Un moraliste pris de vertige

Dans un monde où le bien et le mal sont entre­mê­lés, il est capi­tal de ne pas confondre le mal qui est choi­si et le mal qui est subi.

Dans un cas, le mal est vou­lu comme moyen ou comme fin : il rend la volon­té elle-​même mau­vaise [1]. Dans l’autre, le mal n’est qu’une consé­quence néfaste mais inévi­table : il peut être tolé­ré à cer­taines condi­tions[2].

Élaborée par les mora­listes, la dis­tinc­tion entre le volon­taire direct (ce qui est vou­lu) et le volon­taire indi­rect (ce qui est tolé­ré) a été plei­ne­ment assu­mée par le magis­tère de l’Église[3]. Il arrive pour­tant que cer­tains théo­lo­giens, même émi­nents, la perdent de vue au risque d’ébranler tout l’édifice moral[4].

Un premier débat entre médecin et moraliste

Le 31 décembre 1930, Pie XI publie une ency­clique « sur le mariage chré­tien consi­dé­ré au point de vue de la condi­tion pré­sente, des néces­si­tés, des erreurs et des vices de la famille et de la socié­té ». Le pape y flé­trit, entre autres, les atteintes directes à la vie de la mère ou de l’enfant :

« Il faut […] men­tion­ner un autre crime extrê­me­ment grave par lequel il est atten­té à la vie de l’enfant encore caché dans le sein de sa mère. Les uns veulent que ce soit là chose per­mise, et lais­sée au bon plai­sir de la mère ou du père ; d’autres recon­naissent qu’elle est illi­cite, à moins de causes excep­tion­nel­le­ment graves aux­quelles ils donnent le nom d’indication médi­cale, sociale, eugénique. […]

« Quant à “l’indication médi­cale ou thé­ra­peu­tique”, pour employer leur lan­gage, nous avons déjà dit […] com­bien nous res­sen­tons de pitié pour la mère que l’accomplissement du devoir natu­rel expose à de graves périls pour sa san­té, voire pour sa vie même : mais quelle cause pour­rait jamais suf­fire à excu­ser en aucune façon le meurtre direct d’un inno­cent ? Car c’est de cela qu’il s’agit ici. Que la mort soit don­née à la mère, ou qu’elle soit don­née à l’enfant, on va contre le pré­cepte de Dieu et contre la voix de la nature : “Tu ne tue­ras pas !” La vie de l’un et de l’autre est chose pareille­ment sacrée ; per­sonne, pas même les pou­voirs publics, ne pour­ra jamais avoir le droit d’y atten­ter[5]. »

Quelques semaines plus tard, L’Osservatore Romano ouvre ses colonnes au Professeur Ernesto Pestalozza, direc­teur de la cli­nique obstétrico-​gynécologique de l’Université royale de Rome[6]. Celui-​ci, tout en flé­tris­sant l’avortement pra­ti­qué sous cou­vert d’indication eugé­nique ou sociale, sug­gère que l’avortement dit thé­ra­peu­tique —c’est-à-dire celui qui vise à sau­ver la vie de la mère— est mora­le­ment licite et ne contre­vient pas à l’enseignement pontifical.

Dans la fou­lée, le P. Agostino Gemelli ofm publie un article cor­rec­tif dans le même pério­dique[7]. Reprochant au pra­ti­cien de ne pas dis­tin­guer avor­te­ment direct et avor­te­ment indi­rect, le fon­da­teur et chan­ce­lier de l’Université catho­lique du Sacré-​Cœur de Milan rap­pelle les condi­tions à obser­ver pour poser une action à double effet : « Lorsque d’une action, indif­fé­rente ou bonne en elle-​même, dérivent deux effets, l’un bon et l’autre mau­vais, si la volon­té porte seule­ment sur l’effet bon, et s’il y a des causes pro­por­tion­nel­le­ment graves pour per­mettre l’effet mau­vais, l’action est licite[8] ».

La polé­mique semble appa­rem­ment mar­quer le pas, mais elle rebon­dit à l’automne lorsqu’une revue médi­cale publie par­tiel­le­ment le dis­cours d’ouverture du XXXe Congrès de la socié­té ita­lienne d’obstétrique et de gyné­co­lo­gie réuni à Milan du 18 au 20 octobre 1931[9]. Tout en refu­sant « l’avortement pro­cu­ré sous des pré­textes eugé­niques et sociaux, ou par une pitié mal­en­ten­due pour la femme qui craint le scan­dale », le Professeur Pestalozza répète ce qu’il affir­mait déjà en début d’année dans L’Osservatore Romano. A ses yeux, l’avortement pro­vo­qué pour des rai­sons médi­cales « ne vise en aucune façon à tuer direc­te­ment l’innocent, comme le texte de l’encyclique semble le pré­su­mer, mais elle a pour seul but de sau­ver la femme d’un très grand dan­ger[10] ».

Une controverse postérieure entre moralistes

Comment le Professeur Pestalozza en est-​il arri­vé là ?

Pour le P. Gemelli, « l’illustre méde­cin part d’un exemple (celui de l’ablation de l’utérus dans une femme enceinte) clas­sé par le P. Vermeersch sj et par d’autres théo­lo­giens comme “avor­te­ment indi­rect” et admis dès lors comme licite non seule­ment dans les dif­fé­rents manuels de théo­lo­gie morale et de méde­cine pas­to­rale, mais encore dans un récent caté­chisme[11] des­ti­né aux fidèles[12] ». De cet exemple pré­cis, le Professeur Pestalozza conclue à la licéi­té morale de toutes les formes d’avortements dits thé­ra­peu­tiques. Présent durant le congrès de Milan, le P. Gemelli engage de vive voix la dis­cus­sion avec le pra­ti­cien et rend compte de ces débats dans deux articles publiés dans L’Osservatore Romano les 28 et 29 octobre.

Sûr de son fait, le P. Gemelli sou­tient que « l’ablation de l’utérus can­cé­reux chez une femme enceinte est un avor­te­ment direct[13] ». Nul ne sau­rait donc en déduire que les autres formes d’avortement dit thé­ra­peu­tique sont licites. A ses yeux, les avor­te­ments qua­li­fiés de thé­ra­peu­tiques par le corps médi­cal comme le cas par­ti­cu­lier trai­té par le P. Vermeersch sont des avor­te­ments directs flé­tris par la récente encyclique.

Nommément mis en cause par le P. Gemelli, le P. Vermeersch sj publie au prin­temps 1932 un article sur la cau­sa­li­té directe et indi­recte dans une revue édi­tée par l’Université pon­ti­fi­cale gré­go­rienne[14]. L’année sui­vante, la Nouvelle revue théo­lo­gique —diri­gée par la Compagnie de Jésus et impri­mée à Bruxelles— ouvre ses colonnes aux deux contro­ver­sistes. Le P. Gemelli ouvre le feu en expo­sant dans un long article en deux par­ties ce qu’il entend par avor­te­ment indi­rect[15]. Le P. Vermeersch lui répond en insis­tant sur la dif­fé­rence entre avor­te­ment direct et avor­te­ment indi­rect[16]. Le P. Gemelli reprend la plume pour éclair­cir quelques points sou­le­vés par le P. Vermeersch[17] avant que ce der­nier ne conclue l’échange par un arti­cu­let[18].

Un principe, trois arguments et une conséquence

La posi­tion du P. Gemelli est claire : « Je déclare illi­cite l’extirpation de l’utérus can­cé­reux pen­dant la gros­sesse, comme équi­va­lant à pro­cu­rer direc­te­ment l’avortement[19] ». Pour la sou­te­nir, le fran­cis­cain invoque un prin­cipe (1), déve­loppe trois argu­ments (2–4) et tire une consé­quence (5).

Primo. Il est inco­hé­rent d’estimer mora­le­ment illi­cite toute forme d’avortement dit thé­ra­peu­tique et licite l’ablation de la matrice can­cé­reuse et gra­vide : « Si l’extirpation de l’utérus can­cé­reux pen­dant la gros­sesse doit être consi­dé­rée comme licite, parce que l’avortement pro­vo­qué dans ce cas est indi­rect, il fau­dra consi­dé­rer aus­si comme avor­te­ments indi­rects, et par­tant licites, d’autres cas qui prennent com­mu­né­ment en méde­cine le nom d’avortements thé­ra­peu­tiques[20] ».

Pour démon­trer que l’ablation d’un uté­rus can­cé­reux et gra­vide est un avor­te­ment direct et donc mora­le­ment illi­cite, trois argu­ments sont avancés.

Secundo. Un avor­te­ment ne peut être qua­li­fié d’indirect et d’accidentel que si l’issue fatale pour le fœtus est le fruit du hasard : « Un avor­te­ment qui sur­vient comme un acci­dent opé­ra­toire est sans doute un avor­te­ment indi­rect[21] ». Mais « [la mort du fœtus lors d’une hys­té­rec­to­mie pra­ti­quée chez une femme enceinte] est un effet que l’opération pro­voque néces­sai­re­ment d’elle-même[22] ». Donc l’ablation d’un uté­rus can­cé­reux et gra­vide est un avor­te­ment direct.

Tertio. Pour qu’une action à double effet soit mora­le­ment licite, il faut que l’effet bon soit anté­rieur à l’effet mau­vais. Or « l’extirpation de l’utérus suit chro­no­lo­gi­que­ment le meurtre du fœtus [par liga­ture préa­lable des artères et veines qui le mettent en com­mu­ni­ca­tion avec l’organisme mater­nel interne][23] ». Donc l’ablation d’un uté­rus can­cé­reux et gra­vide est illicite.

Quarto. Conformément au prin­cipe de tota­li­té, il est licite de sacri­fier une par­tie (membre, organe ou fonc­tion) pour sau­ver le tout[24]). Or l’effet bon béné­fi­cie ici à la mère tan­dis que l’effet mau­vais affecte le fœtus : « L’emploi d’un remède qui, tout en sau­vant la vie d’un malade, lui cause quelques déran­ge­ments et l’affaiblit tem­po­rai­re­ment, est jus­ti­fié par l’effet bon, plus impor­tant que le pre­mier. A noter : il s’agit ici de la même per­sonne ; dans notre cas, il s’agit au contraire de deux per­sonnes dif­fé­rentes[25] ». Donc l’ablation d’un uté­rus can­cé­reux et gra­vide est un acte mauvais.

Quinto. Pour illus­trer l’atteinte indi­recte à la vie humaine, les manuels de théo­lo­gie morale recou­raient à quelques exemples clas­siques[26]. Cohérent avec son opi­nion, le P. Gemelli sou­tient au contraire qu’il s’agit en l’espèce d’atteintes directes à la vie et que celles-​ci sont licites en ver­tu des ordres don­nés par l’autorité publique :

« Le géné­ral qui attaque une ville enne­mie, tout en pré­voyant avec cer­ti­tude la mort d’enfants inno­cents qui y sont, se trouve jus­ti­fié par la jus­tice de sa cause ; de plus, en temps de guerre, c’est au nom de l’État qu’il tue ; dans notre cas, c’est la per­sonne pri­vée du méde­cin qui tue. De même, le sol­dat qui incen­die le navire enne­mi, tout en sachant sûre­ment qu’il mour­ra lui aus­si dans l’incendie, exé­cute un ordre qui lui a été don­né par l’autorité de ses chefs ; dans notre cas l’autorité publique n’intervient pas[27]. »

Une série de confusions

Voyons ce que le P. Vermeersch répond au prin­cipe (1), aux argu­ments (2–4) et à la consé­quence (5) énon­cés par le P. Gemelli.

Primo. Nombre de pra­ti­ciens estiment que l’intention bonne —sau­ver la vie de la mère— suf­fit à légi­ti­mer toutes les formes d’avortement dit thé­ra­peu­tique. Ils ont tort car la fin ne jus­ti­fie pas les moyens. Pour les en convaincre, il convient de leur pro­cu­rer une solide for­ma­tion phi­lo­so­phique et non de s’attaquer aux prin­cipes ou aux conclu­sions de la morale : « [Le P. Gemelli] nous accor­de­ra volon­tiers que l’abus pos­sible ne nous per­met pas d’altérer la véri­té, en matière d’une impor­tance capi­tale, ni de dis­si­mu­ler une conclu­sion d’enseignement com­mun (nous le ver­rons) et qui sert à d’autres qu’à des pro­fes­seurs de méde­cine. Le vrai moyen de parer à des abus pos­sibles serait d’engager les jeunes aspi­rants méde­cins d’Italie à prendre davan­tage contact avec la phi­lo­so­phie[28] ».

Secundo. Une action n’est pas spé­ci­fiée mora­le­ment par ses effets —connus ou incon­nus, cer­tains ou incer­tains— mais par son objet et par sa fin : « C’est la direc­tion de l’action qui doit nous ren­sei­gner sur la cau­sa­li­té directe ou indi­recte. Or, la cer­ti­tude ou l’incertitude d’un effet ou d’un résul­tat ne modi­fie, n’influence en rien cette direc­tion[29] ». De fait, « en lan­gage phi­lo­so­phique, un effet, même pré­vu et cer­tain, se dit acci­den­tel quand il est dû à l’action concou­rante de deux causes[30] ».

Dans l’agir humain, l’accidentel peut pro­ve­nir soit de l’intelligence soit de la volon­té. Est acci­den­tel à rai­son de l’intelligence ce qui est le fruit du hasard[31]. Est acci­den­tel à rai­son de la volon­té ce qui, dans une action, n’est choi­si ni comme moyen ni comme fin[32]. Ainsi saint Thomas aborde-​t-​il sépa­ré­ment l’homicide qui résulte de la mal­chance[33] (acci­den­tel à rai­son de l’intelligence) et la légi­time défense[34] (acci­den­tel à rai­son de la volon­té). Dans les deux cas, l’homicide est acci­den­tel mais pas pour les mêmes raisons.

Tertio. L’antériorité de l’effet bon sur l’effet mau­vais n’est pas d’ordre chro­no­lo­gique mais d’ordre cau­sal : « L’ordre chro­no­lo­gique n’influe pas sur le carac­tère médiat ou immé­diat de l’effet. — L’effet est immé­diat si l’effet mau­vais n’a pas ser­vi de moyen pour l’obtenir. Or, […] l’extirpation de l’utérus se réa­lise sans qu’on touche au fœtus ; elle se ferait de la même manière, si l’utérus était vide[35] ».

Du point de vue chro­no­lo­gique, il arrive que des civils meurent avant que le bom­bar­de­ment ne détruise la muraille de la ville. Du point de vue cau­sal, les vic­times col­la­té­rales sont tou­jours une consé­quence du bom­bar­de­ment car leur mort n’est vou­lue par les assié­geants ni comme moyen ni comme fin.

Quarto. Dans les actions à double effet, il arrive que l’effet bon et l’effet mau­vais affectent une même per­sonne[36], mais éga­le­ment qu’ils concernent des per­sonnes dif­fé­rentes[37]. Indépendamment des cir­cons­tances acci­den­telles qui les dis­tinguent, la solu­tion des pro­blèmes posés à la conscience par ces situa­tions reste la même.

Celui qui agit doit tenir compte aus­si bien des devoirs envers lui-​même que des devoirs envers le pro­chain. Ce fai­sant, il doit évi­ter, autant que faire se peut, aus­si bien le mal dont lui-​même pour­rait souf­frir que le mal dont le pro­chain pour­rait souf­frir. Que l’effet bon et l’effet mau­vais touchent le même indi­vi­du ou des per­sonnes dis­tinctes ne change rien à l’affaire.

Quinto. Troublé dans sa com­pré­hen­sion du volon­taire indi­rect, le P. Gemelli en vient à miner les prin­cipes et les conclu­sions les plus assu­rées de la morale. Pour évi­ter que quelques méde­cins n’abusent d’un cas par­ti­cu­lier —dont ils mécon­naissent le bien-​fondé— pour jus­ti­fier toutes les formes d’avortement dit thé­ra­peu­tique, le P. Gemelli finit par sug­gé­rer hor­res­co refe­rens que l’autorité publique peut par­fois dis­po­ser direc­te­ment de la vie des innocents.

Or la morale a tou­jours sou­te­nu que l’autorité publique ne sau­rait dis­po­ser direc­te­ment de la vie des inno­cents : « [Saint Thomas] dénie à l’autorité publique tout droit sur la vie des inno­cents et tout pou­voir d’ordonner ou d’autoriser un sui­cide[38] ». Pie XI ne dit pas autre chose dans l’encyclique sus­men­tion­née : « La vie [de la mère et de l’enfant] est chose pareille­ment sacrée ; per­sonne, pas même les pou­voirs publics, ne pour­ra jamais avoir le droit d’y atten­ter[39] ».

Une erreur de méthode

Ayant répon­du aux argu­ments du P. Gemelli, le P. Vermeersch résume l’erreur de méthode com­mise par son contradicteur :

« Pour juger si l’action est bonne, il faut la prendre sépa­rée de l’effet mau­vais. Faire de cet effet un élé­ment d’appréciation pour l’action elle-​même, ce serait oublier la ques­tion, qui est de savoir si, à rai­son de cet effet ou de cette consé­quence, ne devient pas mora­le­ment mau­vaise une action qui, sans elle, serait irréprochable.

« Par consé­quent, pour véri­fier si l’on peut enle­ver un uté­rus can­cé­reux en vue de sau­ver ain­si une vie humaine, alors même que cet uté­rus serait celui d’une femme enceinte, il ne faut pas, dès l’abord, prendre le cas concret d’un uté­rus gra­vide, mais au contraire se bor­ner d’abord au conte­nu essen­tiel de l’action, c’est-à-dire à l’extraction d’un uté­rus ron­gé par une tumeur mor­telle ; et puis ajou­ter la cir­cons­tance acci­den­telle de la gros­sesse pour por­ter un juge­ment d’ensemble défi­ni­tif[40]. »

Les leçons d’une controverse

Par-​delà ses péri­pé­ties, cette contro­verse ne manque pas d’intérêt pour ceux qui la découvrent à un siècle de dis­tance. Les leçons dont elle est grosse sont et res­tent d’une actua­li­té brûlante.

La contro­verse entre théo­lo­giens plonge ses racines dans le débat entre le Professeur Pestalozza et le P. Gemelli. Or ce débat a été per­tur­bé par des ques­tions épis­té­mo­lo­giques. L’approche du méde­cin n’est pas l’approche du mora­liste. Pour le méde­cin, n’est acci­den­tel que ce qui relève de la for­tune, du hasard, de la mal­chance. Pour le mora­liste, est acci­den­tel éga­le­ment ce qui, bien que pré­vu, n’est pas vou­lu ni comme fin ni comme moyen. A la fois méde­cin et mora­liste, le P. Gemelli a tel­le­ment pri­vi­lé­gié l’approche du méde­cin qu’il a fini par perdre de vue celle du mora­liste[41]). Bien qu’intervenant comme mora­liste, le P. Gemelli a rai­son­né, par­lé et écrit en tant que méde­cin, au point de s’opposer à ses confrères mora­listes, dont le P. Vermeersch n’était au final que le représentant.

Pour convaincre le corps médi­cal de l’immoralité de l’avortement dit thé­ra­peu­tique, le P. Gemelli a res­treint la caté­go­rie des avor­te­ments indi­rects aux seuls cas où le hasard et la mal­chance expliquent la mort du fœtus. Ce fai­sant, il est entré en conflit avec ses confrères qui, fidèles à l’approche propre au mora­liste, avaient gar­dé aux qua­li­fi­ca­tifs indi­rect et acci­den­tel leur exten­sion pleine et entière en morale.

Dans le désir de convaincre les méde­cins, le P. Gemelli a été conduit par cohé­rence logique, d’un côté, à res­treindre le domaine des atteintes indi­rectes à la vie humaine à ce qui résulte du hasard et, d’autre part, à étendre le domaine des atteintes directes à la vie humaine en légi­ti­mant le droit de l’État à dis­po­ser des vies inno­centes. Le glis­se­ment de ces deux plaques tec­to­niques a pro­vo­qué un séisme moral dont son ini­tia­teur n’a, semble-​t-​il, pas eu conscience. C’est dire com­bien science et pru­dence ne vont pas tou­jours de pair[42], même chez les moralistes.

Reconnaissons pour finir que cette contro­verse rela­tive à l’action à double effet et aux règles qui la régissent n’est ni la pre­mière ni la der­nière. Sous des dehors appa­rem­ment simples, ces règles recèlent une réelle com­plexi­té qui a occa­sion­né moult contro­verses et mal­en­ten­dus depuis 150 ans[43]. Une relec­ture des règles du volon­taire indi­rect a même conduit à l’élaboration d’un nou­veau sys­tème moral : le pro­por­tion­na­lisme, dont nous exa­mi­ne­rons pro­chai­ne­ment la pertinence.

Source : Cahiers Saint Raphaël n° 149, décembre 2022

Notes de bas de page
  1. « La volon­té devient mau­vaise dès lors qu’elle se porte vers un objet que la rai­son lui pré­sente comme mau­vais. » (Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, I‑II, q. 19, a. 5, c).[]
  2. « Le bien est grand et l’emporte sur le mal, car le bien peut exis­ter sans le mal, mais le mal [ne peut exis­ter] sans le bien. C’est pour­quoi le Seigneur sup­porte beau­coup de maux afin qu’arrivent ou même ne dis­pa­raissent pas beau­coup de biens. » (Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Évangile de saint Mathieu, ch. 13, leçon 2, n° 1148).[]
  3. François Knittel, « Volontaire direct et indi­rect », Cahiers de saint Raphaël, n° 147, été 2022, p. 58–61.[]
  4. Jean-​Gabriel Kern, « L’objet moral. Réflexions autour d’un para­graphe mécon­nu de l’encyclique Veritatis Splendor et de sa dif­fi­cile récep­tion », Revue Thomiste, n° 104 (2004), p. 380 : « Ne plus per­ce­voir la dif­fé­rence entre une mort vou­lue et une mort adve­nue signi­fie­rait tout sim­ple­ment la ruine de la morale en ses fon­de­ments les plus intui­ti­ve­ment évi­dents. »[]
  5. Pie XI, Encyclique Casti connu­bii, 31 décembre 1930.[]
  6. Ernesto Pestalozza, « Après l’encyclique sur le mariage chré­tien — La voix de la science » dans L’Osservatore Romano, 22 jan­vier 1931.[]
  7. Agostino Gemelli, « Mise au point néces­saire » dans L’Osservatore Romano, 28 jan­vier 1931.[]
  8. Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (1) » dans Nouvelle revue théo­lo­gique [NRT], vol. 60, n° 6, 1933, p. 511.[]
  9. Ernesto Pestalozza, « Discours d’ouverture du XXXe Congrès de la socié­té Italienne d’Obstétrique et de Gynécologie (18–20 octobre 1931) » dans La Clinique Obstétrique, novembre 1931.[]
  10. Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (1) », p. 511.[]
  11. Arthur Vermeersch, Catechismo del matri­mo­nio cris­tia­no secon­do l’Enciclica “Casti Connubii”, Torino-​Roma, Marietti, 1931.[]
  12. Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (1) », p. 512.[]
  13. Ibid., p. 515.[]
  14. Arthur Vermeersch, « De cau­sa­li­tate per se et per acci­dens, seu direc­ta et indi­rec­ta » dans Periodica de re mora­li, cano­ni­ca et litur­gi­ca, vol. 21, avril 1932, p. 101–116.[]
  15. Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (1) » dans NRT, vol. 60, n° 6, 1933, p. 500–527 et « De l’avortement indi­rect (2) » dans NRT, vol. 60, n° 7, 1933, p. 577–599.[]
  16. Arthur Vermeersch, « Avortement direct ou indi­rect. Réponse au T.R.P. Gemelli ofm » dans NRT, vol. 60, n° 7, 1933, p. 600–620.[]
  17. Agostino Gemelli, « Encore l’avortement indi­rect. Réponse au T.R.P. Vermeersch sj » dans NRT, vol. 60, n° 8, 1933, p. 687–693.[]
  18. Arthur Vermeersch, « Une courte conclu­sion » dans NRT, vol. 60, n° 8, 1933, p. 694–695.[]
  19. Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (1) », p. 500.[]
  20. Ibid., p. 501.[]
  21. Ibid., p. 508.[]
  22. Ibid., p. 524.[]
  23. Ibid., p. 523.[]
  24. « On ne peut cou­per un membre que s’il n’y a pas d’autre manière d’assurer la san­té du corps entier. » (Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 65, a. 1, ad 3[]
  25. Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (2) », p. 587.[]
  26. En l’occurrence, les vic­times col­la­té­rales occa­sion­nées par le siège d’une ville ou le sol­dat qui périt en sabor­dant un navire enne­mi.[]
  27. Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (2) », p. 586.[]
  28. Arthur Vermeersch, « Avortement direct ou indi­rect. Réponse au T.R.P. Gemelli ofm », p. 601.[]
  29. Ibid., p. 605.[]
  30. Ibid., p. 606.[]
  31. « Les choses for­tuites ne pro­viennent pas de notre pré­mé­di­ta­tion, parce qu’elles sont impré­vues et hors de notre inten­tion. » (Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Éthique d’Aristote, lib. 3, leçon 7, n° 463).[]
  32. « Les valeurs morales ne tirent pas leur espèce de ce qui arrive par acci­dent en dehors de l’intention, mais de ce qui est vou­lu en soi inten­tion­nel­le­ment. » (Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 150, a. 2, c).[]
  33. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 64, a. 8.[]
  34. Ibid., a. 7.[]
  35. Arthur Vermeersch, « Avortement direct ou indi­rect. Réponse au T.R.P. Gemelli ofm », p. 612.[]
  36. Par exemple, l’ablation d’un uté­rus can­cé­reux qui induit la sté­ri­li­té chez la même patiente.[]
  37. Par exemple, celui qui en se défen­dant d’un péril mor­tel tue son agres­seur ou l’alpiniste qui coupe la corde pour que son com­pa­gnon de cor­dée se sauve d’une chute mor­telle.[]
  38. Arthur Vermeersch, « Avortement direct ou indi­rect. Réponse au T.R.P. Gemelli ofm », p. 615.[]
  39. Pie XI, Encyclique Casti connu­bii, 31 décembre 1930.[]
  40. Arthur Vermeersch, « Une courte conclu­sion », p. 694 [les ita­liques sont dans l’original].[]
  41. « Au lieu de dire à ces méde­cins (qui ne m’auraient pas com­pris) que l’avortement est direct quand il est cau­sé per se, et qu’il est indi­rect quand il est cau­sé per acci­dens, je pou­vais leur dire que l’avortement est direct, lorsqu’ils parlent d’“indication d’avortement”, c’est-à-dire lorsqu’ils emploient des moyens sûre­ment effi­caces pour pro­vo­quer l’avortement ; qu’il est indi­rect, quand il n’y a pas “d’indication d’avortement”, c’est-à-dire lorsqu’ils emploient “ces moyens cura­tifs qui visent le soin d’une mala­die, moyens qui entraînent la pos­si­bi­li­té (mais non la cer­ti­tude) d’une action secon­daire abor­tive. C’était la seule chose à faire. Je l’ai faite sans entrer en contra­dic­tion avec les dis­tinc­tions théo­lo­giques. » (Agostino Gemelli, « De l’avortement indi­rect (2) », p. 585[]
  42. « La rai­son est sur­tout requise à la pru­dence pour que l’homme sache bien rai­son­ner, en sorte qu’il applique comme il faut les prin­cipes uni­ver­sels aux cas par­ti­cu­liers, les­quels sont variés et incer­tains. » (Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, II-​II, q. 49, a. 5, ad 2).[]
  43. Cf. Nicolas Hendriks, Le moyen mau­vais pour obte­nir une fin bonne. Essai sur la troi­sième condi­tion du prin­cipe de l’acte à double effet, Herder, Rome, 1981.[]

Cahiers Saint Raphaël

Association catholique des infirmières, médecins et professionnels de santé