Le Père Benoist de Sinety se demande au nom de quoi le pèlerinage à Chartres de Notre-Dame de Chrétienté s’autorise-t-il encore à interdire la célébration de la nouvelle messe.
Sur le site Aleteia, le père Benoist de Sinety prend note du record [1] de participation au récent pèlerinage de Chartres des communautés ex Ecclesia Dei [2]. Mais si celui-ci a été bruyamment annoncé de BFMTV à TF1 lors du week-end de Pentecôte, cela n’est pas pour calmer sa « réelle inquiétude ».
Un non-dit
Le père de Sinety n’est pas le premier venu. Ordonné prêtre en 1997, celui qui est depuis 2021 curé de la paroisse Saint-Eubert au centre-ville de Lille [3] occupa auparavant des postes de première importance à Paris, particulièrement comme vicaire général du diocèse et responsable des aumôneries étudiantes d’Ile de France. C’est à ce titre justement qu’il constata l’attrait toujours plus vif exercé par le pèlerinage de Notre-Dame de Chrétienté auprès des étudiants du diocèse de Paris, tandis que celui organisé également de Paris à Chartres chaque année par l’aumônerie estudiantine francilienne lors des Rameaux périclitait, au point de disparaître définitivement l’an dernier après 87 années d’existence ! Fort de 10 000 pèlerins étudiants dans les années soixante, la chute de ce pèlerinage est rude : « Avec les aumôniers et les responsables, avec les évêques aussi, nous avons élaboré bien des théories, bien des explications. En vain. » Tout sauf le concile Vatican II, bien sûr !
Conjointement à cette hémorragie fatale, le Père de Sinety se vit encouragé par ses étudiants à se joindre à eux au pèlerinage de Notre-Dame de Chrétienté. Seul bémol : « je ne le pouvais pas. La raison ? Tout simplement que je n’aurais pas eu le droit d’y célébrer la messe. » Alors que Benoît XVI se montrait si tolérant envers la messe traditionnelle qualifiée de rite « extraordinaire », on refusait sur les bivouacs la célébration de la nouvelle messe, appelée en opposition par le défunt pape Ratzinger rite « ordinaire ». Une question se pose au Père de Sinety, le rite traditionnel a‑t-il le droit d’empêcher ainsi le nouveau rite de s’exprimer à côté de lui ? En d’autres termes : l’exclusivisme liturgique en faveur du rite traditionnel est-il légitime ? Que l’ordinaire figure en même temps que l’extraordinaire au pèlerinage Notre-Dame de Chrétienté serait « en bonne grammaire, la moindre des choses… » A cette question aux clercs ex Ecclesia Dei, ajoute le père, « tout est fait pour en dissimuler la pertinence aux participants : pourquoi ? »
Par le motu proprio Traditionis custodes de 2021, le pape François a voulu rappeler la suprématie du nouveau rite protestantisant de Paul VI et l’état de tolérance du rite traditionnel qui – horreur ! – « avait tendance parfois à devenir l’ordinaire, voire à considérer l’ordinaire comme négligeable ou, pire, méprisable. » La permission de la nouvelle messe est donc souhaitée par le Père de Sinety au pèlerinage de Chartres : « Ce qui me trouble ce n’est pas qu’on puisse célébrer la messe sous une forme qui sorte de l’ordinaire. Non, ce qui me trouble c’est qu’on s’interdise de la célébrer de manière ordinaire. Comme si cet ordinaire était indigne ou indigent. » Finement, il soulève là un non-dit, il cherche à pousser les organisateurs à donner explicitement la raison profonde de leur refus, précisant par avance que « la tentation est forte de se présenter sans cesse comme victime d’un pouvoir romain ou épiscopal que l’on dénonce alors comme autoritaires, tout en rejetant toute idée de synodalité. »
On ne peut qu’admirer la lucidité de Mgr Lefebvre écrivant à l’abbé Couture en 1989 : « Il est évident qu’en se mettant dans les mains des autorités actuelles conciliaires, ils admettent implicitement le concile et les réformes qui en sont issues, même s’ils reçoivent des privilèges qui demeurent exceptionnels et provisoires. Leur parole est paralysée par cette acceptation. Les évêques les surveillent. » [4] En effet, l’équilibrisme est périlleux : d’un côté céder à la présence du nouveau rite serait perdre un exclusivisme justifié au fond par la sauvegarde de la foi, de l’autre côté continuer de le refuser suppose d’habiles manœuvres et une part d’ambiguïté, de non-dit, afin de ne pas perdre ce qu’il reste encore de privilèges particuliers accordés par les autorités conciliaires…
Une critique implicite
Le père de Sinety constate que le refus de la nouvelle messe, alors qu’elle est aux yeux conciliaires celle officielle de l’Eglise, repose sur un dénigrement au moins implicite. Quand bien même par ailleurs on l’affirmerait « féconde » et « légitime ». Sinon, pourquoi s’agripper ainsi à un exclusivisme absolu et intolérant ? Le père affirme qu’ « à dénigrer ainsi la liturgie par laquelle s’exprime la foi de centaines de millions de personnes de par le vaste monde, ne prend-on pas le risque de laisser croire qu’il y a plus de vérité dans le rite d’un petit nombre que dans celui de l’immense majorité, et que la participation de 16 000 pèlerins de tous âges, est plus signifiante que les 35 000 jeunes aux JMJ de Cracovie en 2016 » ? Pire encore « le non-dit qui fait sourire aux anges certains, que les prêtres qui célèbrent ce rite « ancien » seraient de meilleurs ministres que ceux qui reconnaissent sans états d’âme la dimension normative de tous les conciles, jusqu’au dernier ? Pourquoi vouloir établir entre nous des différences de légitimité ? »
De cette critique implicite, par la pratique exclusive (à défaut d’affirmation explicite), il faut sortir selon le père de Sinety : « Le succès indéniable du Pèlerinage de Pentecôte ne portera du fruit que s’il s’ouvre à l’ordinaire de ce que propose l’Église. » Les mêmes fruits amers que ceux que l’on connaît déjà depuis l’apparition de la nouvelle messe, fruits pourris qui font que la jeunesse opte massivement pour la messe de ses ancêtres dans la foi…
Comment rompre un tel nœud fait pour se resserrer toujours plus autour du cou ? M. l’abbé Pagliarani, supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X, [5] affirmait l’an dernier qu’il faut faire « un choix pressant entre deux options :
- ou l’on garde la liberté inconditionnelle de professer la foi intégralement, et on prend les moyens proportionnés en laissant la Providence gérer les conséquences ; c’est le choix qu’a fait la Fraternité Saint-Pie X avec Mgr Lefebvre ;
- ou on soumet cette possibilité [de célébrer la messe tridentine] à la volonté d’une autorité qui va dans le sens opposé. Et qui le dit et l’avoue.
Ce dernier choix est une impasse. Il est impossible d’aller de l’avant sans l’union des volontés. Vous ne pouvez pas mettre ensemble deux entités dont les volontés vont en deux sens opposés. Tôt ou tard vous arrivez à la situation de la crise actuelle. On donne un privilège, on donne un indult ; on crée ainsi une situation particulière, bancale ; et on attend l’espace d’une génération par exemple ces 30 ans passés. Mais ce qui est octroyé, pour les uns a une signification et vise un but particulier, et pour les autres vise le but opposé. On ne peut pas vouloir à la fois le bien des âmes par la Tradition et une nouvelle Église sans la Tradition. »
Tiraillé et mis sous pression entre ces deux buts opposés, le pèlerinage Notre-Dame de Chrétienté donnera-t-il le « pourquoi » de son interdiction de la nouvelle messe sollicité par le père de Sinety ?
- 16 000 pèlerins revendiqués cette année.[↩]
- Suite aux sacres épiscopaux de 1988, Rome a concédé la célébration de l’ancienne liturgie à quelques communautés (La Fraternité Saint-Pierre, l’Institut du Christ-Roi, l’Institut du Bon-Pasteur, l’abbaye bénédictine du Barroux, la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, les dominicaines enseignantes de Pontcallec, les chanoines de Lagrasse et la Fraternité Saint Jean-Marie-Vianney de Campos au Brésil pour les principales), afin de récupérer les prêtres et les fidèles de la Fraternité Saint-Pie X. Parmi elles, la Fraternité Saint-Pierre, fondée le 18 juillet 1988, soit deux semaines après le motu proprio Ecclesia Dei adflicta. Ces communautés ecclésiadéistes bénéficient de l’acte héroïque posé par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988. Si le fondateur d’Ecône n’avait pas effectué ces sacres épiscopaux, la Rome conciliaire ne leur aurait jamais accordé la liturgie traditionnelle. En contrepartie de cette concession, elles doivent reconnaître la nouvelle messe comme un rite pleinement légitime et accepter (ou du moins, ne pas critiquer de manière officielle) les documents conciliaires. Un tel silence officiel constitue, en soi, une complicité coupable.[↩]
- Dont dépend l’Eglise Saint-Etienne, desservie par l’Institut du Christ-Roi Souverain Prêtre (ICRSP).[↩]
- Lettre à l’abbé Daniel Couture, 18 mars 1989, dans Bernard Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre, une vie, Clovis, 2002, p. 600.[↩]
- Congrès du Courrier de Rome, le 15 janvier 2022 à Paris.[↩]