Le conflit qui oppose depuis plusieurs années l’Ukraine à la Russie, et qui vient de prendre une tournure dramatique depuis le 24 février 2022, ne saurait s’expliquer en recourant au seul argument géopolitique : les schismes qui secouent depuis plusieurs siècles la nébuleuse orthodoxe permettent de mieux comprendre les racines d’une guerre aux conséquences imprévisibles.
L’Ukraine et la Russie se sont construites au fil d’une histoire commune, tant religieuse que politique, qui trouve sa source dans la principauté médiévale de la Rus’ (ou Rous) de Kiev, dont le prince Vladimir ou Volodymyr, a rejeté le paganisme au Xe siècle, avant de se faire baptiser en Crimée.
A partir de là, Kiev rentre dans la sphère d’influence du patriarcat de Constantinople, à l’époque uni à Rome, qu’elle suivra dans le Grand schisme d’Orient après 1054.
Avec l’essor politique de la Russie et l’affaiblissement de l’Eglise autocéphale byzantine, étouffée sous le joug ottoman, le patriarche œcuménique de Constantinople délègue, en 1686, au patriarche de Moscou le pouvoir d’ordonner le métropolite de Kiev : pour les Russes, il s’agissait là d’un transfert définitif. Pour les Ukrainiens, c’est tout l’inverse.
La situation perdure jusqu’en 1920 : peu de temps après l’avènement du communisme en Russie, un patriarcat indépendant de Moscou se crée, qui sera liquidé par Staline en 1930.
Après l’indépendance de l’Ukraine et la chute de l’Union soviétique en 1991, plusieurs courants « orthodoxes » ukrainiens indépendants ont formé des Eglises non reconnues par Moscou : un mouvement largement encouragé par les Etats-Unis qui reçoivent en grande pompe, en 2018, l’un des chefs de file de l’autocéphalie ukrainienne…
Fin 2018, tout s’accélère : à la suite de la décision du patriarcat œcuménique de Constantinople d’accorder aux orthodoxes d’Ukraine l’autocéphalie, les différents courants orthodoxes du pays se réunissent dans la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev pour réaliser leur réunification. La création d’un nouveau mouvement autocéphale est actée le 15 décembre 2018.
Une décision à travers laquelle le patriarcat de Moscou dénonce un risque majeur de « persécutions massives » contre ses fidèles en Ukraine. Le président ukrainien d’alors, Petro Porochenko, allié des Etats-Unis, y voit quant à lui la « véritable indépendance de l’Ukraine vis-à-vis de Moscou » et l’apparition d’une église « sans Poutine (…) et sans prière pour l’armée russe », ce dont il se félicite.
Les marges de manœuvre de la nouvelle Eglise sont toutefois limitées par le patriarcat de Constantinople, car elle n’est qu’une métropole circonscrite au territoire ukrainien et dirigée par le métropolite de Kiev, dont la nomination dépend du patriarche de Constantinople.
Cependant, l’union n’est pas totale : plus d’un cinquième des fidèles ukrainiens continuent de demeurer fidèle au patriarcat de Moscou, qui craint une « persécution massive » de ses fidèles en Ukraine, crainte devenue réalité, selon les Russes. Et donc un motif d’intervenir militairement.
Pour preuve, dans son discours du 21 février dernier, visant à justifier l’invasion de l’Ukraine, lors d’un récit dénoncé comme « falsifié » par les médias occidentaux, Vladimir Poutine affirme que Kiev se prépare à la « destruction de l’Eglise orthodoxe ukrainienne rattachée au Patriarcat de Moscou ».
Le début de l’intervention militaire russe a continué à ébranler les courants de l’orthodoxie, alternant entre dénonciation mutuelle des méfaits de la guerre imputés à l’Eglise rivale, ou manifestation d’un certain esprit de conciliation en vue de faire taire au plus tôt le bruit des armes.
Pour la minorité uniate, principalement située à l’Est du pays, qui a fait le choix courageux de l’unité romaine en 1596, la guerre soulève également de nombreuses inquiétudes : « chaque fois que la Russie a pris, dans l’Histoire, le contrôle de l’Ukraine, l’Eglise catholique ukrainienne a été détruite », rappelle Mariana Karapinka, porte-parole de l’archiéparchie uniate de Philadelphie (Etats-Unis).
Une crainte relayée par le Souverain Pontife en personne : le 25 février dernier, le pape François se rendait, dans un geste sans précédent, à l’ambassade de Russie près le Saint-Siège afin « d’exprimer personnellement son inquiétude au sujet de la guerre ».
Le même jour enfin, le successeur de Pierre appelait Mgr Sviatoslav Shevchuk, chef de file des uniates ukrainiens, pour lui assurer qu’il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour aider à mettre fin au conflit en Ukraine.
L’appel à la prière du supérieur général de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X trouve ici tout son sens : « demandons à Dieu, par l’intercession de la Vierge Marie, vénérée en Ukraine spécialement au titre de son Assomption glorieuse, un secours spirituel pour les fidèles ukrainiens, ainsi que la protection des lieux de culte, églises et chapelles, surtout ceux situés à l’Est du pays ».
Sources : Associated Press/Sciences Po/Aciafrique – FSSPX.Actualités