Depuis son arrivée à Strasbourg, Mgr Luc Ravel a multiplié les initiatives face aux scandales qui secouent l’Église : publication de la lettre pastorale Mieux vaut tard en septembre 2018, envoi du message Une bonne fois pour toutes ! aux prêtres du diocèse pour Noël, lecture impérée d’une homélie rédigée par ses soins à toutes les messes du dimanche 24 mars 2019, indiction d’un jour de prière et de jeûne le vendredi 29 mars 2019.
Dernière initiative en date : la publication d’un livre intitulé Comme un cœur qui écoute (Artège, 225 pages, 9,90 €).
Au fil des pages
Dès l’introduction, l’archevêque [A.] constate que de nos jours une double pression s’exerce sur l’Église pour qu’elle sorte de son inertie : une pression à chaud, exercée par l’actualité et les media, qui a déclenché une prise de conscience ; une pression à froid, exercée par les cris des victimes et les exigences de l’Évangile, qui pousse l’Église à agir. Telle la vigne de l’Évangile (Jn 15, 1–8), l’Église doit en effet être émondée, épurée et allégée par le Père qui discerne, taille et retranche. L’A. entend participer à ce processus en livrant quelques réflexions théologiques et de pastorales. L’ouvrage s’articule autour de trois idées essentielles que le lecteur est invité à faire siennes : tous concernés, les victimes d’abord, il faut que justice passe.
Dans la première partie de l’ouvrage (« Le moment de l’Église »), l’A. insiste sur la nécessité de ne pas remettre à plus tard l’examen de conscience ni les résolutions. « Voici le moment favorable, voici l’heure du salut » (2 Cor 6, 2). L’ampleur des abus constatés en Occident depuis 1945, d’une part, et les soupçons d’abus en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, d’autre part, montrent l’urgence de la tâche. La culture du « pas vu, pas pris » n’est plus de mise. Plus que de tourner la page, il s’agit de se convertir. Pour ce faire, chacun est invité à balayer devant sa porte. Faute de quoi, ce qui ressemble plus à un cancer métastasé qu’à une fièvre passagère continuera à stériliser les initiatives missionnaires et à faire fuir les vocations.
Dans une deuxième partie (« Victimes et bourreaux), l’A. se tourne vers les personnes, aussi bien les victimes que les bourreaux. Les premières sont ces pierres vivantes qui composent la maison de Dieu (1 Pi 2, 5) et dont saint Paul écrit qu’elles sont temples du Saint-Esprit (1 Cor 6, 19). Aussi les abus sont-ils de véritables profanations qui blessent et le corps et l’âme des victimes. Quant aux bourreaux, ils font partie de ces mauvais pasteurs flétris par l’Évangile (Jn 10, 11–16) qui, d’une part, ont abusé de la confiance et du respect des chrétiens et, d’autre part, ont fait main basse sur les brebis au lieu de les conduire au Christ. Que faire de ces mauvais pasteurs ? La question reste hélas sans réponse.
Dans la troisième partie (« La justice et la miséricorde »), l’A. essaie de démêler l’écheveau des relations subtiles entre justice et miséricorde. L’une et l’autre n’ont pas bonne presse, car « il y a ceux que la justice effraie » et « il y a ceux que la miséricorde agace » (p. 150). Or, « celui qui ne pratique pas la justice n’est pas le fils de Dieu ; de même celui qui n’aime pas son frère » (1 Jn 3, 10). Depuis plusieurs décennies, l’amour a bénéficié d’une faveur sans limite tandis que la justice avait mauvaise réputation. Autant miséricorde est synonyme d’amour et de douceur, autant justice rime avec violence, vengeance et haine. Un rééquilibrage était devenu nécessaire.
Pour y parvenir, l’A. consacre de longues pages à expliquer ce que sont la justice de Dieu, la justice des hommes dans l’Église et dans la cité et la justice des regards. Il montre également comment la miséricorde présuppose et accomplit la justice. Des deux larrons crucifiés avec Jésus, l’un accepte la justice et s’ouvre à la miséricorde, l’autre méprise la justice et se ferme à la miséricorde (Lc 23, 39–43). Dans les faits, la miséricorde doit purifier et transformer les victimes comme les bourreaux.
Dans une quatrième et dernière partie (« L’Église de la lumière »), l’A. en appelle à une Église qui veille et qui sème. D’une part, l’Église doit être vigilante pour détecter sans retard ni faiblesse les ennemis de l’extérieur comme ceux de l’intérieur. Ce devoir de vigilance incombe non seulement à l’évêque, mais également à tous les chrétiens qui devraient veiller les uns sur les autres. D’autre part, l’Église doit continuer à semer l’espérance dans les cœurs, y compris et surtout dans ceux des victimes.
Les limites de l’exercice
Une des clés du drame qui secoue actuellement l’Église est la confusion entre justice et miséricorde. Ce point n’a pas échappé à l’A. qui consacre de longues pages à définir l’une et l’autre vertus et à préciser leurs rapports mutuels. Laissant de côté un langage technique qui ferait fuir ses lecteurs, l’A. explique simplement ce qui distingue la morale de la loi, pourquoi la cité et l’Église ont besoin de lois, comment ces différentes lois s’articulent, etc.
L’A. est hélas plus confus lorsqu’il évoque « la justice des regards » et le scandale. Il souligne à juste titre que l’exercice de la justice doit aller de pair avec une certaine publicité pour que l’ordre au bien commun soit restauré, les bons récompensés et les méchants punis.
Mais un constat s’impose : la crise actuelle ne résulte pas d’un manque de publicité dans l’exercice de la justice, mais du fait que la justice n’a tout simplement pas été rendue. On peut comprendre que l’autorité souhaite entourer de discrétion certaines affaires délicates afin que la justice s’exerce dans la sérénité. Par contre, ce qui est intolérable et inadmissible, c’est de prétexter la discrétion pour cacher un déni de justice. Voilà la véritable pierre de scandale.
Par ailleurs, l’A. se trompe lorsqu’il mêle la justice (des regards) et le scandale. Le scandale comme la miséricorde se définissent en effet à partir de la charité : le scandale est un péché opposé spécialement à la charité (II-II, q. 43) ; la miséricorde est une manifestation extérieure de la charité (II-II, q. 30). Justice et scandale doivent donc être adéquatement distingués tout comme justice et miséricorde, sous peine d’entretenir la confusion dans les esprits.
Le lecteur reste également sur sa faim quant aux causes spécifiques de la crise actuelle. L’A. écrit à plusieurs reprises que les faits délictueux ont débuté à la fin de la seconde Guerre mondiale (p. 13, 18 et 34). Certes, mais pourquoi à ce moment-là ? Aucune raison n’est donnée.
Deux causes d’abus sont avancées : le cléricalisme et une psychologie égocentrée (p. 84–89). Le cléricalisme consiste à abuser de l’autorité spirituelle en la mettant au service des trois concupiscences (1 Jn 2, 16). Mais pourquoi le cléricalisme ainsi défini serait-il plus prégnant de nos jours qu’autrefois ? L’A. n’en dit rien. Le cléricalisme n’est donc pas une cause spécifique de la crise actuelle. Pas plus d’ailleurs que les personnalités égocentrées dont les méfaits sont d’aujourd’hui comme d’hier.
Le flou sur les causes de la crise actuelle entraîne fatalement un flou sur les remèdes à mettre en œuvre. La rédaction d’une charte de bonne conduite et de bientraitance est évoquée (p. 196–198). L’efficacité du remède est plus que discutable, car les abus n’ont certainement pas pour cause l’absence d’une telle charte !
L’idée d’amener les tribunaux diocésains à traiter de ces abus est séduisante (p. 191). Mais l’A. lui-même émet des doutes sur la capacité de l’Église à rendre justice (ib.). Ces doutes ne laissent pas d’être préoccupants dès lors qu’on pense aux innombrables procédures en nullité de mariage traitées par les officialités !
Faire justice après que le crime ait été commis est assurément une nécessité. S’attaquer aux racines du crime est plus urgent encore.
Abbé François KNITTEL
Mgr Luc Ravel, Comme un cœur qui écoute, Artège, 225 pages, 9,90€
Sources : La Lettre de Saint Florent n°259 /La Porte Latine du 11 juillet 2019