Encouragements à la fidélité – La primauté de la doctrine, par les capucins de Morgon – Mars-​avril 2015

Bien chers tertiaires,

Au début de ce saint temps de carême, l’Église, dans l’of­fice divin, nous rap­pe­lait ces paroles de saint Paul : « Nous vous exhor­tons à ne
pas rece­voir en vain la grâce de Dieu. Il dit en effet : « Au temps favo­rable je t’ai exau­cé, et au jour du salut je t’ai secouru.»(1) Le voi­ci à pré­sent ce temps bien pro­pice ; le voi­ci à pré­sent le jour du salut ! »(2) Oui, le temps du carême, qui s’a­chève par celui de la Passion, est un temps de grâce, car la grâce nous vient par la croix. Or, notre grande croix, à notre époque, c’est bien la crise que nous vivons, où toutes les ins­ti­tu­tions sont liguées contre la foi. D’où pour nous le choix dra­ma­tique : faut-​il suivre la hié­rar­chie actuelle de l’Église au péril de notre foi, ou nous en pro­té­ger pour gar­der cette même foi ? Aucune hési­ta­tion n’est pos­sible : il faut avant tout gar­der la foi. « Aucune auto­ri­té, disait Mgr Lefebvre, ne peut nous contraindre à aban­don­ner ou à dimi­nuer notre foi. »(3) La foi, la doc­trine, garde une prio­ri­té invio­lable. Nous le savons, mais il est impor­tant d’af­fer­mir nos convic­tions sur ce point. Déjà l’a­pôtre saint Paul exhor­tait son dis­ciple saint Timothée à cette sainte insis­tance : « Prêche la parole, inter­viens à temps et à contre-​temps ; reprends, cor­rige, exhorte en toute lon­ga­ni­mi­té et doc­trine. »(4)

1 – La doctrine et notre salut

« Doctrine » signi­fie ensei­gne­ment. Dans la Révélation, Dieu nous enseigne, nous découvre son plan. Son des­sein de misé­ri­corde est de nous sau­ver par Jésus-​Christ (5). Le Verbe divin est venu éta­blir le royaume de Dieu par­mi nous. C’est un royaume sur­na­tu­rel, qui s’op­pose au mes­sia­nisme ter­restre que Satan lui a pro­po­sé dans le désert : jouis­sance, orgueil, volon­té de puis­sance, convoi­tise. Aux Pharisiens, Jésus affirme :« Vous, vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde. »(6) Face à Pilate, il confes­se­ra hau­te­ment : « Mon royaume n’est pas de ce monde (…) Je suis né et je suis venu en ce monde pour ceci : rendre témoi­gnage à la véri­té. » (7) « Dieu a tel­le­ment aimé le monde, dit-​il à Nicodème, qu’il lui a don­né son Fils unique, afin que qui­conque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éter­nelle. » Mais il avait don­né cette pré­ci­sion : « De même que Moïse a éle­vé le ser­pent dans le désert, ain­si faut-​il que le Fils de l’homme soit éle­vé, afin que qui­conque croit en lui ait la vie éter­nelle. »(8) Précision capi­tale : si nous vou­lons être sau­vés, nous devons croire à cet amour divin, amour sur­na­tu­rel, qui passe par la croix. « Si quel­qu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-​même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ; qui veut conser­ver la vie sauve, la per­dra ; et qui per­dra sa vie à cause de moi, la retrou­ve­ra. »(9)

Ce plan doit être accep­té par cha­cun de nous, mais aus­si par les princes, et donc les socié­tés : c’est la royau­té sociale de Notre Seigneur, qui n’est pas de ce monde, mais qui s’exerce bien en ce monde.

Mais qu’est-​ce donc que le monde condam­né par Jésus ? C’est la recherche d’un bon­heur exclu­si­ve­ment ter­restre qui se résume en les trois concu­pis­cences dési­gnées par saint Jean (10). Ce monde-​là ne peut que reje­ter le mes­sia­nisme sur­na­tu­rel de Notre Seigneur. Il ne sup­porte pas un amour de Dieu qui nous offre un royaume de Dieu sur­na­tu­rel et cru­ci­fié. Or, nous ne pou­vons pas pac­ti­ser avec le monde. « Celui qui veut être l’a­mi du monde, dit saint Jacques, se consti­tue l’en­ne­mi de Dieu. » (11) Notre foi en Jésus cru­ci­fié, notre adhé­sion ferme et aimante à sa croix nous fait triom­pher de ses séduc­tions : « La vic­toire qui triomphe du monde, c’est notre foi. »(12) Ainsi donc, la foi et la doc­trine gardent la pri­mau­té face aux machi­na­tions séduc­trices du monde.

Et nous, fils de saint François, il nous suf­fit d’i­mi­ter notre père, dont la voie n’est rien d’autre, dit saint Bonaventure, qu’un « amour très ardent de Jésus cru­ci­fié »(13). Il nous appren­dra à « mépri­ser les choses de la terre et à aimer celles du ciel » (14 ). Voilà quelle est la doc­trine qui éclaire notre marche ici-bas.

2 – Le refus du surnaturel

Tout péché est un refus de l’a­mour sur­na­tu­rel que Dieu nous pré­sente ; nous lui pré­fé­rons un idéal ter­restre. Mais ce refus éri­gé en sys­tème a un nom : le natu­ra­lisme, erreur fon­da­men­tale de notre époque (15). Selon lui, la nature se suf­fit à elle-​même, pas besoin d’un Dieu qui nous dépas­se­rait ; l’homme est maître de sa destinée.

L’organisation sociale du natu­ra­lisme, c’est la Révolution(16). Celle-​ci est d’a­bord le rejet de la royau­té sociale de Notre Seigneur. Mais plus pro­fon­dé­ment, comme le dit Mgr Gaume, elle est « la haine de tout ordre reli­gieux et social que l’homme n’a pas éta­bli et dans lequel il n’est pas roi et Dieu tout ensemble »(17). Le moteur de la Révolution est la franc-​maçonnerie, « Synagogue de Satan », selon le mot de Pie IX. Elle obtient « droit » de cité par la révo­lu­tion de 1789, basée sur ce triple prin­cipe : liberté-​égalité (pour dis­soudre les liens natu­rels et sur­na­tu­rels), et fra­ter­ni­té (ou col­la­bo­ra­tion for­cée de tous pour l’é­ta­blis­se­ment d’un monde affran­chi de toute loi divine ou naturelle).

La Révolution s’ap­puie sur la doc­trine du natu­ra­lisme, cepen­dant elle n’est pas seule­ment une doc­trine, mais aus­si et sur­tout une praxis, un rejet, un mou­ve­ment. Ainsi, son lan­gage est fluc­tuant, car il n’est pas l’ex­pres­sion de ce qui est, mais l’ins­tru­ment d’une praxis(18) ; la fin du lan­gage n’est plus d’ex­pri­mer le plus clai­re­ment sa pen­sée, mais d’en­traî­ner le plus de monde dans son rejet et dans la pour­suite de sa chi­mère. Le men­songe lui est donc conna­tu­rel ; pour la Révolution, le men­songe n’est pas un mal, mais une néces­si­té, car la fin »jus­ti­fie » ce moyen.

3 – La « main-​tendue » : le catholicisme libéral

Une fois pas­sés l’ou­ra­gan de la Terreur et la tyran­nie napo­léo­nienne, l’Église en France semble revivre. Hélas, la nou­velle géné­ra­tion de prêtres et l’é­lite du pays, à cause du mal­heur des temps, n’ont pas eu la for­ma­tion doc­tri­nale qui les eût pré­ser­vés des pièges. Lamennais et ses dis­ciples ont bai­gné dans les erreurs de la Révolution (19) ; géné­reux sans doute, mais man­quant de prin­cipes, ils vont rêver une soi-​disant « récon­ci­lia­tion » de l’Église avec le monde moderne.

Pie IX condam­ne­ra cette ten­ta­tive dans le Syllabus, en 1864. « Le Souverain Pontife pourrait-​il donc tendre une main amie à une pareille civi­li­sa­tion, dit-​il, et faire sin­cè­re­ment pacte et alliance avec elle ? » Il ne pour­rait, « sans un très grand scan­dale pour tous, s’as­so­cier avec la civi­li­sa­tion contem­po­raine par le moyen de laquelle se pro­duisent tant de maux(…) et se pro­clament de funestes prin­cipes extrê­me­ment oppo­sés à la reli­gion catho­lique et à sa doc­trine. (…) Nous n’a­vons aucun motif de nous récon­ci­lier avec qui que ce soit, mais (…) Nous devons par­don­ner à ceux qui nous haïssent, Nous devons prier pour eux afin qu’ils se repentent par la grâce de Dieu »(20).

4 – Vatican II

Ce concile ver­ra le triomphe des catho­liques libé­raux. « Pendant deux siècles, dit Marcel Prélat, nous avons été com­bat­tus par l’Église, et désor­mais nous avons triom­phé. » Le Cardinal Ratzinger d’af­fir­mer que le texte « Gaudium et Spes » (en liai­son avec les textes sur la liber­té reli­gieuse et sur les reli­gions du monde) « joue le rôle d’un contre-​syllabus dans la mesure où il repré­sente une ten­ta­tive pour une récon­ci­lia­tion offi­cielle de l’Église avec le monde tel qu’il était deve­nu depuis 1789 (…) Par « monde », on entend, au fond, l’es­prit des temps modemes. »(21) On ne peut être plus clair.

Les textes du Concile furent des textes de com­pro­mis, comme en font foi les chro­ni­queurs et his­to­riens du concile. Le Père Schillebeeckx, par­ti­san des posi­tions ultra-​libérales, cri­ti­quait un texte qu’il jugeait trop conser­va­teur. Il se vit répondre par un expert : « Nous nous expri­mons de façon diplo­ma­tique, mais après le Concile nous tire­rons du texte les conclu­sions qui y sont impli­cites. »(22) Ce qui est dit de ce texte, on peut l’ap­pli­quer à tous les docu­ments conci­liaires. On y trouve des affir­ma­tions vraies, mais contre­dites ensuite par la suite du texte. Par exemple, on affirme le sacer­doce minis­té­riel du prêtre, mais ensuite on insiste tel­le­ment sur le sacer­doce des fidèles qu’on finit par se deman­der quelle est la dif­fé­rence entre les deux ; l’o­rien­ta­tion de ces textes est hété­ro­doxe, bien qu’on ait ajou­té des phrases tra­di­tion­nelles, pour satis­faire aux récla­ma­tions des Pères conservateurs.

Avec tout cela, on voit que ce qui prime, c’est la praxis, le mou­ve­ment d’ou­ver­ture au monde. Peu importe que les textes du Concile n’ex­priment pas le fond de la pen­sée des meneurs pro­gres­sistes, ce qui compte, c’est qu’ils ral­lient les conser­va­teurs tout en don­nant une « orien­ta­tion » fran­che­ment révolutionnaire(23). Car ce pro­cé­dé nous montre que nous avons bien affaire à une Révolution.

Les suc­cès de la Révolution conci­liaire s’ex­pliquent en grande par­tie par ses méthodes, que le Père Calmel (24) a admi­ra­ble­ment mis en lumière :

- D’abord, la Révolution n’est pas une réforme, elle ne cherche pas à res­tau­rer une nature, elle s’at­taque à la nature même des choses, qu’elle vise à changer.

- Mais, pour y par­ve­nir, elle va cap­ter les ten­dances nobles des âmes géné­reuses et droites pour les dévier vers son but. Par exemple, exal­ter la sim­pli­ci­té (que saint François aimait tel­le­ment), mais pour l’op­po­ser aux marques exté­rieures de res­pect dues aux auto­ri­tés, et qui nous sont oh com­bien néces­saires (25).

C’est à ce niveau que les nova­teurs font pas­ser les idées sub­ver­sives, sous appa­rence de véri­té et de bien. Que de fois, durant le Concile, ont été pro­non­cés les mots de « pas­to­rale », de « cha­ri­té », de « retour aux sources et à l’é­van­gile », de « réforme et réno­va­tion ». Quel bon catho­lique serait d’emblée oppo­sé à ces idées ? Mais ces mots ont été détour­nés de leur sens au pro­fit de la Révolution. La « pas­to­rale » fut oppo­sée au dogme (sur­tout, pas de défi­ni­tions ni d’a­na­thèmes !), le « retour aux sources » et la « réforme » à tous les tré­sors de la Tradition, et la « cha­ri­té » devint l’anes­thé­siant face aux assauts de l’hérésie.

-Toutefois, comme il risque d’y avoir trop d’op­po­si­tion, au moins au bout d’un cer­tain temps, elle impose ses vues par une auto­ri­té occulte et des hié­rar­chies paral­lèles, et c’est ain­si que le poi­son se répand dans tout le corps. Par exemple, les confé­rences épis­co­pales, per­tur­bant l’au­to­ri­té nor­male des évêques, et fai­sant pres­sion pour impo­ser les orien­ta­tions nova­trices sécré­tées par le noyau diri­geant. C’est aus­si de cette façon, en socié­té de pen­sée, que fonc­tion­na le Concile (26). C’est ici qu’in­ter­vient cette dis­tinc­tion entre la Rome éter­nelle et la Rome néo­mo­der­niste, énon­cée dans la décla­ra­tion du 21 novembre 1974. « Au-​dessus des déci­sions appa­rem­ment légales de Rome, dit le Père Calmel, au-​dessus de ses mani­gances, com­bi­nai­sons et moyens, bref, au­dessus d’une Rome aveu­glée, manœu­vrée, domi­née, il y a la Rome véri­table, la Rome de la Tradition chré­tienne (…), la Rome de la messe de saint Pie V, de saint Grégoire VII et de saint Léon. (…) C’est à la Rome véri­table que vous devez obéir. (…) Vous êtes sûres d’o­béir à cette Rome en accep­tant et en fai­sant uni­que­ment ce qui favo­rise vos choix sur la messe [de tou­jours] et l’é­cole [catho­lique], l’é­tat reli­gieux domi­ni­cain, sous la direc­tion de la Générale que vous avez. »(27).

Mgr Lefebvre, au sujet de la Rome moder­niste, ou Église conci­liaire, dira en 1988 : le main­tien de la Tradition « nous a valu la per­sé­cu­tion de la Rome anti­christ (…) pour­sui­vant son œuvre des­truc­trice du règne de Notre Seigneur. » (28) Cinq jours après le décret « d’ex­com­mu­ni­ca­tion » ful­mi­né contre Mgr Lefebvre, l’en­semble des supé­rieurs de la Fraternité expri­ma à son fon­da­teur son sou­tien abso­lu dans une lettre ouverte au car­di­nal Gantin, auteur dudit décret : « Nous n’a­vons jamais vou­lu, disaient-​ils, appar­te­nir à ce sys­tème qui se qua­li­fie lui-​même d’Église conci­liaire, et se défi­nit par le Novus Ordo Missae, l’œ­cu­mé­nisme indif­fé­ren­tiste et la laï­ci­sa­tion de la socié­té. (…) Nous ne deman­dons pas mieux que d’être décla­rés ex com­mu­nione [hors de la com­mu­nion] de l’es­prit adul­tère qui souffle dans l’Église depuis 25 ans, exclus de la com­mu­nion impie avec les infi­dèles. »(29)

5 – Rome et Mgr Lefebvre

Face à cette situa­tion, l’at­ti­tude de Mgr Lefebvre, comme il l’a énon­cé dans la décla­ra­tion de 1974, est tout sim­ple­ment de s’en tenir à ce que l’Église a tou­jours cru et fait, sans tenir compte des nou­veau­tés des­truc­trices de la foi, et cela sans amer­tume ni rébel­lion. Il n’a jamais cher­ché une rup­ture avec Rome, mais lorsque les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques lui enjoi­gnirent de se sou­mettre « au concile, aux réformes post-​conciliaires et aux orien­ta­tions qui engagent le Pape lui-​même »(30), là il ne peut obtem­pé­rer, la foi étant en jeu. D’où les sanc­tions cano­niques por­tées contre lui. Les auto­ri­tés romaines cher­chèrent ensuite un rap­pro­che­ment, Mgr Lefebvre lui-​même s’ef­for­ça d’ar­ran­ger les choses. Pendant toute cette période, il n’a cepen­dant pas recu­lé devant les affin­na­tions fortes, sur­tout face aux scan­dales tou­jours plus graves (par exemple Assise) ; c’est-​à-​dire qu’il n’a pas tu la véri­té pour essayer d« “arran­ger les choses ».

C’est pour mon­trer clai­re­ment qu’il ne vou­lait pas faire schisme qu’il a entre­pris ces démarches ; il a cher­ché à savoir s’il était pos­sible à la fois d’être recon­nu par les auto­ri­tés romaines et de gar­der la foi. Après en avoir fait l’es­sai loyal, il était obli­gé de consta­ter en 1988 : « En réa­li­té, Rome ne veut ni sou­te­nir ni pour­suivre [c’est-​à-​dire être fidèle à] la Tradition. (…) Au cours des der­niers contacts que j’ai eus à Rome, j’ai plu­sieurs fois vou­lu son­der leurs inten­tions, mesu­rer s’il y avait un véri­table chan­ge­ment.(…) La volon­té de Rome de ne pas aider la Tradition, de ne pas vou­loir lui faire vrai­ment confiance était évi­dente »(31). Déjà en 1987 il avait affir­mé au car­di­nal Ratzinger qu’il était impos­sible de col­la­bo­rer, puisque nous, nous cher­chons la chris­tia­ni­sa­tion, et eux la déchristianisation.

Autrement dit, Mgr Lefebvre consta­ta par expé­rience ce que saint Thomas disait déjà ; se deman­dant si des fidèles pou­vaient demeu­rer sans risque sous le pou­voir poli­tique d’un infi­dèle, il répond que non, « car ce serait au péril de la foi. Facilement, en effet, ceux qui sont sou­mis à la juri­dic­tion des autres peuvent être chan­gés par ceux qui sont au-​dessus d’eux et dont ils ont à suivre les ordres, à moins que ces subor­don­nés n’aient été d’une grande ver­tu »(32).

De même qu’a­près la Terreur l’on vit le monde moderne pro­po­ser à l’Église la « récon­ci­lia­tion », de même après l’op­po­si­tion fron­tale entre le Vatican et la FSSPX, sur­tout après l’an­nonce des sacres en 1987, Rome pro­po­sa la poli­tique de la « main ten­due ». Ici, il y a une dis­tinc­tion à faire : en soi on peut tou­jours se récon­ci­lier avec celui qui veut se cor­ri­ger ; mais il est illu­soire de se récon­ci­lier avec celui qui ne recon­naît pas ses torts. Nous ne refu­sons pas Rome en tant que telle, mais bien la Rome qui ne veut pas recon­naître son moder­nisme. Or, en juin 1988, Mgr Lefebvre consta­tait : ils n’ont pas chan­gé d’in­ten­tion [nous rame­ner au Concile] parce qu’ils n’ont pas chan­gé de principes.

Alors pour­quoi Rome tend-​elle la main ? Souvenons-​nous que la Révolution est sur­tout une praxis ; à défaut de faire accep­ter d’emblée ses idées, elle cherche du moins à entraî­ner ses vic­times à col­la­bo­rer avec elle. Elle tolère volon­tiers qu’on puisse dis­cu­ter de façon acca­dé­mique sur des « diver­gences » théo­lo­giques, mais ne sup­porte pas la dénon­cia­tion de ses scan­dales (comme Assise, la cano­ni­sa­tion de Jean-​Paul II, la béa­ti­fi­ca­tion de Paul VI, ou le récent Synode sur la famille). Par la main ten­due, elle cherche à créer un cli­mat de bien­veillance réci­proque. Ainsi, dans sa lettre aux évêques du 10 mars 2009, Benoît XVI consta­tait qu’a­près les gestes de bien­veillance envers les com­mu­nau­tés ral­liées, le cli­mat interne de ces der­nières avait chan­gé, s’é­tait radou­ci. Dès lors, disait-​il, deve­nait pos­sible la grande col­la­bo­ra­tion qu’il espé­rait entre tous les croyants afin d’œu­vrer pour la paix dans le monde. Notons que ce cli­mat de bien­veillance réci­proque est obte­nu par le désar­me­ment des com­mu­nau­tés qui n’osent plus cri­ti­quer leurs « bien­fai­teurs » ; psy­cho­lo­gi­que­ment, c’est facile à comprendre.

Mgr Lefebvre voyait dans la « récon­ci­lia­tion » avec une Rome demeu­rée moder­niste le dan­ger de mélanges entre les fidèles de la Tradition et les autres fidèles. « Malgré l’exemp­tion très éten­due, dit-​il, les bar­rières cano­niques dis­pa­rais­sant, il y aura néces­sai­re­ment des contacts de cour­toi­sie, et peut-​être des offres de coopé­ra­tion. (…) Tout ce monde est d’es­prit conci­laire, œcu­mé­niste, cha­ris­ma­tique (…). Nous étions jusque-​là pro­té­gés natu­rel­le­ment, la sélec­tion s’as­su­rant d’elle-​même par la néces­si­té d’une rup­ture avec le monde conci­liaire. Désonnais, il va fal­loir faire des dépis­tages conti­nuels, se pré­mu­nir des milieux romains, des milieux diocésains. »

Outre ce mélange natu­rel, il faut comp­ter avec le méca­nisme de la Révolution :

- Elle s’at­taque à la nature des choses, à leur défi­ni­tion. Par exemple, le Motu Proprio « Ecclesia Dei », en même temps qu’il accorde des « pri­vi­lèges » aux com­mu­nau­tés ral­liées, expose une défi­ni­tion fausse et évo­lu­tive de la Tradition.

- Elle capte les ten­dances nobles et géné­reuses. Par exemple, Dom Gérard avouait en 1988 que le motif prin­ci­pal qui l’a­vait pous­sé à accep­ter les avances romaines était d’at­ti­rer plus de fidèles, qui étaient gênés par la « sus­pense »(33). A quoi l’ab­bé Schmidberger répon­dait : « S’ils pensent que leur soi-​disant « sus­pense » nuit à leur rayon­ne­ment, ils se trompent : la Croix est plus féconde que la faci­li­té »(34). Ou encore, Rome joue sur l’ac­cu­sa­tion de schisme : quel catho­lique fervent sup­por­te­rait de res­ter dans le schisme ? A quoi Mgr Lefebvre répon­dait : « Nous sommes contre l’Église conci­liaire, qui est pra­ti­que­ment schis­ma­tique, même s’ils [Jean-​Paul II et le car­di­nal Ratzinger] ne l’ac­ceptent pas. Dans la pra­tique, c’est une Église vir­tuel­le­ment excom­mu­niée, parce que c’est une Église mode­miste »(35). Ou enfin la Révolution va jouer sur notre amour de l’Église. A quoi l “arche­vêque rétor­quait : « Nous repré­sen­tons vrai­ment l’Église catho­lique telle qu’elle était autre­fois, puisque nous conti­nuons ce qu’elle a tou­jours fait. C’est nous qui avons les notes de l’Église visible »(36).

- Enfin, la Révolution agit par des auto­ri­tés occultes. Elle a un lan­gage offi­ciel équi­voque qui par­fois nous semble favo­rable ; puis elle agit en sens inverse, désta­bi­li­sant ses inter­lo­cu­teurs. Par exemple, les visites romaines de 1974 et 1987, où les visi­teurs ont dit du bien d’Écône, puis, de retour à Rome, en ont dit du mal. – Autre tac­tique : « Jamais de pré­ceptes for­mels, dit le Père Calme!. Laisser impo­ser les choses par pres­sion sociale, de sorte que les braves gens naïfs se croient liés en conscience »(37). Ainsi, par exemple, Dom Gérard avait obte­nu que nulle contre­par­tie doc­tri­nale ne soit exi­gée de lui ; mais en même temps, la crainte de perdre la recon­nais­sance cano­nique par un lan­gage trop libre l’a tout de suite conduit au silence, puis plus tard à l’ac­cep­ta­tion des erreurs conci­liaires ; le glis­se­ment s’est fait tout seul : la machine est bien rôdée !

Conclusion : la primauté de la doctrine

Prêcher Jésus-​Christ cru­ci­fié n’est pas chose facile ; c’est sou­vent deman­der l’hé­roïsme ; mais il est impos­sible, sous pré­texte de faci­li­té, d’ef­fi­ca­ci­té appa­rente, de plus grand « rayon­ne­ment », de s’ex­po­ser à sacri­fier la foi, sans laquelle on ne peut être sauvé.

« Si je vis encore un peu, disait Mgr Lefebvre, en sup­po­sant que d’i­ci à un cer­tain temps Rome fasse un appel, qu’on veuille nous revoir, reprendre langue, à ce moment-​là, c’est moi qui pose­rais les condi­tions.(…) Je pose­rais la ques­tion au plan doc­tri­nal : « Est-​ce que vous êtes d’ac­cord avec les grandes ency­cliques de tous les papes qui vous ont pré­cé­dés ? Est-​ce que vous êtes d’ac­cord avec « Quanta Cura » de Pie IX, « Immortale Dei, Libertas », de Léon XIII, « Pascendi » de Pie X, « Quas Primas » de Pie Xl, « Humani Generis » de Pie XII ? Est-​ce que vous êtes en pleine com­mu­nion avec ces papes et avec leurs affir­ma­tions ? Est-​ce que vous accep­tez encore le ser­ment anti­ moder­niste ? Si vous n’ac­cep­tez pas la doc­trine de vos pré­dé­ces­seurs, il est inutile de par­ler »(38) .

Vingt-​sept ans plus tard, non seule­ment la doc­trine de tou­jours n’est pas rede­ve­nue la norme pour les auto­ri­tés romaines, mais c’est même l’en­sei­gne­ment de la morale qui est atta­quée ; car on ne peut indé­fi­ni­ment atta­quer le dogme sans finir par ébran­ler la morale. Ainsi, la révo­lu­tion conci­liaire abou­tit logi­que­ment aux conclu­sions qu’en tire le pape François. Il est donc évident que nous ne pou­vons nul­le­ment envi­sa­ger de col­la­bo­rer avec des papes qui, dans la pra­tique, œuvrent à la des­truc­tion de l’Église.

Mais alors, quand la col­la­bo­ra­tion sera-​t-​elle pos­sible ? « Quand on nous pose la ques­tion, disait Mgr Lefebvre, de savoir quand il y aura un accord avec Rome, ma réponse est simple : quand Rome recou­ron­ne­ra Notre Seigneur Jésus-​Christ. Nous ne pou­vons pas être d’ac­cord avec ceux qui décou­ronnent Notre Seigneur. Le jour où ils recon­naî­tront de nou­veau Notre Seigneur roi des peuples et des nations, ce n’est pas nous qu’ils auront rejoints, mais l’Église catho­lique dans laquelle nous demeu­rons »(39).

Comme le rap­pe­lait Mgr Tissier de Mallerais le 27 octobre der­nier au pèle­ri­nage de Lourdes, « le lien for­mel, ce lien arti­fi­ciel, ce lien qui serait un simu­lacre avec la Rome nou­velle, n’est rien devant la pré­ser­va­tion et la pro­fes­sion de la foi catho­lique »(40).

Que Notre Dame de Fatima nous donne d’ai­mer Jésus cru­ci­fié, afin que nous gar­dions le dogme de la foi.

Source : Supplément à la Lettre Tertiaire Franciscaine n° 266 de mars-​avril 2015

Notes

(1) Is. 49,8.
(2) Co 6,1–2.
(3) Déclaration du 21 novembre 1974.
(4) 2 Ti m. 4,2.
(5) Ep. 1,4–5.
(6) Jn. 8,23.
(7) Jn. 18,36–37.
(8) Jn. 3, 16–15.
(9) Mt. 16,24–25.
(10) 1 Jn. 2, 16.
(11) Jc. 4,4.
(12) 1 Jn. 5, 4.
(13) Itinéraire de l’âme à Dieu, Prologue.
(14) Oraison litur­gique du 4 octobre.
(15) Cardinal Pie, Œuvres, tome 5, p. 40. L’illustre pré­lat a consa­cré à la réfu­ta­tion de cette erreur une ins­truc­tion monu­men­tale, à lire. lb.•p. 29 à 209.
(16) Sur les rap­ports entre natu­ra­lisme et révo­lu­tion, voir Jean Ousset, Pour qu’Il règne, Club du livre civique, 1959, p. 81 à 86.
(17) La Révolution, tome 1, p. 16.
(18) Voir Roberto de Mattéi, Vatican, une his­toire à écrire, p. 15.
(19) Lamennais s’é­tait nour­ri de Rousseau, ce qui a mar­qué son œuvre. Voir D.T.C., tomeR, col. 2473.
(20) Allocution « Jandudum cer­ni­mus », 18 mars 1861, d’où est tirée la pro­po­si­tion 80 du Syllabus.
(21) Cardinal Joseph Ratzinger, Les prin­cipes de la théo­lo­gie catho­lique, Téqui, 2005, p. 427.
(22) Ralph Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre, éd. du Cèdre, 1973, p. 238.
(23) Mgr Lefebvre employait sou­vent ce terme d” « orien­ta­tion » à pro­pos du Concile (Voir J’accuse le Concile, la décla­ra­tion du 21 novembre 1974, Lettre aux amis et bien­fai­teurs n » 9 d’oc­tobre 1975). L’orientation est une ten­dance qui cherche à se cacher. Ce terme est heu­reu­se­ment com­plé­té par celui de « déso­rien­ta­tion dia­bo­lique » par soeur Lucie de Fatima.
(24) Voir Itinéraires n° 92, p. 151 sq.
(25) II II q. 103, . 1.
(26) Vatican II, l’Église à la croi­sée des che­mins, éd. MJCF, 2010, tome 1, p. 175–189.
(27) Lettre du 8 juin 1972 à une domi­ni­caine. La Générale était alors Mère Anne-​Marie Simoulin.
(28) Sel de la Terre n° 25, p. 151.
(29) lb, p. 159.
(30) Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre, 10 juillet 1975, in lti­né­raires, supp. à n° 197, p. 57.
(31) Fideliter n° 79, p. Il.
(32) II ll q. 10, a. 10.
(33) La sus­pense est une peine cano­nique inter­di­sant à un clerc tout exer­cice du culte public, par exemple la célé­bra­tion de la messe. Sont sus­pens les prêtres ordon­nés par un évêque sus­pens. Évidemment, ici, la sus­pense est abso­lu­ment nulle, ayant été injus­te­ment portée.
(34) Fideliter n° 65, p. 21.
(35) Fideliter n° 70, p. 8.
(36) lb., p. 6.
(37) Lettre du 15 novembre 1969.
(38) Fideliter n° 66, p. 12–13.
(39) Fideliter no 68, p. 16.
(40) 27 octobre 2014 : Sermon écrit de Mgr Tissier de Mallerais pour le pèle­ri­nage inter­na­tio­nal de Lourdes in La Porte Latine.