Le pape François parle de ses relations avec la FSSPX dans un entretien à La Croix du 16 mai 2016


Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.

Extrait de l’in­ter­view que le pape a accor­dé à Guillaume Goubert, direc­teur de « La Croix » et à Sébastien Maillard, envoyé spé­cial à Rome, le 16 mai 2016.

Le pape François aborde les sujets concer­nant la France et la Laïcité, le pro­blème du car­di­nal Barbarin et des scan­dales pédo­philes, les rela­tions entre Rome et la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X et un long cha­pitre sur l’e­glise et l’im­mi­gra­tion et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur sa vision de l’islam.

La Porte Latine.

La Croix : Que repré­sente la France pour vous ?

Pape François : (en fran­çais) La fille aînée de l’Église… mais pas la plus fidèle ! (rires) Dans les années 1950, on disait aus­si « France, pays de mis­sion ». En ce sens, elle est une péri­phé­rie à évan­gé­li­ser. Mais il faut être juste avec la France. L’Église y pos­sède une capa­ci­té créa­trice. La France est aus­si une terre de grands saints, de grands pen­seurs : Jean Guitton, Maurice Blondel, Emmanuel Levinas – qui n’était pas catho­lique –, Jacques Maritain. Je pense éga­le­ment à la pro­fon­deur de la littérature.

J’apprécie aus­si com­ment la culture fran­çaise a impré­gné la spi­ri­tua­li­té jésuite par rap­port au cou­rant espa­gnol, plus ascé­tique. Le cou­rant fran­çais, qui a com­men­cé avec Pierre Favre, tout en insis­tant tou­jours sur le dis­cer­ne­ment de l’esprit, donne une autre saveur. Avec les grands spi­ri­tuels fran­çais : Louis Lallemant, Jean-​Pierre de Caussade. Et avec les grands théo­lo­giens fran­çais, qui ont tant aidé la Compagnie de Jésus : Henri de Lubac et Michel de Certeau (1). Ces deux der­niers me plaisent beau­coup : deux jésuites qui sont créa­tifs. En somme, voi­là ce qui me fas­cine avec la France. D’un côté, cette laï­ci­té exa­gé­rée, l’héritage de la Révolution fran­çaise et, de l’autre, tant de grands saints.

La Croix : Quel est celui ou celle que vous préférez ?

Pape François : Sainte Thérèse de Lisieux.

La Croix : Vous avez pro­mis de venir en France. Quand un tel voyage serait-​il envisageable ?

Pape François : J’ai reçu il y a peu une lettre d’invitation du pré­sident François Hollande. La Conférence épis­co­pale m’a aus­si invi­té. Je ne sais pas quand aura lieu ce voyage car l’année pro­chaine est élec­to­rale en France et, en géné­ral, la pra­tique du Saint-​Siège est de ne pas accom­plir un tel dépla­ce­ment en cette période. L’an der­nier, quelques hypo­thèses ont com­men­cé à être émises en vue d’un tel voyage, com­pre­nant un pas­sage à Paris et dans sa ban­lieue, à Lourdes et par une ville où aucun pape ne s’est ren­du, Marseille par exemple, qui repré­sente une porte ouverte sur le monde.

La Croix : L’Église en France connaît une grave crise des voca­tions sacer­do­tales. Comment faire aujourd’hui avec si peu de prêtres ?

Pape François : La Corée offre un exemple his­to­rique. Ce pays a été évan­gé­li­sé par des mis­sion­naires venus de Chine qui y sont ensuite repar­tis. Puis, durant deux siècles, la Corée a été évan­gé­li­sée par des laïcs. C’est une terre de saints et de mar­tyrs avec aujourd’hui une Église forte. Pour évan­gé­li­ser, il n’y a pas néces­sai­re­ment besoin de prêtres. Le bap­tême donne la force d’évangéliser. Et l’Esprit Saint, reçu au bap­tême, pousse à sor­tir, à por­ter le mes­sage chré­tien, avec cou­rage et patience.

C’est l’Esprit Saint le pro­ta­go­niste de ce que fait l’Église, son moteur. Trop de chré­tiens l’ignorent. Un dan­ger à l’inverse pour l’Église est le clé­ri­ca­lisme. C’est un péché qui se com­met à deux, comme le tan­go ! Les prêtres veulent clé­ri­ca­li­ser les laïcs et les laïcs demandent à être clé­ri­ca­li­sés, par faci­li­té. À Buenos Aires, j’ai connu de nom­breux bons curés qui, voyant un laïc capable, s’exclamaient aus­si­tôt : « Faisons-​en un diacre ! » Non, il faut le lais­ser laïc. Le clé­ri­ca­lisme est en par­ti­cu­lier impor­tant en Amérique latine. Si la pié­té popu­laire y est forte, c’est jus­te­ment parce qu’elle est la seule ini­tia­tive des laïcs qui ne soit pas clé­ri­cale. Elle reste incom­prise du clergé.

La Croix : L’Église en France, en par­ti­cu­lier à Lyon, est actuel­le­ment frap­pée par des scan­dales de pédo­phi­lie remon­tant du pas­sé. Que doit-​elle faire devant cette situation ?

Pape François : Il est vrai qu’il n’est pas facile de juger des faits après des décen­nies, dans un autre contexte. La réa­li­té n’est pas tou­jours claire.

Mais pour l’Église, en ce domaine, il ne peut y avoir de pres­crip­tion. Par ces abus, un prêtre qui a voca­tion de conduire vers Dieu un enfant le détruit. Il dis­sé­mine le mal, le res­sen­ti­ment, la dou­leur. Comme avait dit Benoît XVI, la tolé­rance doit être de zéro.

D’après les élé­ments dont je dis­pose, je crois qu’à Lyon, le car­di­nal Barbarin a pris les mesures qui s’imposaient, qu’il a bien pris les choses en main. C’est un cou­ra­geux, un créa­tif, un mis­sion­naire. Nous devons main­te­nant attendre la suite de la pro­cé­dure devant la jus­tice civile.

La Croix : Le car­di­nal Barbarin ne doit donc pas démissionner ?

Pape François : Non, ce serait un contre­sens, une impru­dence. On ver­ra après la conclu­sion du pro­cès. Mais main­te­nant, ce serait se dire coupable.

Partie concernant la FSSPX

La Croix : Vous avez reçu, le 1er avril der­nier, Mgr Bernard Fellay, supé­rieur géné­ral de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie‑X. La réin­té­gra­tion des lefeb­vristes dans l’Église est-​elle de nou­veau envisagée ?

Pape François : À Buenos Aires, j’ai tou­jours par­lé avec eux. Ils me saluaient, me deman­daient une béné­dic­tion à genoux. Ils se disent catho­liques. Ils aiment l’Église. Mgr Fellay est un homme avec qui on peut dia­lo­guer. Ce n’est pas le cas d’autres élé­ments un peu étranges, comme Mgr Williamson, ou d’autres qui se sont radi­ca­li­sés. Je pense, comme je l’avais for­mu­lé en Argentine, que ce sont des catho­liques en che­min vers la pleine com­mu­nion. Durant cette Année de la misé­ri­corde, il m’a sem­blé que je devais auto­ri­ser leurs confes­seurs à par­don­ner le péché d’avortement. Ils m’ont remer­cié de ce geste. Avant, Benoît XVI, qu’ils res­pectent beau­coup, avait libé­ra­li­sé la messe selon le rite tri­den­tin. On dia­logue bien, on fait un bon travail.

La Croix : Seriez-​vous prêt à leur accor­der un sta­tut de pré­la­ture personnelle ?

Pape François : Ce serait une solu­tion pos­sible mais aupa­ra­vant, il faut éta­blir un accord fon­da­men­tal avec eux. Le concile Vatican II a sa valeur. On avance len­te­ment, avec patience.

La Croix : Vous avez convo­qué deux Synodes sur la famille. Ce long pro­ces­sus a‑t-​il, selon vous, chan­gé l’Église ?

Pape François : C’est un pro­ces­sus com­men­cé par le consis­toire (de février 2014, NDLR) intro­duit par le car­di­nal Kasper, avant un Synode extra­or­di­naire en octobre la même année, sui­vi d’un an de réflexion et d’un Synode ordi­naire. Je crois que nous sommes tous sor­tis de ce pro­ces­sus dif­fé­rents de lorsque nous y sommes entrés. Moi également.

Dans l’exhortation post-​synodale (Amoris lae­ti­tia, avril 2016, NDLR), j’ai cher­ché à res­pec­ter au maxi­mum le Synode. Vous n’y trou­ve­rez pas des pré­ci­sions cano­niques sur ce qu’on peut ou doit faire ou non. C’est une réflexion sereine, paci­fique, sur la beau­té de l’amour, com­ment édu­quer les enfants, se pré­pa­rer au mariage… Elle valo­rise des res­pon­sa­bi­li­tés qui pour­raient être accom­pa­gnées par le Conseil pon­ti­fi­cal pour les laïcs, sous la forme de lignes directrices.

Au-​delà de ce pro­ces­sus, nous devons pen­ser à la véri­table syno­da­li­té, du moins à ce que signi­fie la syno­da­li­té catho­lique. Les évêques sont cum Pietro, sub Pietro (avec le suc­ces­seur de Pierre et sous le suc­ces­seur de Pierre, NDLR). Ceci dif­fère de la syno­da­li­té ortho­doxe et de celle des Églises gréco-​catholiques, où le patriarche ne compte que pour une voix.

Le concile Vatican II donne un idéal de com­mu­nion syno­dale et épis­co­pale. On doit encore le faire gran­dir, y com­pris au niveau parois­sial au regard de ce qui est pres­crit. Il y a des paroisses qui ne sont dotées ni d’un conseil pas­to­ral ni d’un conseil des affaires éco­no­miques alors que le code de droit cano­nique les y oblige. La syno­da­li­té se joue là aussi.

La Croix : Dans vos dis­cours sur l’Europe, vous évo­quez les « racines » du conti­nent, sans jamais pour autant les qua­li­fier de chré­tiennes. Vous défi­nis­sez plu­tôt « l’identité euro­péenne » comme « dyna­mique et mul­ti­cul­tu­relle ». Selon vous, l’expression de « racines chré­tiennes » est inap­pro­priée pour l’Europe ?

Pape François : Il faut par­ler de racines au plu­riel car il y en a tant. En ce sens, quand j’entends par­ler des racines chré­tiennes de l’Europe, j’en redoute par­fois la tona­li­té, qui peut être triom­pha­liste ou ven­ge­resse. Cela devient alors du colo­nia­lisme. Jean-​Paul II en par­lait avec une tona­li­té tran­quille. L’Europe, oui, a des racines chré­tiennes. Le chris­tia­nisme a pour devoir de les arro­ser, mais dans un esprit de ser­vice comme pour le lave­ment des pieds. Le devoir du chris­tia­nisme pour l’Europe, c’est le ser­vice. Erich Przywara, grand maître de Romano Guardini et de Hans Urs von Balthasar, nous l’enseigne : l’apport du chris­tia­nisme à une culture est celui du Christ avec le lave­ment des pieds, c’est-à-dire le ser­vice et le don de la vie. Ce ne doit pas être un apport colonialiste.

La Croix : Vous avez posé un geste fort en rame­nant des réfu­giés de Lesbos à Rome le 16 avril der­nier. Mais l’Europe peut-​elle accueillir tant de migrants ?

Pape François : C’est une ques­tion juste et res­pon­sable parce qu’on ne peut pas ouvrir grand les portes de façon irra­tion­nelle. Mais la ques­tion de fond à se poser est pour­quoi il y a tant de migrants aujourd’hui. Quand je suis allé à Lampedusa, il y a trois ans, ce phé­no­mène com­men­çait déjà.

Le pro­blème ini­tial, ce sont les guerres au Moyen-​Orient et en Afrique et le sous-​développement du conti­nent afri­cain, qui pro­voque la faim. S’il y a des guerres, c’est parce qu’il y a des fabri­cants d’armes – ce qui peut se jus­ti­fier pour la défense – et sur­tout des tra­fi­quants d’armes. S’il y a autant de chô­mage, c’est à cause du manque d’investissements pou­vant pro­cu­rer du tra­vail, comme l’Afrique en a tant besoin.

Cela sou­lève plus lar­ge­ment la ques­tion d’un sys­tème éco­no­mique mon­dial tom­bé dans l’idolâtrie de l’argent. Plus de 80 % des richesses de l’humanité sont aux mains d’environ 16 % de la popu­la­tion. Un mar­ché com­plè­te­ment libre ne fonc­tionne pas. Le mar­ché en soi est une bonne chose mais il lui faut, en point d’appui, un tiers, l’État, pour le contrô­ler et l’équilibrer. Ce qu’on appelle l’économie sociale de marché.

Revenons aux migrants. Le pire accueil est de les ghet­toï­ser alors qu’il faut au contraire les inté­grer. À Bruxelles, les ter­ro­ristes étaient des Belges, enfants de migrants, mais ils venaient d’un ghet­to. À Londres, le nou­veau maire (Sadiq Khan, fils de Pakistanais, musul­man, NDLR) a prê­té ser­ment dans une cathé­drale et sera sans doute reçu par la reine. Cela montre pour l’Europe l’importance de retrou­ver sa capa­ci­té d’intégrer. Je pense à Grégoire le Grand (pape de 590 à 604, NDLR), qui a négo­cié avec ceux qu’on appe­lait les bar­bares, qui se sont ensuite intégrés.

Cette inté­gra­tion est d’autant plus néces­saire aujourd’hui que l’Europe connaît un grave pro­blème de déna­ta­li­té, en rai­son d’une recherche égoïste de bien-​être. Un vide démo­gra­phique s’installe. En France tou­te­fois, grâce à la poli­tique fami­liale, cette ten­dance est atténuée.

La Croix : La crainte d’accueillir des migrants se nour­rit en par­tie d’une crainte de l’islam. Selon vous, la peur que sus­cite cette reli­gion en Europe est-​elle justifiée ?

Pape François : Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui une peur de l’islam, en tant que tel, mais de Daech et de sa guerre de conquête, tirée en par­tie de l’islam. L’idée de conquête est inhé­rente à l’âme de l’islam, il est vrai. Mais on pour­rait inter­pré­ter, avec la même idée de conquête, la fin de l’Évangile de Matthieu, où Jésus envoie ses dis­ciples dans toutes les nations.

Devant l’actuel ter­ro­risme isla­miste, il convien­drait de s’interroger sur la manière dont a été expor­té un modèle de démo­cra­tie trop occi­den­tale dans des pays où il y avait un pou­voir fort, comme en Irak. Ou en Libye, à la struc­ture tri­bale. On ne peut avan­cer sans tenir compte de cette culture. Comme disait un Libyen il y a quelque temps : « Autrefois, nous avions Kadhafi, main­te­nant, nous en avons 50 ! »

Sur le fond, la coexis­tence entre chré­tiens et musul­mans est pos­sible. Je viens d’un pays où ils coha­bitent en bonne fami­lia­ri­té. Les musul­mans y vénèrent la Vierge Marie et saint Georges. Dans un pays d’Afrique, on m’a rap­por­té que pour le Jubilé de la misé­ri­corde, les musul­mans font lon­gue­ment la queue à la cathé­drale pour pas­ser la porte sainte et prier la Vierge Marie. En Centrafrique, avant la guerre, chré­tiens et musul­mans vivaient ensemble et doivent le réap­prendre aujourd’hui. Le Liban aus­si montre que c’est possible.

Propos recueillis par Guillaume Goubert et Sébastien Maillard (à Rome)

Sources : La Croix/​La Porte Latine du 17 mai 2016

Note de La Porte Latine

(1) Lire : Un maître du futur pape : Michel de Certeau, par l’ab­bé Thierry Legrand