François hérétique ?

1. Traiter son adver­saire « d’hérétique » pou­vait être de bon ton dans un cer­tain contexte ecclé­sial désor­mais révo­lu. Plus pré­ci­sé­ment, les hommes d’Église, qu’ils fussent ou non théo­lo­giens, ont eu, eux aus­si, leur réper­toire d’injures. L’invective est de tous les temps et de toutes les pro­fes­sions. On en trouve déjà de bonnes traces dans l’Évangile, jusque dans la bouche du Verbe Incarné. On peut en regret­ter la raré­fac­tion, depuis le der­nier concile, et déplo­rer le ton feu­tré et sucré qui règne désor­mais dans les dia­logues inter­con­fes­sion­nels. L’usage de l’injure devrait res­ter légi­time, mais à condi­tion que l’on ne se méprît pas sur sa por­tée, qui sera tou­jours limi­tée. Bien sou­vent, elle déchoit en effet de sa valeur d’origine et ne repré­sente plus que le der­nier recours de ceux qui ont per­du tous leurs argu­ments et veulent seule­ment évi­ter de perdre la face. Et nous ne par­lons pas de la dia­bo­li­sa­tion, qui est une forme de mani­pu­la­tion, à grande échelle. Bref, nous serions ici en pleine rhé­to­rique et, si l’on veut, en dehors du ter­rain pro­pre­ment théo­lo­gique. La rhé­to­rique peut éven­tuel­le­ment ser­vir d’appoint à la théo­lo­gie, et c’est jus­te­ment là ce qui fonde sa légi­ti­mi­té, mais elle ne sau­rait la rem­pla­cer, encore moins en mas­quer la vacuité.

2. Il en va autre­ment de la cen­sure doc­tri­nale : celle-​ci est une expres­sion tech­nique, elle fait par­tie de celles aux­quelles recourent les spé­cia­listes pour don­ner une éva­lua­tion aus­si pré­cise que pos­sible. La qua­li­fi­ca­tion « d’hérétique » cor­res­pond à ce lan­gage de pré­ci­sion dont use le théo­lo­gien ; elle s’applique en ce sens à une per­sonne dont les faits et les dires mani­festent suf­fi­sam­ment un refus ou une mise en doute de la pro­po­si­tion du don­né révé­lé, faite par le Magistère infaillible de l’Église. Elle s’applique aus­si, par voie de consé­quence, ou par exten­sion de sens, à une pro­po­si­tion qui est en contra­dic­tion avé­rée avec le dogme.

3. Appliquer ce genre de qua­li­fi­ca­tif à une per­sonne ou à une pro­po­si­tion implique donc que l’on ait préa­la­ble­ment véri­fié le refus ou la contra­dic­tion en cause. Il ne s’agit pas seule­ment de savoir s’il y a ou non un refus ou une contra­dic­tion. Il s’agit aus­si de véri­fier si ce refus ou cette contra­dic­tion porte pré­ci­sé­ment sur un dogme, c’est-à-dire sur une véri­té non seule­ment révé­lée, mais encore pro­po­sée comme telle par un acte infaillible de Magistère ecclé­sias­tique. C’est dire toute la com­plexi­té de la chose qui se cache der­rière le mot.

4. La ques­tion que nous nous posons ici est extrê­me­ment pré­cise : le Pape François mérite-​t-​il pareille qua­li­fi­ca­tion aux yeux de la simple théo­lo­gie, telle que peut l’exercer, en rai­son de ses com­pé­tences réelles et recon­nues, n’importe quel membre de l’Église ensei­gnante ? Et la mérite-​t-​il à cause de ce qu’il affirme dans l’Exhortation apos­to­lique Amoris læti­tia ? Quarante-​cinq théo­lo­giens ont cru devoir l’affirmer. Quatre car­di­naux laissent assez clai­re­ment entendre que, faute d’avoir don­né une réponse satis­fai­sante à leurs dubia, le Souverain Pontife pour­rait méri­ter l’attribution d’une telle cen­sure. Que dire ? Jetons sim­ple­ment un coup d’oeil sur les cinq dubia pré­sen­tés par les quatre car­di­naux ain­si que sur les pas­sages cor­res­pon­dants d’Amoris læti­tia, ceux dont la signi­fi­ca­tion est l’objet du doute. Pour faire bref, et pour être aus­si clair que pos­sible, nous for­mu­le­rons l’idée sub­stan­tielle de chaque dubium.

5. Le pre­mier dubium pose la ques­tion à pro­pos des § 300–305 de Amoris læti­tia : est-​il pos­sible de don­ner l’absolution et la com­mu­nion sacra­men­telles à des per­sonnes divor­cées rema­riées qui vivent dans l’adultère impé­ni­tent ? Pour qui s’en tient à la doc­trine catho­lique, la réponse est non. Que dit pré­ci­sé­ment Amoris læti­tia ? Le pas­sage sui­vant du n° 305 dit ceci : « À cause des condi­tion­ne­ments ou des fac­teurs atté­nuants, il est pos­sible que, dans une situa­tion objec­tive de péché – qui n’est pas sub­jec­ti­ve­ment impu­table ou qui ne l’est pas plei­ne­ment – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse éga­le­ment gran­dir dans la vie de la grâce et dans la cha­ri­té, en rece­vant à cet effet l’aide de l’Église. » [On lit en note : « Dans cer­tains cas, il peut s’agir aus­si de l’aide des sacre­ments. Voilà pour­quoi, » aux prêtres je rap­pelle que le confes­sion­nal ne doit pas être une salle de tor­ture mais un lieu de la misé­ri­corde du Seigneur » (Exhortation apos­to­lique Evangelii gau­dium, n° 44). Je sou­ligne éga­le­ment que l’Eucharistie « n’est pas un prix des­ti­né aux par­faits, mais un géné­reux remède et un ali­ment pour les faibles » (Ibidem, n° 47) . »] Le doute sur­git ici avec la note. Il est hors de doute que l’ignorance non cou­pable du péché excuse du péché. Mais à ceux qui sont vic­times de cette igno­rance et béné­fi­cient pour autant de cette excuse, l’Église apporte d’abord l’aide de sa pré­di­ca­tion et de ses aver­tis­se­ments, l’Église com­mence par mettre un terme à l’ignorance, en ouvrant les yeux des igno­rants sur la réa­li­té de leur péché. L’aide des sacre­ments ne peut venir qu’ensuite, si et seule­ment si les anciens igno­rants désor­mais ins­truits de la gra­vi­té de leur état sont déci­dés à prendre les moyens de leur conver­sion et s’ils ont ce que l’on appelle le ferme pro­pos. Faute de quoi, l’aide des sacre­ments serait inopé­rante, et repré­sen­te­rait, elle aus­si, une situa­tion objec­tive de péché. Nous avons donc affaire ici à un doute au sens le plus strict du terme, c’est-à-dire à un pas­sage sus­cep­tible d’une double inter­pré­ta­tion. Et ce doute sur­git pré­ci­sé­ment à la faveur de l’expression indé­cise de la note : « dans cer­tains cas ». Pour dis­si­per ce doute, il est indis­pen­sable d’indiquer clai­re­ment quels sont les cas où l’aide sacra­men­telle de l’Église s’avère pos­sible et de dire qu’il s’agit des situa­tions où les pécheurs suf­fi­sam­ment éclai­rés sont déjà déci­dés à sor­tir de la situa­tion objec­tive de péché.

6. Le deuxième dubium pose la ques­tion à pro­pos du § 304 : existe-​t-​il des actes intrin­sè­que­ment mau­vais d’un point de vue moral, que la loi réprouve sans aucune excep­tion pos­sible ? Pour qui s’en tient à la doc­trine catho­lique, la réponse est oui. Que dit pré­ci­sé­ment Amoris læti­tia ? Le n° 304, citant la Somme théo­lo­gique de saint Thomas d’Aquin (1a2æ, ques­tion 94, article 4), insiste sur l’application de la loi, plu­tôt que sur la loi elle-​même, et met en évi­dence la part qui revient au juge­ment de la pru­dence, lequel ne sau­rait s’exercer qu’au cas par cas, en dépen­dance étroite des cir­cons­tances uniques et sin­gu­lières. « Les normes géné­rales pré­sentent un bien qu’on ne doit jamais igno­rer ni négli­ger, mais dans leur for­mu­la­tion, elles ne peuvent pas embras­ser dans l’absolu toutes les situa­tions par­ti­cu­lières. En même temps, il faut dire que, pré­ci­sé­ment pour cette rai­son, ce qui fait par­tie d’un dis­cer­ne­ment pra­tique face à une situa­tion par­ti­cu­lière ne peut être éle­vé à la caté­go­rie d’une norme. » Ce pas­sage n’introduit pas une ambi­va­lence, à pro­pre­ment par­ler. Il insiste seule­ment trop sur une par­tie de la véri­té (l’application pru­dente de la loi), au point de lais­ser dans l’ombre l’autre par­tie de la même véri­té (la valeur néces­saire de la loi), tout aus­si impor­tante que la pre­mière. Le texte pèche donc ici par omis­sion, occa­sion­nant ain­si une mau­vaise lecture.

7. Le troi­sième dubium pose la ques­tion à pro­pos du § 301 : peut-​on dire que les per­sonnes vivant habi­tuel­le­ment en contra­dic­tion avec un com­man­de­ment de la loi de Dieu (comme par exemple celui qui inter­dit l’adultère) sont dans une situa­tion objec­tive de péché grave habi­tuel ? La réponse catho­lique est oui. Amoris læti­tia dit ici : « Par consé­quent, il n’est plus pos­sible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une cer­taine situa­tion dite irré­gu­lière vivent dans une situa­tion de péché mor­tel, pri­vés de la grâce sanc­ti­fiante. » Deux points sont à mettre en évi­dence. Premier point, la phrase citée pose en prin­cipe l’impossibilité d’une affir­ma­tion uni­ver­selle. Elle ne nie pas la pos­si­bi­li­té de dire que les pécheurs publics sont pri­vés de la grâce, elle nie seule­ment la pos­si­bi­li­té de dire que les pécheurs publics le sont tous. Pareille néga­tion a tou­jours été ensei­gnée par l’Église. Il y a en effet, dans le concret des actes humains, ce que l’on appelle des causes (ou des condi­tion­ne­ments) excu­santes. En rai­son de celles-​ci, le pécheur peut ne pas être mora­le­ment res­pon­sable de la situa­tion objec­tive du péché. Ces causes sont non seule­ment l’ignorance, mais aus­si des carences de type émo­tion­nel, affec­tif ou psy­chique et le § 302 en donne le détail en s’appuyant pour cela sur l’enseignement du nou­veau Catéchisme de l’Église catho­lique de 1992. Cependant, ces motifs dis­cul­pants (quand bien même ils seraient fré­quents, ce qui reste à prou­ver) dis­culpent la per­sonne mais ne font pas ces­ser pour autant la situa­tion objec­tive de péché : le pécheur dis­cul­pé sub­jec­ti­ve­ment ne cesse pas de s’y trou­ver objec­ti­ve­ment. C’est pour omettre cette dis­tinc­tion capi­tale que le pas­sage d’Amoris læti­tia intro­duit encore ici le doute.

8. Le qua­trième dubium pose la ques­tion à pro­pos du § 302 : peut-​on encore dire que, du point de vue moral, un acte déjà intrin­sè­que­ment mau­vais en rai­son de son objet ne peut jamais deve­nir bon en rai­son des cir­cons­tances ou de l’intention de celui qui l’accomplit ? La réponse catho­lique est oui. Amoris læti­tia dit : « Un juge­ment néga­tif sur une situa­tion objec­tive n’implique pas un juge­ment sur l’imputabilité ou la culpa­bi­li­té de la per­sonne impli­quée. » Cela est vrai, mais la réci­proque ne l’est pas, et c’est pour omettre de le dire que ce pas­sage intro­duit encore le doute. Si un divor­cé rema­rié pèche, il pèche en tant que tel, pré­ci­sé­ment parce qu’il vit dans une situa­tion objec­tive de divor­cé rema­rié, qui est la situa­tion objec­tive d’un péché grave, appe­lant comme telle un juge­ment néga­tif. Si le divor­cé rema­rié ne pèche pas, ce n’est pas en tant que tel, pré­ci­sé­ment pour d’autres rai­sons que sa situa­tion objec­tive de divor­cé rema­rié, laquelle conduit de soi au péché. La confu­sion a lieu ici entre la malice intrin­sè­que­ment mau­vaise d’un acte et l’imputabilité de cette malice à celui qui com­met l’acte. Les cir­cons­tances de l’acte et l’intention de celui qui com­met l’acte peuvent avoir pour effet d’annuler l’imputabilité de la malice de l’acte, mais non d’annuler la malice de l’acte. Ce qua­trième doute pro­cède de la même omis­sion que le troisième.

9. Le cin­quième dubium pose la ques­tion à pro­pos du § 303 : peut-​on dire que la conscience doit tou­jours res­ter sou­mise, sans aucune excep­tion pos­sible, à la loi morale abso­lue qui inter­dit les actes intrin­sè­que­ment mau­vais en rai­son de leur objet ? La réponse catho­lique est oui. Amoris læti­tia répète ici la confu­sion fausse déjà intro­duite par François dans son entre­tien avec le jour­na­liste Eugenio Scalfari [1]. Nul ne peut agir contre sa conscience, même erro­née. Cependant, dire que la conscience, même erro­née oblige, signi­fie direc­te­ment qu’il est mal de la trans­gres­ser ; mais cela n’implique pas du tout qu’il soit bon de la suivre. Si la conscience est dans l’erreur, parce qu’elle n’est pas conforme à la loi de Dieu, il suf­fit de ne pas la suivre pour que la volon­té soit mau­vaise, mais il ne suf­fit pas de la suivre pour que la volon­té soit bonne. Saint Thomas [2] remarque que la volon­té de ceux qui tuaient les Apôtres était mau­vaise. Pourtant, elle s’accordait avec leur rai­son erro­née, selon ce que dit Notre Seigneur, dans l’Évangile (Jn, 16, 2) : « L’heure vient où qui­conque vous met­tra à mort, croi­ra obéir à Dieu. » C’est donc bien la preuve qu’une volon­té conforme à une conscience erro­née peut être mau­vaise. Et voi­là jus­te­ment ce que Amoris læti­tia ne pré­cise pas, intro­dui­sant ici un cin­quième doute.

10. Les cinq doutes sont donc par­fai­te­ment fon­dés. La racine en est tou­jours la même, et c’est la confu­sion entre la valeur morale de l’acte, valeur stric­te­ment objec­tive, et son impu­ta­bi­li­té à celui qui l’accomplit, impu­ta­bi­li­té stric­te­ment sub­jec­tive. Même s’il peut arri­ver que la malice morale ne soit pas impu­table sub­jec­ti­ve­ment, parce que la per­sonne qui accom­plit l’acte en est excu­sée (ce qui reste à véri­fier, autant que pos­sible, dans chaque cas), l’acte cor­res­pond tou­jours et par­tout à une malice objec­tive et se trouve pour autant à la racine d’une situa­tion objec­tive de péché, qu’elle soit de fait impu­tée ou non à celui qui s’y trouve. La doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Église donne la pri­mau­té à cet ordre objec­tif de la mora­li­té de l’acte, qui découle de son objet et de sa fin. Amoris læti­tia, en rever­sant cet ordre, intro­duit le sub­jec­ti­visme dans la morale.

11. Pareil sub­jec­ti­visme, tel que pris dans son prin­cipe ain­si que dans les cinq conclu­sions qui en découlent ici, représente-​t-​il la néga­tion d’une véri­té divi­ne­ment révé­lée et pro­po­sée comme telle par un acte infaillible du Magistère ecclé­sias­tique ? Il fau­drait pou­voir répondre oui, pour pou­voir conclure que Amoris læti­tia repré­sente autant d’hérésies que de points signa­lés et que François mérite la qua­li­fi­ca­tion théo­lo­gique équivalente.

12. Et pour éta­blir cette conclu­sion, il fau­drait véri­fier deux choses. Premièrement, les cinq véri­tés bat­tues en brèche par ces cinq doutes sont-​elles autant de dogmes ? Deuxièmement, Amoris læti­tia représente-​t-​elle la néga­tion, ou du moins la mise en doute for­melle et suf­fi­sam­ment expli­cite de ces dogmes ? La réponse à ces deux ques­tions est loin d’être évi­dente et cer­taine. Car la nou­velle théo­lo­gie de François, qui pro­longe celle de Vatican II, évite ce genre d’opposition for­melle vis-​à-​vis des véri­tés déjà pro­po­sées infailli­ble­ment par le Magistère anté­rieur à Vatican II. Elle pèche le plus sou­vent par omis­sion ou par ambi­va­lence. Elle est donc dou­teuse, dans sa sub­stance même. Et elle l’est dans la mesure même où elle est moder­niste, ou plus pré­ci­sé­ment néo­mo­der­niste. Le cha­pitre hui­tième d’Amoris læti­tia se défi­nit, comme les autres, par l’intention fon­da­men­tale assi­gnée par le Pape à tout le texte de l’Exhortation, et qui est de « recueillir les apports des deux Synodes récents sur la famille, en inté­grant d’autres consi­dé­ra­tions qui pour­ront orien­ter la réflexion, le dia­logue ou bien la praxis pas­to­rale » [3]. Il y a donc ici ni plus ni moins que matière à réflexion, dia­logue ou praxis. Telle n’est point la matière de la néga­tion franche et nette ou de la mise en doute. Ou plu­tôt, si Amoris læti­tia se fai­sait le fac­teur de l’hérésie, ce serait d’une manière abso­lu­ment unique, sour­noise et lar­vée comme le moder­nisme même, c’est-à-dire par le biais d’une pra­tique et d’une accou­tu­mance, beau­coup plus que dans le cadre d’un ensei­gne­ment for­mel. L’hérésie (s’il en est une) du pape François est celle d’une sub­ver­sion pra­tique, d’une révo­lu­tion dans les faits, et nous dirions volon­tiers que c’est elle qui était demeu­rée jusqu’ici cachée der­rière le nou­veau concept du « Magistère pas­to­ral ». Or, en ce domaine, les cen­sures doc­tri­nales ont dif­fi­ci­le­ment prises. Les cen­sures éta­blissent en effet un rap­port de contra­rié­té logique entre une pro­po­si­tion don­née et le dogme préa­la­ble­ment défi­ni. Et ce rap­port ne sau­rait avoir lieu qu’entre deux véri­tés spé­cu­la­tives, rele­vant du même ordre de la connais­sance. La sub­ver­sion consiste quant à elle à sus­ci­ter chez les catho­liques des com­por­te­ments décou­lant de prin­cipes oppo­sés à la doc­trine de l’Église. C’est ain­si qu’Amoris læti­tia, tout en réaf­fir­mant le prin­cipe de l’indissolubilité de mariage (au n° 52–53, 62, 77, 86, 123, 178) légi­time une manière de vivre ecclé­sia­le­ment qui découle du prin­cipe oppo­sé à cette indis­so­lu­bi­li­té (243, 298–299, 301–303) : le Magistère néo­mo­der­niste réaf­firme le prin­cipe catho­lique du mariage, tout en auto­ri­sant qu’en pra­tique tout se passe comme si le prin­cipe oppo­sé était vrai. Comment cen­su­rer cela ? La note d’hérésie (enten­due au sens strict d’une éva­lua­tion doc­tri­nale) y garderait-​elle encore son sens ?

13. En matière de cen­sures, il est dif­fi­cile de trou­ver l’expression la mieux appro­priée, et il n’est pas rare que les théo­lo­giens divergent dans leurs appré­cia­tions. Sans vou­loir affir­mer que leurs intui­tions soient fausses, ni que les appré­cia­tions contraires aux leurs soient vraies, nous vou­drions atti­rer l’attention des catho­liques per­plexes sur une dif­fi­cul­té dont on ne tient peut-​être pas tou­jours suf­fi­sam­ment compte. Difficulté de ce néo­mo­der­nisme propre à Vatican II, qui pro­cède beau­coup plus à la façon d’une sub­ver­sion dans les faits, qu’au sens d’une héré­sie doc­tri­nale dans les textes. La preuve de cette dif­fi­cul­té vient d’ailleurs de nous être don­née, comme mal­gré lui, par le pré­fet de la Sacré Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Interrogé le same­di 7 jan­vier sur une chaîne ita­lienne d’information, le car­di­nal Müller a décla­ré que l’Exhortation apos­to­lique Amoris læti­tia « est très claire dans sa doc­trine » et que l’on peut l’interpréter de façon à y retrou­ver « toute la doc­trine de Jésus sur le mariage, toute la doc­trine de l’Église en 2000 ans d’histoire ». Selon lui, le Pape François « demande de dis­cer­ner la situa­tion de ces per­sonnes qui vivent une union irré­gu­lière, c’est-à-dire qui ne res­pectent pas la doc­trine de l’Église sur le mariage, et demande que l’on vienne en aide à ces per­sonnes pour qu’elles puissent trou­ver un che­min en vue d’une nou­velle inté­gra­tion dans Église ». En consé­quence de quoi, le car­di­nal estime qu’il ne serait pas pos­sible de pro­cé­der à la cor­rec­tion fra­ter­nelle évo­quée par le car­di­nal Burke, étant don­né qu’il n’y a dans Amoris læti­tia « aucun dan­ger pour la foi » [4]. En réa­li­té, le dan­ger est bien réel, et le car­di­nal Burke a jus­te­ment réagi à cette décla­ra­tion du car­di­nal Müller, en main­te­nant la néces­si­té d’une cor­rec­tion pon­ti­fi­cale. Le débat est donc loin d’être vain, mais ne per­dons pas de vue son objet : ce n’est pas le scan­dale d’une héré­sie for­mu­lée doc­tri­na­le­ment ; c’est celui d’une praxis, frayant la voie à la remise en cause de la véri­té catho­lique sur l’indissolubilité du mariage.

14. Pour reprendre les termes mêmes de saint Pie X, les tenants de la nou­velle théo­lo­gie morale pro­cèdent avec un tel raf­fi­ne­ment d’habileté qu’ils abusent faci­le­ment les esprits mal aver­tis [5]. Ils favo­risent l’hérésie, tout en ayant l’air de demeu­rer catho­liques. Favoriser l’hérésie : voi­là qui cor­res­pond à la note théo­lo­gique que Mgr Lefebvre crut devoir uti­li­ser pour carac­té­ri­ser la noci­vi­té du Novus Ordo Missae [6]. Tout autre avis meilleur res­tant sauf, nous y recou­rions volon­tiers pour qua­li­fier la dif­fi­cul­té majeure posée aujourd’hui à la conscience des catho­liques par l’Exhortation apos­to­lique Amoris lae­ti­tia.

Abbé Jean-​Michel GLEIZE, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Sources : Courrier de Rome n° 595 de jan­vier 2017 /​La Porte Latine du 29 jan­vier 2017

Notes de bas de page

  1. . François, « Interview avec le fon­da­teur du quo­ti­dien ita­lien La Repubblica » dans L’Osservatore roma­no, édi­tion heb­do­ma­daire fran­çaise (ORF) du 4 octobre 2013. Voir à ce sujet dans le numé­ro de décembre 2013 du Courrier de Rome l’article inti­tu­lé « Pour un Magistère de la conscience ? ».[]
  2. . Somme théo­lo­gique, 1a2æ, ques­tion 19, article 6, Sed contra.[]
  3. . Amoris lae­ti­tia, n° 4.[]
  4. . Propos repro­duits par Nicolas Senèze dans La Croix du 9 jan­vier 2017.[]
  5. . SAINT PIE X, Encyclique Pascendi.[]
  6. . « Mgr Lefebvre et le Saint-​Office », Itinéraires n° 233 de mai 1979, p. 146–147.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.