La Nef à la dérive : Mgr Lefebvre, cause de la crise de l’Eglise ?

Eglise Saint Pierre, Vienne : Saint Pierre et Jésus. Crédits photo : Pascal Deloche / Godong

Le numé­ro de mois de mars de la revue La Nef com­porte un Dossier spé­cial de 22 pages (pages 12–33) consa­cré à la Fraternité Saint Pie X (FSSPX) et sous-​titré : « Quelle place dans l’Eglise ? ». Sous la hou­lette de Christophe Geffroy, c’est en réa­li­té un véri­table réqui­si­toire qui est ici dres­sé à l’encontre de l’œuvre de Mgr Lefebvre.

LES CHEFS D’ACCUSATION

Outre une « petite his­toire » (très par­tiale et fort peu vraie) qu’il nous donne de la Fraternité Saint Pie X (p. 12–17), Monsieur Geffroy publie la prose du cha­noine Albert Jacquemin, maître de confé­rences à la facul­té de droit cano­nique de l’Institut catho­lique de Paris, qui tente d’accréditer, une fois de plus, la « situa­tion de rup­ture de com­mu­nion ecclé­siale » dans laquelle se trou­ve­rait la FSSPX (p. 18–19). S’y ajoute l’écriture du jeune Matthieu Lavagna, qui, depuis quelques temps, réitère ici et là les mêmes argu­ments des­ti­nés à prou­ver que la FSSPX nie l’indéfectibilité de l’Eglise (p. 20–22). Vient ensuite une énième ten­ta­tive du Père Basile Valuet, qui vou­drait éta­blir la par­faite conti­nui­té de Vatican II avec la Tradition sur les trois points pro­blé­ma­tiques contes­tés par la FSSPX et qui sont la liber­té reli­gieuse, l’œcuménisme, le dia­logue inter­re­li­gieux (p. 23–25). Suivent une réflexion de l’abbé Fabrice Loiseau, fon­da­teur de la Société des Missionnaires de la Miséricorde divine, sur « la ten­ta­tion sédé­va­can­tiste », une contri­bu­tion de Pierre Louis sur Traditionis cus­todes, vou­lant véri­fier si, oui ou non, ce docu­ment pour­rait jus­ti­fier a pos­te­rio­ri les sacres de 1988 (p. 28–29), un entre­tien avec l’abbé Grégoire Celier, repré­sen­tant la FSSPX : « La FSSPX, symp­tôme de la crise ? » (p. 30–31) et en guise d’épilogue l’éternel ques­tion­ne­ment fétiche des ecclé­sia­déistes : « Un accord est-​il pos­sible ? » (p. 32–33). La revue publie en annexe les « Réponses aux argu­ments de la FSSPX à pro­pos des sacres de 1988 » déjà pré­sen­tées dans La Pensée catho­lique n° 250 de janvier-​février 1991.

  • Christophe Geffroy : Histoire par­tiale ou his­toire vraie ?
  • Albert Jacquemin : Quelle rup­ture et quelle communion ?
  • Mathieu Lavagna : Indéfectibilité du Pape ou de l’Eglise ?
  • Père Basile : La conti­nui­té à tout prix ?
  • Fabrice Loiseau : Les mirages obs­ses­sion­nels du sédévacantisme
  • Pierre Louis : Le seul sen­sé, à être logique.
  • Christophe Geffroy : La paix sans la guerre ?
  • Réponses fausses à des argu­ments vrais.

Pourquoi une telle attaque en règle ? C’est l’abbé Celier qui en donne l’explication la plus pro­bable dans l’une des réponses don­nées lors de l’entretien (p. 31) : « Pendant quinze ans après le motu pro­prio de 2007, il y a eu une période assez favo­rable pour ceux que l’on appe­lait les « Ecclesia Dei ». Mais leur situa­tion reste pré­caire : ils sont désor­mais l’objet de bri­mades et de per­sé­cu­tions. À Paris, par exemple, en ce qui concerne les lieux où était célé­brée la messe tra­di­tion­nelle, la moi­tié a été sup­pri­mée d’un trait de plume : ce n’est guère ras­su­rant sur l’expérience de la Tradition ».

PREMIER CHEF D’ACCUSATION : PETITE HISTOIRE DE LA FSSPX

L’histoire se résume à ceci, qui dresse une cari­ca­ture éhon­tée : c’est Mgr Lefebvre qui est venu trou­bler la paix et la com­mu­nion ecclé­siale, parce que :

Loin de se conten­ter de main­te­nir l’ancienne messe et de for­mer « clas­si­que­ment » ses sémi­na­ristes, il enga­gea un com­bat viru­lent contre la réforme litur­gique et le concile Vatican II, voyant dans les trois prin­ci­pales « nou­veau­tés » du concile – liber­té reli­gieuse, œcu­mé­nisme et dia­logue inter­re­li­gieux, col­lé­gia­li­té – une apos­ta­sie » (p. 12), le Bref Examen cri­tique du Novus Ordo Missae consti­tuant « une dia­tribe d’une rare vio­lence, sans bien­veillance ni nuances (p. 12).

4. Mais au fait, com­ment aurait-​il pu « for­mer clas­si­que­ment » sans enga­ger « un com­bat viru­lent » contre tout ce qui s’opposait à la for­ma­tion clas­sique ?… Aux yeux de Christophe Geffroy, com­battre l’erreur, ce serait man­quer de bien­veillance et de nuances. Mais encore faut-​il voir où est l’erreur …

Le moment déci­sif de cette his­toire est la Déclaration du 21 novembre 1974 :

Cette décla­ra­tion qui reje­tait expli­ci­te­ment l’autorité pon­ti­fi­cale sur les réformes en cours ne pou­vait être accep­tée par Rome, qui exi­gea de Mgr Lefebvre une rétrac­ta­tion. C’est son refus obs­ti­né qui entraî­na les mesures romaines contre sa Fraternité, celle-​ci n’ayant plus de recon­nais­sance cano­nique ni d’existence légale à par­tir de 1975. Cette décla­ra­tion de novembre 1974 fut impor­tante à plu­sieurs titres : d’abord parce qu’elle mar­qua le début du pro­ces­sus de rébel­lion qui condui­ra aux rup­tures de 1976 et 1988 ; ensuite parce qu’elle est res­tée comme la « charte » constam­ment reven­di­quée par les res­pon­sables de la FSSPX – encore tout récem­ment à l’occasion de son 50e anni­ver­saire (p. 13).

A par­tir de là, tout s’enchaîne, irré­sis­ti­ble­ment, pour Christophe Geffroy. En effet, voir dans la Déclaration du 21 novembre le « début d’un pro­ces­sus de rébel­lion », c’est situer l’historique des rap­ports entre Rome et Ecône dans le dépen­dance d’une vision léga­liste et fai­sant tota­le­ment abs­trac­tion de la réa­li­té de la crise de l’Eglise. Au prix d’une inver­sion radi­cale, le bien de l’obéissance en devient supé­rieur au bien de la foi. Ou plus exac­te­ment, une concep­tion faus­sée de l’obéissance conduit Monsieur Geffroy à réduire la foi à la seule dimen­sion des opi­nions hété­ro­doxes des hommes d’Eglise de l’heure présente.

Les reproches adres­sés à Mgr Lefebvre par le direc­teur de la publi­ca­tion de La Nef sont ici extrê­me­ment révélateurs :

Les pro­pos de Mgr Lefebvre lais­saient entre­voir une notion de l’Église proche de la concep­tion pro­tes­tante. Il pré­ten­dait conti­nuer l’Église parce que seul avec ses amis il gar­dait la vraie foi : ce serait donc la foi qui indi­que­rait où est l’Église – concep­tion pro­tes­tante – , alors que la doc­trine catho­lique enseigne que là où est le pape, là où est l’Église, là est la foi (p. 16).

Mgr Lefebvre a gar­dé la vraie foi non point « seul avec ses amis », mais dans l’obéissance à vingt siècles de Magistère, pré­cé­dé par tous les Papes et tous les évêques d’avant Vatican II qui se sont oppo­sés aux fausses doc­trines du libé­ra­lisme enté­ri­nées par ce Concile. Le pos­tu­lat pro­tes­tant (qui est celui du moder­nisme) consiste à assi­mi­ler la foi à la conscience et à pré­tendre que l’Eglise est l’assemblée des consciences, la conscience com­mune des croyants : la conscience dès lors indique où est l’Eglise. La doc­trine catho­lique enseigne que d’un point de vue consti­tu­tif et essen­tiel, là où est la foi, là est l’Eglise et là est le Pape car c’est la pro­fes­sion de foi qui défi­nit comme tel et qui consti­tue le lien de l’unité de l’Eglise et avec lui le lien de l’unité de gou­ver­ne­ment, dont l’objet est de régler la pro­fes­sion publique de la vraie foi. Du point de vue du signe et de la visi­bi­li­té, il est alors juste de dire que là où est le Pape, là est l’Eglise et là est la foi, mais il s’agit alors de la visi­bi­li­té d’un effet qui ren­voie sa cause. D’un point de vue consti­tu­tif, sans la cause pas d’effet, et sans la foi, pas d’Eglise ni de Pape. Car ce n’est pas le Pape qui consti­tue la pro­fes­sion de foi de l’Eglise.

En effet, le Saint Esprit n’a pas été pro­mis aux suc­ces­seurs de Pierre, afin qu’ils publient une nou­velle doc­trine que le Saint Esprit leur révé­le­rait, mais afin qu’ils gardent sain­te­ment et exposent fidè­le­ment le dépôt de la foi, c’est à dire la révé­la­tion trans­mise par les Apôtres, avec l’assistance du Saint Esprit. 

Concile Vatican I, consti­tu­tion Pastor aeter­nus, cha­pitre IV, DS 3070.

Et ici, la visi­bi­li­té de l’effet est celle d’une constance dans la même pro­fes­sion de la même doc­trine. En effet, « la doc­trine de foi que Dieu a révé­lée n’a pas été pro­po­sée comme une décou­verte phi­lo­so­phique à faire pro­gres­ser par la réflexion de l’homme, mais comme un dépôt divin confié à l’Epouse du Christ pour qu’elle le garde fidè­le­ment et le pré­sente infailli­ble­ment. En consé­quence, le sens des dogmes sacrés qui doit être conser­vé à per­pé­tui­té est celui que notre Mère la sainte L’Eglise a pré­sen­té une fois pour toutes et jamais il n’est loi­sible de s’en écar­ter sous le pré­texte ou au nom d’une com­pré­hen­sion plus pous­sée » [1]. Le pro­tes­tan­tisme – incons­cient – de Monsieur Geffroy le conduit à vou­loir impo­ser à l’Eglise ensei­gnée d’aujourd’hui le contraire de ce qu’a tou­jours impo­sé l’Eglise ensei­gnante, depuis vingt siècles. Et à refu­ser aux catho­liques le bon droit de se défendre contre l’invasion du néo moder­nisme dans l’Eglise.

La Déclaration du 21 novembre 1974 ne fait que mani­fes­ter en quoi consiste fon­da­men­ta­le­ment le pro­blème qui met aux prises le Saint Siège avec les évêques et les prêtres de la Fraternité Saint Pie X. L’explication est simple : il s’agit là de la diver­gence de la Rome actuelle d’avec la Rome de tou­jours, et cette diver­gence concerne la manière de com­prendre et de pro­po­ser la doc­trine révé­lée par Dieu. C’est pour­quoi, ce pro­blème ne sau­rait en aucune façon s’expliquer en rai­son de l’attitude adop­tée jusqu’ici par Mgr Lefebvre et la Fraternité Saint Pie X à l’égard de la Rome actuelle. Ce qui pose pro­blème, ce n’est pas la Fraternité Saint Pie X, c’est la Rome actuelle, la Rome « de ten­dance néo pro­tes­tante et néo moder­niste », comme aimait à dire Son Excellence Mgr Marcel Lefebvre. C’est la Rome actuelle qui pose aujourd’hui pro­blème, du fait même qu’à Rome les membres actuels de la hié­rar­chie, le Pape et les évêques, ont adop­té cette ten­dance nou­velle, pro­tes­tan­ti­sante et moder­ni­sante, rom­pant par le fait même avec la Rome éter­nelle. Et ce à l’occasion du concile Vatican II. Et c’est à Monsieur Geffroy de nous prou­ver qu’il en irait autrement.

Notes de bas de page
  1. Concile Vatican I, consti­tu­tion Dei Filius, cha­pitre IV, DS 3020.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.