« Qu’est-ce qu’un État chrétien ? Y a‑t-il une doctrine de l’Etat catholique ? d’un Etat professant la religion catholique, en appliquant les préceptes dans la loi civile, et la protégeant par la contrainte de lois civiles et pénales contre la diffusion des faux cultes ? »
Voyons tout d’abord ce que César doit à Dieu. Y a‑t-il une doctrine de l’État catholique ? A cette question, il faut répondre « Oui ». Les papes post-révolutionnaires ont proclamé cette doctrine en combattant les erreurs opposées : Pie VI condamne les droits de l’homme (Quod aliquantulum, 1791) ; Grégoire XVI condamne la liberté de conscience dans la société (Mirari vos, 1832) ; Pie IX condamne la liberté des cultes (Quanta cura et Syllabus, 1864) ; or ces condamnations manifestent a contrario la doctrine catholique.
Positivement, Léon XIII dans lmmortale Dei (1885) rappelle que tout pouvoir politique a Dieu pour source et queles hommes unis par les liens d’une société commune ne dépendent pas moins de Dieu que pris isolément (PIN 130), vérité d’où découle le devoir de l’autorité civile d’honorer Dieu d’un culte, non pas de n’importe lequel mais en suivant strictement « les règles et le mode selon lesquels Dieu lui-même a déclaré vouloir être honoré », c’est-à-dire « la religion constituée par Jésus-Christ » (PIN 142), la religion catholique. Cela suppose le principe que l’État est capable de discerner la vraie religion des fausses, grâce aux motifs de crédibilité qui accompagnent l’Église catholique (PIN 130 et 132) et à l’hommage de la foi théologale que doivent les chefs comme les sujets envers la vérité révélée par Dieu et enseignée par l’Église.
Deux pouvoirs, deux sociétés
Cependant, il existe deux domaines bien distincts : le domaine temporel, celui de la société civile, et le domaine spirituel, celui de l’Église. Ces deux sociétés sont parfaites et souveraines chacune en son genre l’État promeut le bien commun temporel, l’Église pourvoit au salut éternel (Léon XIII, ibid., PIN 136). Ce principe découle des natures mêmes de la société civile et de la société religieuse voulues par Dieu comme distinctes dans la nouvelle Alliance :
« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Mt 22, 21). »
Le pape Pie XI, dans Quas primas (1925), enseigne la même doctrine en la considérant du haut de l’ordre rédempteur du Christ Roi. Le Christ Roi est aussi le Christ Prêtre. Il possède les deux pouvoirs, temporel et spirituel, si toutes choses humaines. Le pouvoir spirituel, il l’exerce par lui-même, par son Vicaire sur terre, pontife romain, et par la hiérarchie ecclésiastique ; le pouvoir temporel, il renonce à l’administrer lui-même mais le délègue aux pouvoirs civils des nations (PIN 540541) lesquels, même lorsqu’ils sont élus démocratiquement, « commandent bien moins en leur propre nom qu’au nom et à la place du divin Roi » (PIN 547).
Distinction, mais non séparation
Distinctes, les deux sociétés ne sont pas cependant séparées mais doivent entretenir entre elles « un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui dans l’homme constitue l’union de l’âme et du corps » (Immortale Dei, PIN 137). En effet, le bien commun temporel, fin (but) de la société civile, est lui-même ordonné ultérieurement et indirectement à la fin ultime surnaturelle de l’homme, au salut éternel.
« La société civile (…) doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au bien des citoyens de façon non seulement à ne mettre aucun obstacle, mais à assurer toutes les facilités possibles à la poursuite et à l’acquisition de ce bien suprême et immuable auquel ils aspirent euxmêmes » (lbid., PIN 131).
Concrètement, l’État doit à l’Église l’accord des lois avec l’Évangile et les préceptes de l’Église, la protection contre les erreurs et les ennemis de l’Église, devoirs que Léon XIII ramasse en une formule expressive : « Faire respecter la sainte et inviolable observance de la religion » dans le domaine temporel qui est le domaine propre de l’État.
Quelle sera donc l’attitude de l’État (des pouvoirs publics) envers les fausses religions ou les cultes dissidents ?
Le principe de répression
Dans une société encore unanimement catholique, s’appliquera intégralement le principe enseigné par Pie IX : la répression des manifestations extérieures des faux cultes. La société est mieux organisée, enseigne ce pape, si l’on reconnaît au pouvoir civil « l’office de réprimer par la sanction de peines les violateurs de la religion catholique », et ceci pas uniquement « lorsque la paix publique le demande », mais du simple fait qu’une déviation de la règle catholique de la religion, si elle est extérieurement manifestée (ce qui constitue « une violation ») est nuisible (Quanta cura, PIN 39).
En effet, l’erreur religieuse professée de façon extérieure tend par soi, d’abord à ruiner l’unanimité des citoyens dans la possession pacifique de la vérité religieuse, unanimité qui est une part importante du bien commun temporel (Luigi Taparelli d’Azeglio, Essai théorique de droit naturel ; cardinal Alfredo Ottaviani, Schéma de constitution sur les relations entre l’Église et l’État) ; ensuite elle tend à corrompre la foi du catholique, que l’État doit protéger comme on l’a dit.
Le principe de tolérance
Confronté à la présence de minorités non catholiques, voire d’une pluralité de religions dans un même pays, Léon XIII rappelle le principe de la tolérance, enseigné par saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, 2–2, q. 10, a. 11) à la suite de saint Augustin, et qui vient équilibrer le principe de la répression
« Si l’Église juge qu’il n’est pas permis de mettre les divers cultes sur le pied d’égalité avec la vraie religion, elle ne condamne pas pour cela les chefs d’État qui, en vue d’un bien à atteindre ou d’un mal à empêcher, tolèrent dans la pratique que ces divers cultes aient chacun leur place dans la cité » (PIN 154).
Pie XII précisera que, bien qu’un tel état juridique s’éloigne de la perfection du modèle d’une cité catholique, le bien en jeu est un « bien supérieur et plus vaste » (allocution Ci riesce, 1953, PIN 3041), tel la paix civile, la coopération de tous au bien commun et, du côté de l’Église, le bien de la foi catholique à propager sans une tutelle gênante de l’État.
L’unanimité à protéger et la foi à sauvegarder doivent se soumettre, en de telles circonstances « à des normes plus hautes et plus générales », dit Pie XII, qui, en l’occurrence, « permettent et même font peut-être apparaître comme le parti le meilleur, celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien » (PIN 3040). Saint Thomas enseigne la même chose (2–2, q. 51, a. 4) : le pouvoir juge alors selon les altiora principia, les « principes les plus élevés ».
Pie XII avant-gardiste ?
Le même pape Pie XII est allé très loin dans cette idée puisque, confronté au pluralisme et à la globalisation avancés de la planète, il a émis, pour l’Europe future, voire pour le monde entier, l’idée d’une non-coaction généralisée à l’égard de tous les cultes dans tout le territoire d’une « communauté d’États souverains ».
« A l’intérieur de son territoire et pour ses citoyens, chaque État déterminera les affaires religieuses et morales selon sa propre loi, cependant dans tout le territoire de la confédération, on permettra aux ressortissants de chaque État membre l’exercice de leurs propres croyances et pratiques religieuses et morales, pour autant qu’elles ne contreviennent pas aux lois pénales de l’État où ils séjournent » (Ci riesce, Documents pontificaux de 5.5. Pie XII, année 1957, Saint Augustin, p. 613).
En pratique, précisa Pie XII, tout dépend des avantages et des inconvénients à espérer ou à craindre pour la communauté des États, et indirectement pour l’État qui en est membre, en suivant toutefois le jugement de l’Église (PIN 3042).
Qu’il nous soit permis toutefois d’estimer qu’une telle tolérance généralisée est assez dangereuse pour les États membres qui seraient encore en situation de rester intégralement catholiques. C’est là que le raisonnement de Pie XII ne nous semble pas absolument probant. Un pays, une nation constituent une entité politique naturelle, dont le bien commun est le bien suprême, au-dessus même de l’unanimité religieuse.
En revanche, une confédération de nations, comme l’est l’Europe et comme pourrait le devenir la planète, n’est pas une société naturelle, parce qu’elle n’est plus à dimension humaine. Dès lors, le bien suprême de la planète ne peut obliger à la construction de mosquées, par exemple, dans des pays encore catholiques. Le bien commun d’un pays l’emporte absolument sur le bien d’une communauté d’États, ou celui de la planète ; à plus forte raison, si le pays considéré est encore majoritairement catholique, ne doit-on pas laisser libre diffusion à des cultes faux sous le prétexte d’un bien international ou mondial.
L’éventualité soulevée par Pie XII ne pouvait devenir réalité que dans une Europe, ou une Amérique du Sud, largement apostates. Nous n’oserions dire que telle est la situation cinquante ans après Ci riesce.
De Pie XII à Vatican II, la rupture
De toute manière, le concile Vatican II a complètement renouvelé la problématique. Il a innové, d’une part, remplaçant la noncoaction généralisée de Pie XII par la liberté religieuse, droit naturel (et non pas seulement positif et civil) de la personne ; d’autre part, en supplantant le bien commun général d’une communauté d’États ou de la planète par un bien commun absolu : la dignité transcendantale de la personne humaine, quels que soient ses choix.
C’est l’abstraction érigée en règle de l’agir concret, l’irréel constitué en norme du réel. Le règne social du Christ Roi est mis au rancart au nom du règne anti-social et anti-Christ de la Personne absolue. Or, si une telle personne existe bien… ce ne peut être que celle qui a dit à la face de Dieu : Non serviam.
† Bernard Tissier de Mallerais, évêque auxiliaire de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X