1. Le Secrétaire en titre de la Commission Pontificale Ecclesia Dei, Mgr Guido Pozzo, s’est récemment prononcé au sujet des relations entre Rome et la Fraternité Saint Pie X [1]. Nul ne peut se mettre au-dessus du magistère ; et comme les enseignements du concile Vatican II doivent être considérés comme ceux d’un véritable magistère catholique, les autorités romaines ne peuvent pas moins exiger de la Fraternité Saint-Pie X que l’adhésion à la Profession de foi de 1989. Celle-ci énonce en effet la soumission de principe aux enseignements de Vatican II, selon les différents niveaux indiqués. Mgr Pozzo est très clair : le Saint-Siège est prêt à accorder tout au plus à la Fraternité Saint-Pie X que « les enseignements de Vatican II ont un degré d’autorité et un caractère contraignant extrêmement variable, en fonction des textes ». Par exemple, « les déclarations sur la liberté religieuse, sur les religions non chrétiennes, et le décret sur l’œcuménisme, ont un degré d’autorité et un caractère contraignant différents et inférieurs » par rapport aux constitutions Lumen gentium sur l’Église et Dei Verbum sur la Révélation divine, qui « ont le caractère d’une déclaration doctrinale, même s’il n’y a pas eu de définitions dogmatiques ». Mais à cette nuance près, il reste que les deux types de documents font tous autorité et sont tous contraignants. La seule concession qui est faite consiste à reconnaître une simple différence de degré dans l’autorité et le caractère obligatoire. Qu’en conclure, sinon que la Fraternité devrait reconnaître, quoiqu’à des degrés divers, l’autorité et le caractère contraignant de tous les documents signalés ? Or, c’est précisément cela qui est inacceptable. Car c’est précisément dans les documents signalés que se manifeste clairement la Rome de tendance néo-moderniste, celle que « nous refusons et avons toujours refusé de suivre ». Quel que soit le degré d’autorité dont on voudrait en vain parer ces textes.
2. Aux yeux de Mgr Pozzo, la raison fondamentale pour laquelle on ne saurait mettre en doute l’autorité et le caractère contraignant de ces enseignements est que l’autorité présente entend les imposer comme ceux d’un magistère vrai et propre. La possibilité même d’une rupture entre Vatican II et la Tradition est annulée d’avance et elle l’est en raison du fait que l’autorité d’aujourd’hui affirme comme un principe la continuité entre Vatican II et la Tradition. En définitive, l’argument qui est à la base de tout le discours de Mgr Pozzo est repris de celui de Benoît XVI : argument selon lequel seule l’autorité présente est fondée à dire ce qui est révélé et à l’imposer comme tel. Le magistère passé dépend lui aussi de cette proposition autorisée, car il doit s’entendre à la lumière de ce qu’en dit l’autorité présente : celle-ci a autorité pour conserver, défendre et interpréter celui-là. C’est pourquoi, on ne saurait contester ce que déclare l’autorité présente en s’appuyant sur le magistère passé. Le présupposé de cette démarche est que le seul magistère vivant, magistère au sens vrai et propre du terme, est celui qui est exercé par l’autorité présente.
3. La nature du magistère vivant a pourtant été clairement définie par Pie XII :
« Dieu a donné à son Église, en même temps que les sources sacrées, un magistère vivant pour éclairer et pour dégager ce qui n’est contenu qu’obscurément et comme implicitement dans le dépôt de la foi. Et ce dépôt, ce n’est ni à chaque fidèle, ni même aux théologiens que le Christ l’a confié pour en assurer l’interprétation authentique, mais au seul magistère de l’Église » ; voilà pourquoi « le magistère de l’Église, en matière de foi et de mœurs, doit être pour tout théologien la règle prochaine et universelle de vérité, puisque le Seigneur Christ lui a confié le dépôt de la foi les Saintes Écritures et la divine Tradition pour le conserver, le défendre et l’interpréter [2]. »
Il y a là un principe. Un principe est une vérité indémontrable, qui trouve en elle-même sa propre justification. Ce qui, en l’occurrence, revient à dire que la nature du magistère ecclésiastique est à prendre ou à laisser. Nul ne saurait ni l’inventer ni la recréer à sa guise et c’est Dieu qui nous en a fixé les limites, par sa révélation définitive. Le rôle du magistère se borne ainsi à conserver, défendre et interpréter le dépôt de la foi, c’est-à-dire l’ensemble des vérités divinement révélées, telles qu’elles sont consignées dans ces sources de la révélation que sont les saintes Écritures et la Tradition divine. On dit qu’il est « vivant » en raison de cette triple activité qu’il exerce, au service du dépôt de la foi.
4. « Vivant » s’oppose à « mort ». Le magistère se dit vivant par rapport à la révélation qui se dit morte, comme l’activité qui est encore en cours se dit par rapport à celle qui a définitivement cessé. En effet, la révélation est close, depuis la mort du dernier des apôtres, et ceux-ci n’ont pas eu de successeurs dans la fonction prophétique qui leur était dévolue, afin de publier pour la toute première fois les vérités révélées par Dieu. En revanche, les apôtres doivent avoir jusqu’à la fin du monde des successeurs dans leur fonction de magistère. Cette fonction a pour objet de conserver, de défendre et d’interpréter les vérités révélées par Dieu. Elle se confond avec la Tradition, entendue au sens actif du terme. Elle doit s’exercer comme telle, c’est-à-dire comme un magistère toujours vivant, jusqu’à la fin du monde et en tout temps. Le fait d’être passé ou présent est donc accidentel à ce magistère vivant, du fait même que cela est accidentel au fait de conserver, défendre et interpréter la révélation. Le magistère passé n’est pas moins vivant que le magistère présent, car l’un et l’autre donnent le sens authentique des vérités de foi.
5. Par conséquent, le magistère vivant est unique. En effet, cette unicité n’est pas celle de son sujet, c’est-à-dire de celui qui exerce la fonction magistérielle. De ce point de vue du sujet, nous devrions dire plutôt qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura dans l’Église autant de magistères que de papes et d’évêques dans l’Église catholique, depuis saint Pierre et les apôtres, jusqu’à la fin du monde. Mais cette pluralité est accidentelle au magistère, tandis que son unicité essentielle découle d’un autre point de vue, car c’est celle de l’objet de son acte. Quels que soient les différents sujets qui exercent la fonction magistérielle au cours du temps, cette fonction s’exerce toujours pour conserver, défendre et interpréter l’ensemble de toute la vérité révélée par Dieu, précisément en tant qu’elle est révélée. On peut certes parler d’unité et de pluralité en des sens différents. Numériquement, il y a plusieurs sujets qui exercent successivement le magistère, et pour un même sujet il y a plusieurs actes successifs de magistère. Numériquement encore, il y a plusieurs vérités révélées proposées successivement comme révélées. Cette pluralité est mesurée par le temps : on distingue alors un magistère présent d’un magistère passé, celui-là succédant à celui-ci. Mais ce point de vue de la pluralité numérique reste accidentel au magistère et essentiellement (ou spécifiquement), celui-ci est un et unique comme son objet : cet objet est la vérité déjà révélée par Dieu, et le magistère doit la conserver, la défendre et l’interpréter, toujours dans le même sens. De ce point de vue, on ne distingue pas entre le magistère passé et le magistère présent, car celui-là reste toujours aussi vivant que celui- ci. Il n’y a pas deux magistères, l’un passé et l’autre présent. Il n’y a qu’un seul magistère, qui est le magistère de toujours.
6. L’erreur contraire à ce principe indiqué par Pie XII serait de dire que le magistère, unique par définition, est celui d’aujourd’hui. Elle consiste à ne prendre en compte que la seule unicité numérique du sujet présent. Or, le magistère ne se définit pas en fonction de son sujet et c’est pourquoi il n’est comme tel ni celui d’aujourd’hui, ni celui d’hier ni celui de demain. Il est celui de toujours, car il se définit en fonction de son objet, et son unicité est indépendante du sujet qui parle au cours du temps[3]. L’erreur qui est au point de départ de tout le discours des hommes d’Église, depuis quarante ans, consiste pourtant à identifier ce magistère vivant à un magistère présent[4].
7. C’est justement l’erreur sous-jacente au discours d’un Mgr Pozzo. Que lui répondre, sinon (et pour la énième fois, depuis maintenant cinq ans que les fameuses « discussions doctrinales » ont été inaugurées) en lui rappelant le principe clairement énoncé par Pie XII dans Humani generis. Nous ne pouvons pas souscrire aux enseignements contenus dans Lumen gentium (le Subsistit et la collégialité), Dignitatis humanæ (la liberté religieuse) et Unitatis redintegratio (l’œcuménisme) parce que ces enseignements contredisent le sens des vérités révélées déjà déclaré par le magistère vivant de l’Église. Ce n’est pas parce que ces enseignements arrivent aujourd’hui qu’ils doivent prendre le pas sur ceux d’hier. Ce n’est pas non plus parce qu’ils bénéficient de la caution des autorités de l’heure présente qu’ils seraient en continuité avec la Tradition et que les catholiques devraient renoncer à y voir la rupture qui s’y trouve inscrite à tout jamais. C’est justement parce que le magistère est « l’instance authentique qui juge des interprétations sur l’Écriture et la Tradition, de quelque part qu’elles émanent » que nous refusons de souscrire à la Profession de foi de 1989. Car cette Profession de foi a déjà été jugée par le magistère vivant de l’Église et il apparaît clairement qu’elle renferme plusieurs interprétations de l’Écriture et de la Tradition qui sont incompatibles avec celle qu’en donne le magistère de toujours.
8. Ainsi donc, c’est bien parce que « nous adhérons de tout notre cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi ; à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité » que « nous refusons par contre, et nous avons toujours refusé, de suivre la Rome de tendance néo-moderniste, néo-protestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II, et après le Concile dans toutes les réformes qui en sont issues ». La défense de la foi catholique reste en effet la priorité. Nous souffrons beaucoup d’être séparés dans les faits de celle qui reste malgré tout la Mère et la Maîtresse de toutes les églises. Mais notre Mère et notre Maîtresse est contagieuse. Tant que dure l’épidémie dont elle est la source, nous ne pouvons pas prendre le risque de boire à la même coupe qu’elle et de nous laisser contaminer par le microbe, qui infecte plus ou moins toutes les églises de la catholicité.
9. Mgr Pozzo conclut son entretien en faisant remarquer qu’il ne saurait indiquer dès à présent « une échéance précise pour la conclusion du chemin entrepris », pour une pleine réconciliation entre le Saint-Siège et la Fraternité Saint-Pie X, afin de « promouvoir l’unité dans la charité de l’Église universelle guidée par le successeur de Pierre ». De notre côté, nous connaissons très bien cette échéance et nous savons qu’elle ne saura avoir lieu avant que l’unité se fasse d’abord dans la foi. Foi catholique à laquelle les hommes qui dirigent actuellement l’Église doivent revenir, en ayant renoncé à répandre les erreurs du Concile.
« C’est en raison de notre obéissance à l’Église que nous sommes considérés comme désobéissants, parce que ce sont les autres qui ont pris un cours nouveau dans l’Église, qui ont instauré une tendance nouvelle dans l’Église, une tendance libérale. […] J’estime que nous sommes dans l’Église, et que nous sommes ceux qui sommes dans l’Église, et que nous sommes les vrais fils de l’Église, et que les autres ne le sont pas. Ils ne le sont pas, parce que le libéralisme n’est pas fils de l’Église. Le libéralisme est contre l’Église, le libéralisme est la destruction de l’Église, en ce sens ils ne peuvent pas se dire des fils de l’Église. Nous, nous pouvons nous dire des fils de l’Église parce que nous continuons la doctrine de l’Église, nous maintenons toute la vérité de l’Église, intégralement, telle que l’Église l’a toujours enseignée [5]. »
10. La Déclaration du 21 novembre 1974 garde donc toute son actualité.
Abbé Jean-Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Saint-Pie X
Sources : Courrier de Rome /La Porte Latine de janvier 2015
- Cf. l’entretien paru dans Famille chrétienne du 20 octobre 2014.[↩]
- Pie XII ; Encyclique Humani generis du 12 août 1950 dans Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. II, n° 1278.[↩]
- Mgr Lefebvre , Conférence du 10 avril 1982 dans Vu de haut n° 13, chapitre XVIII, p. 55–56.[↩]
- Sur ce point, le lecteur peut se reporter au numéro d’octobre 2014 du Courrier de Rome, n° 3–6.[↩]
- Mgr Lefebvre , Conférence spirituelle à Écône, le 21 décembre 1984 (Cospec 112). [↩]