tence. L’orgueil pousse à l’indépendance vis-​à-​vis de Dieu ; on mon­tre­ra notre dépen­dance par la prière. Par la concu­pis­cence de la chair, le corps et les pas­sions veulent gou­ver­ner ; par le jeûne, on les affai­bli­ra, pour mieux les maî­tri­ser. Enfin la concu­pis­cence des yeux pousse à accu­mu­ler les biens exté­rieurs ; on s’en déta­che­ra par l’aumône. C’est donc parce que nous avons en nous la triple concu­pis­cence que nous devrons avoir trois types de péni­tence : la prière, le jeûne, l’aumône.

Pour la prière, avant d’en faire plus pen­dant ce Carême, il sera bon de prendre le temps de bien prier, avec atten­tion, sans tom­ber dans la rou­tine. Pour le jeûne, on pour­ra faire des efforts sur la nour­ri­ture et la bois­son, mais on pour­ra aus­si faire le jeûne de cer­taines infor­ma­tions et d’internet. On gagne­ra du temps, que l’on pour­ra mettre à pro­fit en fai­sant une bonne lec­ture spi­ri­tuelle. Quant à l’aumône, n’oublions pas qu’elle ne consiste pas seule­ment à don­ner son argent, mais aus­si un peu de son temps pour sou­la­ger les misères spi­ri­tuelles et cor­po­relles de notre prochain.

Ludolphe le Chartreux ajoute une remarque : à cette triple attaque, le Sauveur répond par trois brèves sen­tences tirées des Écritures, qui ren­versent cet antique ser­pent, comme le jeune ber­ger David ren­ver­sa le géant Goliath par de petites pierres ramas­sées dans le lit du tor­rent. Que cela nous incite à lire dans notre mis­sel les pas­sages d’Écriture propres à chaque jour de Carême. Ils nous encou­ra­ge­ront à faire péni­tence dans les trois domaines que nous venons d’indiquer. Le mer­cre­di des cendres, en effet, Notre Seigneur dit : Quand vous jeû­nez, ne pre­nez pas un air triste (Mt 6, 16). Le jeu­di sui­vant, la prière d’Ézéchias lui obtient quinze années de vie sup­plé­men­taire (Is 38, 2–5). Enfin, le ven­dre­di, Notre-​Seigneur nous dit de faire l’aumône en secret. Et II ajoute cette parole encou­ra­geante : Ton Père, qui voit dans le secret, te le ren­dra. (Mt 6, 4).

Source : Lou Pescadou n°219