Chers amis et bienfaiteurs,
L’homme est un animal politique.
Cette sentence d’Aristote, que reprend fréquemment saint Thomas d’Aquin, signifie que l’être humain n’est nullement un atome isolé, une « monade » n’ayant de rapports avec personne. Au contraire, l’homme n’existe qu’à l’intérieur d’un champ de relations humaines qui le constituent et lui permettent d’évoluer, de progresser.
Au premier rang de ces relations constitutives d’un être humain, il y a évidemment ses parents, sans lesquels il n’existerait tout simplement pas, mais également sans lesquels il ne serait pas nourri, habillé, soigné, lavé, enseigné, éduqué, protégé, etc. Sur le petit homme qui vient de naître, mais qui mourrait rapidement s’il était laissé à lui-même, se penchent de bonnes fées secourables, qui constituent la société familiale.
Toutefois, les biens utiles et nécessaires à l’être humain sont tellement nombreux et variés que la société familiale, si secourable soit-elle, ne suffit pas à les fournir à l’enfant de façon certaine et régulière. Entre la nourriture, le vêtement, les soins médicaux, le langage, l’apprentissage de la vie, la confection des outils, l’habitation, la parenté, même élargie aux aïeux, aux oncles et tantes, aux cousins, sera souvent impuissante à apporter au petit d’homme tout ce dont il a besoin. Et c’est pourquoi les familles sont aidées dans leurs tâches par diverses structures, tels que commerces, entreprises, associations, etc.
Mais même cela ne suffit pas pour garantir à l’enfant d’avoir accès à tous les biens qui lui sont nécessaires pour mener une vie pleinement humaine.
C’est pourquoi les familles et les diverses structures intermédiaires dont nous venons de parler sont regroupées dans une structure plus vaste, à la fois naturelle (puisque l’homme, naturellement, en a besoin) et terminale, dans la mesure où elle offre effectivement à l’homme tous les biens dont il a essentiellement besoin, sans qu’il doive les chercher encore ailleurs. C’est ce que l’on appelle la société humaine, dont l’organe directeur se nomme l’État, et qu’Aristote désignait comme la Cité, en grec « polis ». Lorsque le Stagirite affirme que « l’homme est un animal politique », il signifie tout simplement qu’il est nécessairement et heureusement membre d’une Cité, dans laquelle il trouve les conditions de son épanouissement humain.
Cette Cité humaine, cadre nécessaire de la vie de l’humanité, a été voulue et créée par Dieu lui-même, en même temps qu’il créait l’homme au commencement. Comme l’exprime la Genèse en une phrase qui résume cette nécessité de la société pour l’homme : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18). Aristote fait à ce propos une remarque profonde : « L’homme qui vit hors de la société est soit une bête, soit un Dieu ». La misanthropie complète signe un état infra-humain. Quant à l’érémitisme, il s’agit d’un état que prend pour un temps un homme qui a déjà tellement reçu de richesses de la société humaine qu’il peut s’en affranchir provisoirement pour s’adonner à des réalités plus hautes, exclusivement divines. Mais l’état normal, l’état ordinaire de l’homme est de vivre en société : c’est d’ailleurs ce à quoi sa nature le pousse, et Robinson, sur son île déserte, ne désire qu’une seule chose, retrouver la compagnie des hommes.
La première conséquence de ces quelques remarques est qu’il nous est à la fois impossible et interdit de nous désintéresser de cette société humaine qui est notre cadre naturel, quels que soient les défauts, criants, qui altèrent aujourd’hui cette société : permissive, décadente, immorale, oppressive, totalitaire, etc. Nous ne pouvons pas nous réfugier, purement et simplement, dans la vie individuelle, familiale, amicale. D’une part, c’est impossible, puisque nous sommes immergés dans cette société humaine comme le poisson est immergé dans l’eau. D’autre part, c’est injuste, puisque nous devons d’exister et d’être nous-mêmes, non seulement à nos parents, mais bel et bien à la société humaine, de qui nous avons reçu et recevons chaque jour tant de biens essentiels, pour lesquels nous devons en justice rendre et restituer d’une manière ou d’une autre.
La seconde conséquence, c’est que la société humaine, créature de Dieu, doit obligatoirement, comme toute créature, revenir vers Dieu, être orientée vers Dieu, être constituée et fonctionner selon le plan de Dieu. Certes, cela passe par la médiation des réalités créées, selon leur genre propre. Le garagiste, devant une voiture en panne, ne doit pas se contenter de prier sous prétexte de soumettre à Dieu son travail, il doit appliquer les règles de la mécanique afin de réparer effectivement cette voiture « pour la plus grande gloire de Dieu ». Mais, qu’il s’agisse de mécanique ou de l’organisation de la Cité terrestre dans son ensemble, et tout en respectant les médiations créées, il faut que toute créature soit soumise à Dieu et orientée ultimement vers lui. Et comme le seul Dieu qui existe est Notre Seigneur Jésus-Christ, il faut que toute créature, et au premier chef la Cité humaine, soit soumise au règne du Christ-Roi.
Nous disions la fois dernière qu’il est nécessaire, dans la situation actuelle de l’Église, d’avoir un lien profond avec les prieurés de la Fraternité Saint-Pie X, qui sont aujourd’hui comme nos paroisses et nos bastions de chrétienté. Cela ne signifie nullement, ainsi que le voudraient les anticléricaux, que les catholiques de Tradition doivent « s’enfermer dans la sacristie ». Bien au contraire ! Les fidèles catholiques doivent œuvrer au cœur de la Cité humaine, travailler à l’améliorer selon la mesure de leurs possibilités, et au final chercher à orienter cette Cité vers le règne du Christ-Roi.
Monseigneur Lefebvre le disait avec force lors de la messe de son Jubilé sacerdotal, le 23 septembre 1979 : « Vous qui êtes chefs de famille, vous avez une grave responsabilité dans votre pays. Vous n’avez pas le droit de laisser votre pays envahi par le socialisme et le communisme. Vous n’en avez pas le droit ou vous n’êtes plus catholiques. Vous devez militer au moment des élections pour avoir des maires catholiques, des députés catholiques et qu’enfin la France redevienne catholique. Ce n’est pas faire de la politique cela, c’est faire de la bonne politique, la politique comme l’ont faite les saints, comme l’ont faite les papes. (…) Alors, oui, cette politique nous en voulons, nous voulons que Notre Seigneur Jésus-Christ règne.
(…) Il faut que ce soit une réalité. Chefs de famille, c’est vous qui êtes responsables de cela, pour vos enfants, pour les générations qui viennent. Alors, vous devriez vous organiser, vous réunir, vous entendre pour arriver à ce que la France redevienne chrétienne, redevienne catholique ».
Nous avons conscience, dans une société toujours plus apostate et antichrétienne, de la difficulté croissante à agir pour le règne du Christ-Roi. Même devenir maire d’un petit village, voire simple conseiller municipal, devient à certains égards compliqué, ne serait-ce qu’à cause du prétendu « mariage gay » qu’un officier municipal doit légalement célébrer. C’est vrai. Mais la vie des premiers chrétiens dans une Cité, dans un Empire profondément païen et violemment persécuteur, était-elle plus facile que la nôtre ? Cela les a‑t-il détourné d’agir là où ils le pouvaient pour propager le Christ et influer sur les hommes et les structures ? L’Arménie est devenue officiellement un pays chrétien au début du IVe siècle, alors que l’Empire romain dont elle dépendait était encore païen : preuve qu’il existe toujours des interstices pour agir, malgré la persécution, malgré l’oppression, malgré une situation apparemment désespérée.
Il faut, sans doute, inventer des formes d’action inédites, qui réussissent à « passer entre les gouttes », à profiter des failles du système, à contourner les murailles qui veulent nous empêcher d’agir pour le Christ. Soyons inventifs, soyons intelligents, soyons audacieux. Ainsi, comme le disait sainte Jeanne d’Arc, « les hommes d’arme combattront, et Dieu donnera la victoire », ne fût-ce qu’une victoire partielle, ponctuelle, qui est déjà quelque chose.
Dieu ne nous demande pas de réussir à tout coup, de vaincre en toute circonstance. Mais il nous demande de combattre jusqu’au bout sous ses étendards et pour la gloire de son Nom. Il ne fait pas de doute que notre action contribuera au salut de quelques-uns ou de beaucoup. Ce qui est sûr, c’est que ce combat persévérant nous assurera à nous-mêmes le salut. Confions ce combat pour le Christ-Roi à la bienheureuse Vierge Marie, Reine de France et victorieuse de toutes les hérésies, dont en particulier cette « peste du laïcisme » que dénonçait Pie XI dans son encyclique Quas Primas.
Abbé Benoît de Jorna, Supérieur du district de France
Source : Lettre aux amis et bienfaiteurs du District de France n° 91