A l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du Dies natalis de Mgr Marcel Lefebvre, fondateur de la FSSPX, Mgr Bernard Tissier de Mallerais, évêque auxiliaire de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, a bien voulu répondre aux questions que nous lui avons posées.
Mgr Tissier de Mallerais, vous êtes l’un des premiers parmi nous à avoir connu et suivi Monseigneur Lefebvre. De plus, vous êtes son biographe. Que vous évoque Monseigneur Lefebvre, 25 ans après sa mort ? Quel fut son grand « mot d’ordre » ?
Mgr Tissier de Mallerais – Le nom de Monseigneur Lefebvre évoque à ma mémoire l’homme doux et humble de cœur et à la fois le prélat fort et violent, de cette violence dont le Seigneur dit que ceux qui l’ont s’emparent du Royaume des cieux. Son mot d’ordre fut sans nul doute sa devise épiscopale « Credidimus caritati : Nous avons cru en l’amour. » Il voulait dire avec saint Jean : « Nous avons reconnu l’amour de Dieu pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16), ou encore avec l’Adeste Fideles de Noël. « Sic nos amantem, quis non redamaret ! » ce qui signifie : « Celui qui nous a tant aimés, qui ne l’aimerait de retour ? »
Toute sa vie a donc été une question de donner ou de rendre à Dieu amour pour amour : depuis sa vocation sacerdotale à 17 ans, jusqu’à sa mort comme excommunié. Le cardinal Oddi, qui le connaissait, disait de lui : « Il a trop aimé l’Église ! », c’est-à-dire : il a poussé l’amour de l’Église et de Notre Seigneur à l’extrême en s’exposant aux censures ecclésiastiques les plus graves, suspense et excommunication, pour sauver le sacerdoce et la permanence du saint sacrifice de la messe dans l’Église. Il a suivi son divin Maître : « Propter nimiam caritatem qua dilexit nos Deus… : À cause de la charité excessive par laquelle il nous a aimés, Dieu… » (Antienne des Vêpres du 1er janvier)
Pouvez-vous nous rappeler l’héritage qu’il a reçu, jeune séminariste à Rome ?
Mgr Tissier de Mallerais – C’est simple : l’amour du pape et de l’Église. Les papes vus dans la continuité remarquable de leurs enseignements en matière politique et sociale, depuis Grégoire XVI, Pie IX, jusqu’à saint Pie X et Pie XI. Ce qu’ils ont enseigné durant un siècle et demi contre les erreurs du libéralisme et du modernisme. Au collège de Tourcoing, il n’avait pas saisi la malice de ces erreurs et le rôle capital de ces papes pour préserver l’Église de leur fléau et maintenir la foi en la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Rue Santa Chiara, sous la direction du père Henri Le Floch, directeur du Séminaire français de Rome, Marcel Lefebvre fit sa conversion intellectuelle : « Ce fut pour moi une révélation totale. J’ai compris que j’étais dans l’erreur. Par exemple, je pensais qu’il était très bien que l’État fût séparé de l’Église. J’étais libéral ! Au séminaire, j’ai compris qu’il me fallait réformer mes idées, à la lumière de ces magnifiques encycliques des papes. Cela nous a montré comment il fallait juger l’histoire. Et du coup, ça nous est resté ! Tout doucement naissait en nous le désir de conformer notre pensée, notre jugement sur les événements, à la pensée de l’Église. Mais ça nous a lancés. Le père Le Floch nous disait : « En entrant au Séminaire, ici à Santa Chiara, vous entrez dans l’histoire de l’Église ». C’est bien cela : Il nous a fait vivre et entrer dans l’histoire de l’Église, c’est-à-dire dans ce combat contre les forces perverses luttant contre Notre Seigneur Jésus-Christ. Cela nous a mobilisés, oui, mobilisés, contre ce funeste libéralisme, contre la Révolution et les puissances du mal à l’œuvre pour renverser l’Église, le Règne de Notre Seigneur Jésus-Christ, les États catholiques, la chrétienté tout entière. »
L’encyclique inaugurale E supremi apostolatus de saint Pie X et la devise pontificale du saint pape : « Omnia instaurare in Christo » ou « Tout récapituler, tout restaurer dans le Christ », l’avait particulièrement enthousiasmé. Comme beaucoup de ses condisciples, il se sentit, je dirais harponné, non pas tant par le thomisme et la théologie qu’il recevait à l’Université grégorienne et qui faisait les délices d’esprits plus spéculatifs, comme celui d’un Victor Alain Berto, mais pour le combat pour le Christ Roi et Prêtre. Puisque Son règne, individuel dans les âmes et social dans la chrétienté, est le fruit de sa croix : « Regnavit a ligno Deus », chantons-nous dans le Vexilla Regis du temps de la Passion : « Dieu règne par le bois, par le bois de sa Croix ; et donc par la Messe, qui est la réactualisation sacramentelle du sacrifice du Calvaire et qui distribue le trésor des mérites du Rédempteur. » Voilà l’héritage reçu par Marcel Lefebvre à Santa Chiara, héritage qu’il était résolu de transmettre coûte que coûte en s’engageant lui aussi dans le combat des papes quand Dieu voudrait. Il était un prêtre préparé.
Comment comprendre la lutte future de Mgr Lefebvre contre deux papes ?
Mgr Tissier de Mallerais – Ce ne fut pas un combat contre des papes, mais contre leurs erreurs. Paul VI l’accusa : « Vous êtes contre le pape ! » Absurde reproche ! « C’est vous, Très Saint-Père, répondit-il, qui nous contraignez à nous éloigner de vous, par fidélité à vos prédécesseurs ! » Et jamais il n’aurait mené ce combat s’il avait été séminariste en France. Il l’a dit lui-même : « Si j’étais entré au séminaire à Lille, ma vie aurait été tout autre. C’est grâce à l’abbé Collin, professeur de mon frère René à Versailles en 1917–1918, que j’ai été envoyé et formé au Séminaire français de Rome », un séminaire unique en son genre, où l’on formait des prêtres pieux et doctrinaux, certes, comme le voulait le Fondateur des Spiritains, Claude Poullart des Places, et c’était déjà magnifique, mais aussi des prêtres combatifs, ce qui était rarissime dans l’Église.
Et alors l’amour des papes et de leur enseignement, qu’on lui insuffla allait le faire souffrir terriblement quarante ans plus tard, au concile Vatican II qui voudrait brader tout ce que Marcel avait reçu, compris, assimilé et aimé à Santa Chiara ! Il serait ensuite amené à contredire des papes, c’est vrai, à refuser l’obéissance aux réformes postconciliaires, lui, le grand obéissant, qui avait enseigné à ses séminaristes africains : « Le pape, c’est le Successeur de Pierre, le Christ sur terre, le Roc inébranlable, la lumière du monde ! » Il lui faudrait admettre, comme l’avait dit Pie XII : « Que si l’Église manifeste des traces évidentes de la condition de notre humaine faiblesse, il ne faut pas l’attribuer à sa constitution juridique, mais plutôt à ce lamentable penchant au mal des individus, que son Divin Fondateur souffre jusque dans les membres les plus élevés de son Corps mystique dans le but d’éprouver la vertu des ouailles et des pasteurs et de faire croître en tous les mérites de la foi chrétienne (…) Ce n’est pas une raison de diminuer notre amour de l’Église, mais plutôt d’augmenter notre piété envers ses membres. » (Encyclique Mystici Corporis, 29 juin 1943, EPS l’Église, n° 1065)
C’est cette piété, ce respect envers les papes, non pour leur personne, mais à cause de leur fonction, qui retiendrait toujours Marcel Lefebvre de toutes réactions ou paroles offensantes envers les papes conciliaires. Et c’est la considération de la permanence de la fonction pontificale suprême sous les erreurs de ces papes équivoques, qui l’empêcherait de tomber dans l’erreur sédévacantiste de ceux qui, scandalisés à juste titre des erreurs de ces pontifes, en concluaient à tort à la perte de leur fonction de papes. Il continuerait d’aller à Rome, de visiter les prélats libéraux ou modernistes, « pour essayer de les convertir » disait-il, ou du moins pour obtenir d’eux « que nous soyons au moins tolérés » et que la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X fût à nouveau canoniquement reconnue (après sa soi-disant suppression du 6 mai 1975), et que « nous soyons reconnus comme nous sommes », disait-il. Ce fut sa politique romaine pendant quinze ans : de la soi-disant ‘suppression’ de la Fraternité en 1975 à sa mort en 1991.
Voudriez-vous me tracer maintenant un portrait de Marcel Lefebvre missionnaire ?
Mgr Tissier de Mallerais – Nommé en août 1930 second vicaire d’une paroisse de la banlieue ouvrière de Lille, l’abbé Marcel Lefebvre se donne avec zèle à sa charge pastorale et à l’apostolat parmi les familles de communistes dont il s’efforce de catéchiser les enfants. Il est pleinement comblé par son travail, pourtant il est mal à l’aise avec le clergé de son diocèse, où il ne retrouve pas l’esprit de combat qu’il a vécu à Santa Chiara. Dès lors, sur les instances de son frère René, missionnaire au Gabon, Marcel oblique vers la vie missionnaire, qui lui semble plus utile, plus dure, plus méritoire, et entre au noviciat des spiritains à Orly en 1931, Après sa profession religieuse, il est envoyé en Afrique noire, au Gabon, sous l’Équateur.
Nommé d’abord professeur puis recteur du séminaire de Libreville, il laisse le souvenir d’un homme d’ordre, excellent organisateur, et d’un homme « très souple, très agréable, souriant, ferme dans les idées, très aimé de ses élèves et apprécié par les pères, manifestant dès les débuts de sa vie missionnaire une compétence et un goût particuliers pour la formation des prêtres. » (Témoignage de son confrère le Père Fauret, futur évêque)
Épuisé au bout de six ans, il est envoyé en brousse, à divers postes successifs, où il poursuit l’œuvre de ses prédécesseurs : notamment les plantations (industrielles ou vivrières), les industries des stations missionnaires : exploitation des forêts, des lacs (pêcheries) et des carrières (pierre, ciment, plâtre et briques), imprimerie, fabrication de bateaux, construction d’un ‘wharf’ à Donguila pour leur accostage ; à la maison des pères, l’aménagement de bureaux d’accueil des fidèles, etc.
Mais le côté spirituel est le principal, car, selon son principe, le bon ordre matériel est au service du bon ordre des âmes. Il laisse à son confrère, un abbé Noir, le soin des écoles de la station : une école primaire et secondaire de garçons et une école des filles (dirigée par les Sœurs), et il va lui-même faire les tournées de brousse. En pirogue ou en pinasse, il visite les villages disséminés le long des rivières, il vérifie le travail de son armée de catéchistes qu’il augmente et forme, il s’assoit pour des séances interminables de confessions sacramentelles, il célèbre la messe et se réjouit d’entendre tout le monde chanter par cœur en grégorien le Kyriale et même toute la messe des défunts. Il bénit des mariages, et enfin il choisit les meilleurs élèves des deux écoles de chaque village pour les emmener aux écoles des stations, où se perfectionneront leurs talents ou bien éclora leur vocation religieuse ou sacerdotale. À ceux qui terminent leurs études ou leur apprentissage, il dit : « Vous retournez au village, vous restez pauvres, vous travaillez. » Et les meilleurs feront des études supérieures dans les écoles d’État ou les universités : ils seront l’élite de demain.
Et quelle marque a‑t-il laissée à Dakar et au Sénégal ?
Mgr Tissier de Mallerais – Comme Vicaire apostolique puis archevêque de Dakar (1947–1962), il construit le séminaire dans un lieu plus propice et fait venir de jeunes professeurs, des pères qu’il a fait envoyer compléter leurs études à Rome : il veut un corps professoral ‘romain’. Il rend vie à la congrégation des sœurs indigènes moribonde ; il construit des églises, celle de Fatick reste emblématique de la ‘percée’ missionnaire qu’il réussit en pays Sérère encore païen grâce au zèle et à l’intelligence de Père Henri Gravrand. Ce jeune père à peine arrivé ne lui a‑t-il pas dit tout de go : « Monseigneur, on m’a nommé chez vous, mais vous savez, moi je veux la mission, la grande mission ! » Ce langage ne déplaît pas à l’évêque Marcel, qui lui dit : « Bon, venez avec moi, je vais vous montrer un endroit qui n’a pas bien démarré ; vous verrez. » Et quelques semaines plus tard, le jeune père lui dit : « Voilà où j’en suis de mon apprentissage de la langue, mais je dois vous le dire, Monseigneur, je le constate, votre mission, elle est moribonde ! » Et l’évêque sourit : « Que proposez-vous ? » Il écoute les propositions révolutionnaires du néophyte : « Monseigneur, pourquoi ne ferions-nous pas pour ces vieux païens polygames un ‘Ancien Testament’, puisqu’on ne peut pas les baptiser ? » Monseigneur crie un peu : « Comment ! pas de baptême ! vous voulez qu’ils se fassent tous musulmans ? » « Justement pas, Monseigneur, au contraire ! Écoutez mon idée ! »
Et le vicaire apostolique écoute, comprend et accepte l’explication qui lui est faite : « Ces païens recevront un certain enseignement de l’Évangile, ils promettront de donner leurs enfants au père pour le catéchisme ; ils promettent de se faire baptiser avant la mort en gardant une seule de leurs femmes, et ils reçoivent tout de suite une carte d’identité ‘d’amis des chrétiens’(qui leur sert aussi dans la vie civile) ; et ils sont ainsi sociologiquement liés à la chrétienté et protégés contre les pressions de l’Islam qui commencent à menacer la ‘ceinture animiste’ du Sénégal. » Alors dans une lettre pastorale, Mgr Lefebvre louera l’entreprise, pourtant à haut risque, sans nommer le père en question : « Il faut un zèle inventif et ingénieux qui ne se contente pas de ses paroissiens ni des méthodes héritées des prédécesseurs, mais qui va de l’avant, avec les moyens, les ennemis et les méthodes du Sénégal d’aujourd’hui, sans toutefois être empreintes d’un esprit de nouveauté ‘qui sapit hæresim’ » – Je renonce à traduire.
En outre, l’évêque fait venir les carmélites de Cholet et leur construit un carmel, afin que leurs prières et leurs sacrifices attirent les bénédictions divines sur ses missions. Puis il découvre la Cité Catholique de Jean Ousset et la patronne, au grand dam du directeur de son Action Catholique Ouvrière ! Il fait venir les Pères Coopérateurs paroissiaux du Christ Roi (CPCR) : les pères Augustin Rivière et Noël Barbara, qui prêchent des retraites à ses prêtres. On y parle du but de la vie, des fins dernières, de l’enfer, de l’appel du Christ Roi, de régler sa vie sans se déterminer par des attaches désordonnées : tout cela fait frémir certains missionnaires libéraux… Monseigneur n’en a cure. Par ailleurs, il fait venir toutes sortes de congrégations religieuses enseignantes ou autres, masculines et féminines, si bien qu’aux réunions épiscopales à Dakar, ses collègues s’extasient de l’animation extraordinaire qui règne dans le diocèse et se décident à l’imiter chez eux.
Et le rôle de Mgr Lefebvre comme délégué apostolique de Pie XII ?
Mgr Tissier de Mallerais – Justement, j’y viens. Voyez-vous, les papes sont parfois idéalistes, ils voient l’Afrique comme la Chine : « Il faut un clergé autochtone, des évêques autochtones, comme ça l’Église ne fera plus figure d’étrangère et lorsque ces jeunes pays accéderont à l’indépendance, et que les missionnaires seront chassés comme en Chine, l’Église pourra continuer. » « Bien sûr, répond Mgr Lefebvre, tout cela est juste, mais pouce ! L’Église d’Afrique n’en est pas au niveau de la Chine. Il faut développer au maximum et le plus vite possible les institutions catholiques et le zèle des catholiques, avant les indépendances. »
Et Marcel d’expliquer tout cela au pape Pie XII, lorsqu’il va lui rendre compte annuellement de son activité de Délégué. « Très Saint-Père, je reviens du Canada. En deux semaines, j’ai visité soixante maisons religieuses et séminaires ; j’ai la promesse de vingt congrégations, certaines nouvelles, de venir fonder en Afrique. Voyez où je vais les mettre : voici la carte de la Délégation… » Et Pie XII de contempler gravement ce foisonnement. Or ‘tout cela’ ça va contre les idées préconçues les plus enracinées dans la Curie romaine. Eh bien, vous savez, le pape va suivre son Délégué. Son encyclique Fidei donum (‘Le don de la foi’) du 21 avril 1957 exhorte les évêques des pays développés, « prenant part dans un esprit de vive charité à la sollicitude de toutes les Églises qui pèse sur les épaules du pape », à laisser nombre de leurs prêtres partir en mission en Afrique. Cela mécontente certains prélats de Curie : « Non, dit à Mgr Lefebvre Mgr Celso Costantini, secrétaire de la congrégation de la Propagation de la Foi, on se trompe ! Bientôt, ce seront les Africains qui viendront nous catéchiser ! Cessez cette immigration de missionnaires, de prêtres étrangers, Monseigneur ! » « Mais, ajoute Mgr Lefebvre, le pape Pie XII me soutenait ! »
Cela ‘chauffait’ parfois à la Curie. Surtout quand le Délégué Lefebvre quémandait de l’argent… Un jour, à la caisse de la Propaganda Fide, lassé de l’insistance du Délégué, le préposé lui jettera un paquet de dollars par-dessus le bureau, et Monseigneur, se baissant pour les ramasser à terre, dira : « Laissez, je m’en charge ! » Voilà un aperçu impromptu des activités idéologiquement ‘incorrectes’ du Délégué apostolique en Afrique française.
Peut-on dire que ses années d’Afrique furent ses ‘grandes années’ ?
Mgr Tissier de Mallerais – Oui, il l’a dit : ses années africaines furent pour lui les plus enthousiasmantes depuis son ordination sacerdotale. Il avait su vaincre sa réserve naturelle, se lancer, déployer ses facultés naturelles d’organisateur, d’initiative, de décisions originales, et par-dessus cela développer sa grâce épiscopale. Le père Bussard, son vicaire général à Dakar, m’a dit bien plus tard un jour à Vevey, en Suisse, à côté du palais de Nestlé, me parlant de Mgr Lefebvre : « Ç’aurait pu être un timide, un pacifique, qui ne fait rien ; or il n’avait pas cinq minutes de libres, cet homme–là ! Je me disais : Mais comment fait-il ? Il carbure ! Il aurait pu être PDG de Nestlé, sans problème ! »
Et dans les faits, dans son action, ses années africaines furent celles d’un développement extraordinaire de l’Église en Afrique. Si les hommes se taisaient, les pierres à elles seules crieraient : partout des séminaires, des cathédrales, des écoles ! L’école catholique fut sa grande préoccupation et sa grande œuvre. Il y voyait l’avenir de l’Église d’Afrique. Il a fait construire aux portes de Dakar, à Hann, un collège catholique de garçons conçu par lui pour 700 élèves d’emblée ; il en a aujourd’hui 3 000. Il nous disait qu’on y acceptait jusqu’à dix pour cent de musulmans, et que ceux-ci en gardaient pour la vie une estime de l’Église. Il l’a dit au pape, et Pie XII a écrit cela noir sur blanc en 1951 dans son encyclique sur les missions Evangelii præcones. Mais ce n’était pas le vrai but des écoles catholiques, en ces pays musulmans comme le Sénégal : Mgr Lefebvre voyait plus haut, plus loin : il s’agissait pour lui de former une élite catholique qui, demain, prendrait en mains le pays. Et c’est ce qui s’est passé.
Mgr Lefebvre racontait-il son œuvre et ses succès africains ?
Mgr Tissier de Mallerais – Eh bien, à Écône, il ne nous confiait rien de ce qu’il avait fait, il nous contait des anecdotes de ce qui lui était arrivé, des histoires à nous faire plier de rire : l’âne pieux de Lambaréné, le camion à vin de palme de Ndjolé, la poursuite du voleur à Chinchoua, l’enlèvement de l’épouse chrétienne d’un polygame par les grands élèves de l’école de Lambaréné, le docteur Schweitzer qui ne tuait pas même un moustique… Il nous racontait quand même ses démêlés avec le démon dans la case du féticheur où, à coups de machette, il détruisait une poupée fétiche sans toucher au féticheur apeuré. Mais je n’ai découvert le grand missionnaire qu’il avait été, qu’après sa mort en allant sur place, moi et un confrère, interroger les témoins survivants.
Pouvez-vous nous parler de ses combats au concile et par la suite ?
Mgr Tissier de Mallerais – On voit souvent en Mgr Lefebvre le pourfendeur des erreurs conciliaires, ce n’est pas du tout l’essentiel de Marcel Lefebvre. Mais il a été engagé dans ce combat et y était préparé. Ce fut dès le Concile et son combat est bien le fruit de sa foi dans le Christ Roi.
J’énumère, puisque vous me le demandez, ses combats principaux, une trilogie conciliaire qui est le pendant de la trilogie maçonnique de la Révolution française : Liberté, Égalité, Fraternité. C’est Mgr Lefebvre lui-même qui a découvert ce parallèle et l’a exploité avec fruit, il faut le dire !
– Liberté : c’est la liberté religieuse, avec la déclaration Dignitatis humanæ.
– Égalité : c’est la collégialité épiscopale, dans Lumen gentium.
– Fraternité : c’est l’œcuménisme et le dialogue interreligieux, avec Unitatis redintegratio et Nostra ætate.
Il nous a lui-même réfuté ces erreurs en détail et très souvent. Mais attention ! Avec ces erreurs conciliaires, vous me conduisez bien loin du portrait de Mgr Lefebvre… Tant pis pour vous ! Permettez que je numérote les divers points de ‘divergence’ (euphémisme), qui sont d’ailleurs ceux qui nous opposent aujourd’hui à la Rome conciliaire. C’est très actuel.
La liberté religieuse, c’est, dit le Concile, le droit naturel à l’exemption de toute contrainte des adeptes de toutes religions, sans distinction de la vraie et des fausses.
1 – C’est, dit Mgr Lefebvre, une fausse conception de la liberté. La liberté est faite pour le vrai et le bien. « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous fera libres », proclame Jésus (Jn 8, 32). Laisser la même liberté au vrai comme au faux, c’est l’erreur de l’indifférentisme politique, qui mène les gens à croire cette hérésie que toutes les religions se valent, et qui mène la société au chaos, et l’Église à la ruine, et les âmes en enfer. J’ajoute, parce que c’est l’actualité, que l’Islam lui-même ne supporte théoriquement pas cette liberté conciliaire, mais il en profite pratiquement dans les pays anciennement chrétiens ; c’est fou.
2 – Par ailleurs, Mgr Lefebvre rappelle que la société civile et l’État sont des créatures de Dieu, auteur de la nature sociale de l’homme. L’État doit donc un hommage de religion à Dieu, non par n’importe quelle religion, mais par celle qui a été instituée par Dieu même. Alors on peut raisonner ainsi : Les adeptes des autres religions n’ont qu’un droit abstrait, apparent, putatif, un ‘jus existimatum’ à l’exercice du ‘culte religieux’ abstraitement considéré, elles peuvent revendiquer ce droit abstrait face aux négateurs et persécuteurs de tout culte religieux. Vous saisissez ce qu’est un ‘droit abstrait’ ? Je poursuis le raisonnement. Mais Dieu a précisé lui-même de quel culte concret il veut être honoré. Le droit divin positif a précisé le droit naturel. Seul le culte de l’Église catholique est agréé par Lui. Donc seuls les catholiques et l’Église ont un droit absolu, vrai, concret et certain à l’exercice du culte divin (qui est le vrai culte du vrai Dieu), droit devant lequel le droit apparent des non-catholiques doit céder : « præsumptio cedat veritati », comme on dit. Mgr Lefebvre faisait implicitement ce raisonnement juridique, lorsqu’il proclamait le droit vrai et absolu des seuls catholiques et de l’Église (cf. dernière intervention écrite des membres du Cœtus au Concile en décembre 1965).
3 – Enfin, dit Mgr Lefebvre, l’État doit la reconnaissance et la protection de la loi de Dieu, à Notre Seigneur Jésus-Christ et à l’Église catholique. Il doit conformer ses lois aux commandements de Dieu et à l’Évangile. C’est ce qu’on appelle le règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. La liberté religieuse est la négation et la ruine de ce Règne de l’Homme-Dieu, de sa divinité, de sa primauté sur toute créature, de sa royauté sur les sociétés humaines.
4 – La doctrine traditionnelle est que l’État doit réprimer les scandales publics. Or les manifestations extérieures des faux cultes sont un scandale, donc l’État a le droit de les réprimer ; ou bien, dans d’autres circonstances, d’user de tolérance envers elles si la conservation de la paix publique le suggère, mais cette tolérance n’est pas un droit naturel des tolérés, c’est une disposition de droit civil en vue non du bien propre et apparent des dissidents, mais en vue du bien commun réel de la société civile et de l’Église. Ceci est la doctrine unanime des papes antéconciliaires, et c’est sur cette doctrine reçue par lui à son séminaire, que Mgr Lefebvre se fondait, comme nous le faisons encore pour refuser la liberté religieuse conciliaire.
5 – Par ailleurs, mais Mgr Lefebvre n’a pas creusé cette question, la liberté religieuse conciliaire se reconnaît « limitée par le bien commun et ses exigences » (cf. Catéchisme de l’Église catholique). Cela pourrait être la doctrine traditionnelle si le bien commun était conçu, comme dit Pie XI dans Quas primas, comme incluant au premier chef la royauté sociale de Jésus-Christ : « qui est l’unique auteur, pour la cité comme pour chaque citoyen, de la prospérité et du vrai bonheur. » (EPS, PIN n° 543) Mais la déclaration conciliaire et le CEC disent explicitement que le bien commun consiste « surtout dans le respect des droits de la personne », ce qui est la dissolution même du bien commun et l’individualisme pur ! Et on a le résultat curieux de proclamer la liberté religieuse dans les limites de la liberté religieuse… Plus clairement : la liberté religieuse de chacun dans les limites de la liberté religieuse du voisin. C’est la maxime du pur libéralisme. Jean-Paul II appelait cela ‘la libre compétition des idéologies’ (Discours à Strasbourg) et trouvait cela très bien. Dignitatis humanæ se place d’emblée dans un type de cité plurireligieux, qui concrètement n’est le fruit que de la dissolution des cités catholiques par la révolution. Cela suffit pour condamner d’emblée la liberté religieuse conciliaire.
Dites-nous aussi le combat de Mgr Lefebvre sur la collégialité et l’œcuménisme !
Mgr Tissier de Mallerais – Soit. D’abord la collégialité. Au concile Mgr Lefebvre a commencé par la rejeter, puis il a fini par se taire en raison de la ‘Note explicative préalable’ que Paul VI fit ajouter à Lumen gentium. Après le Concile, il nous disait deux choses, l’une doctrinale, l’autre pratique.
En doctrine : « Au concile œcuménique, disait-il, c’est le pape qui communique son infaillibilité aux évêques. » – C’est un peu la confusion regrettable entre le pouvoir suprême du pape et son infaillibilité : confusion très dommageable, due à l’accent démesuré mis depuis 1870 sur le privilège d’infaillibilité du pape. Le pape en use très rarement ! – Mais on devine ce que Mgr Lefebvre voulait dire : « Au concile œcuménique, c’est le pape qui communique au corps épiscopal réuni une participation de son pouvoir suprême et universel sur l’Église. » Et basta sur le sujet ! C’est, je pense, ce que nous professerons dans la profession de foi que nous ferons au moment de la nouvelle reconnaissance canonique de la Fraternité par Rome. Et cela les agacera passablement, croyez-moi.
Le côté pratique sur la collégialité : c’est qu’elle tend à détruire le pouvoir personnel et assisté du Saint-Esprit du pape sur toute l’Église, « parce que les évêques pourront toujours revendiquer d’exercer avec le pape leur soi-disant pouvoir suprême et universel, ou opposer aux décisions du pape un : « Nous n’avons pas été consultés. »
Et l’esprit collégial ruine aussi l’autorité personnelle et assistée du Saint-Esprit des évêques sur leur diocèse, qu’ils n’osent plus gouverner sans consulter leur conseil épiscopal et leur conseil presbytéral. Mgr Lefebvre subodorait, sans savoir l’expliciter, l’esprit de la révolution derrière la collégialité : C’est en un mot la démocratie parlementaire dans l’Église. À la fois, c’est le règne des noyaux dirigeants (les groupes ou ‘lobbies’ de pression), ou celui des autorités parallèles, et à la fois l’institutionnalisation le système du ‘groupe réducteur’, selon quoi, dans toute assemblée, on s’attache, par commodité ou par calcul, à chercher aux divergences des solutions de compromis. C’est vraiment la technique révolutionnaire appliquée au gouvernement de l’Église. Adrien Bonnet de Viller, c’est son mérite, a mis cela en évidence.
Enfin l’œcuménisme. C’est ‘le retour à la pleine communion avec l’Église des chrétiens séparés, et non leur retour pur et simple à l’unité de l’Église dont leurs pères se sont séparés. Or cette idée de communion ‘pleine ou non pleine’ est pernicieuse. De même que l’Église de Jésus-Christ est visible, de même la communion ecclésiale est quelque chose d’externe et de visible, constitué de trois éléments bien reconnaissables : la même foi, la réception des mêmes sacrements et la soumission à la même autorité suprême du Pontife romain : ou bien ces trois éléments sont ou bien ils ne sont pas. Il n’y a pas de milieu. Or cela, c’est la toute simple doctrine de saint Pierre Canisius, acceptée depuis par tous les catéchismes (jusqu’à la veille du Concile) et donc doctrine du magistère ordinaire de l’Église. Le Concile s’est écarté de cette vérité et de ce magistère. C’est gravissime. Sous prétexte que les dissidents gardent certaines vérités ou rites de l’Église catholique, on prétend qu’ils sont dans une communion ‘imparfaite’ avec l’Église. On va jusqu’à dire que les ‘communautés séparées’, « bien que déficientes, ne sont nullement dépourvues de signification dans le mystère du salut » (Unitatis redintegratio, n° 3, alinéa 4), ce qui est un blasphème contre l’Église catholique, seul ‘sacrement du salut’ si je peux dire ; et on ajoute, écoutez bien, que « L’Esprit du Christ ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut », ce qui est impossible. L’Esprit-Saint ne peut se servir que de moyens dépourvus de toute trace de division, or ces communautés, en tant que séparées de l’Église, sont la division même !
Sans doute, elles peuvent avoir des adhérents de bonne foi, qui sont dans ‘l’erreur invincible’, comme on dit, mais la bonne foi ne sauve personne, seule la vérité sauve. C’est lorsqu’ils commencent à être insatisfaits de leurs doctrines ou de leurs rites, que sous l’influx du Saint-Esprit, certains dissidents peuvent être menés à la conversion et au retour à l’Église. Et c’est ce que disait Mgr Lefebvre avec son réalisme et son expérience missionnaire.
Et le combat de Mgr Lefebvre au sujet de la messe, ne l’oubliez-vous pas ?
Mgr Tissier de Mallerais – Non, point du tout. Je me souviens qu’à la veille du premier dimanche de l’Avent 1969, deux mois après mon entrée au séminaire de Mgr Lefebvre à Fribourg en Suisse, notre Fondateur nous a réunis pour une conférence spirituelle spéciale, nous ses neuf tout premiers séminaristes, et nous a dit gravement : « Demain entre en vigueur le Novus Ordo Missæ, la messe nouvelle instituée par le pape Paul VI, et ceci dans toutes les paroisses de Fribourg, de la Suisse, de la France et d’ailleurs. Que faisons-nous ? » Après un moment de silence, de sa petite voix presque timide, il ajouta : « Nous gardons l’ancienne messe, n’est-ce pas ? »
Voilà par quelles paroles historiques Mgr Lefebvre sauva le sacrifice de la messe.
Bien entendu, nous étions tous de son avis, et il n’avait pas besoin de nous le demander. Nous avions tous vécu les étapes de la révolution liturgique depuis l’année 1960 : autels retournés pour avoir la messe ‘face au peuple’, suppression du psaume Judica me et du dernier évangile, parties de la messe dites à voix haute en vernaculaire, canon dit à voix haute et vernaculaire, paroles de la consécration changées, que restait-il encore à changer ? Paul VI créait trois nouvelles anaphores et codifiait l’ensemble de ces réformes, et il l’imposait, sans l’imposer comme il le fallait, canoniquement.
Et le contenu de ce Nouvel Ordre de la Messe nous était connu par le Bref examen critique qu’en avaient approuvé les cardinaux Ottaviani et Bacci, écrivant à Paul VI que cette messe nouvelle « s’écarte dans le détail comme dans son ensemble, de la théologie catholique de la messe, telle qu’elle figure dans le décret du concile de Trente, qui a opposé une réponse définitive aux réformateurs protestants. » Je cite de mémoire, non avec précision, mais c’était cela.
Et ce serait en juin 1972 seulement que Mgr Lefebvre résumerait pour ses séminaristes les raisons extrinsèques et les raisons intrinsèques qui lui faisaient nier la bonté du nouveau rite, la légitimité de sa promulgation et sa soi-disant obligation par le pape Paul VI. C’était un texte de deux pages dactylographiées, bref, concis, complet, lumineux, définitif, une prise de position de non-retour, qui requérait notre adhésion. Nous la donnâmes avec pleine satisfaction, avec soulagement. Le 28 novembre 1969, cela avait été seulement le ‘Oui’ privé à la messe de toujours ; en juin 1972, c’était le ‘Non’ public et argumenté à la messe nouvelle.
Passons maintenant au prélat restaurateur : Que doit l’Église à Monseigneur Lefebvre ?
Mgr Tissier de Mallerais – Mais tout simplement le sauvetage du sacerdoce catholique ! Préparé longtemps à l’avance par sa formation au séminaire, par sa disposition combative, par sa parfaite intelligence du libéralisme et du modernisme que les condamnations de Pie X n’avaient pas éradiqués, riche de son expérience missionnaire d’où il dégageait comme central le saint sacrifice de la messe comme source de toutes les grâces de conversion et de sanctification, il se trouvait confronté vers 1960 à la crise d’identité du prêtre, à la dégradation de l’idéal sacerdotal, qui est « le sacrifice du prêtre pour le règne de Jésus-Christ » (Père Marc Voegtli à Santa Chiara), et qui se muait en l’action sociale en faveur des défavorisés et la coopération de l’Église avec le communisme. Mgr Lefebvre était mis en éveil : Ne devrait-il pas intervenir ? Un jour qu’il assiste à un office dans sa cathédrale de Dakar, il est saisi soudain par une sorte de rêve. Est-ce une rêverie, ou une inspiration divine ? il ne saurait le dire, sinon qu’il en sort avec un but et une conviction : « Face à la crise du sacerdoce, transmettre avec toute sa pureté doctrinale et sa charité missionnaire le sacerdoce catholique, tel que l’Église l’a reçu de Jésus et l’a transmis au cours des siècles, non point tellement matériellement et validement, mais avant tout formellement : l’esprit immuable du sacerdoce. Cet esprit, le père Voegtli le décrivait à Santa Chiara comme nous l’avons dit.
Comment Mgr Lefebvre s’y est-il pris pour opérer ce sauvetage du sacerdoce ?
Mgr Tissier de Mallerais – Écoutez bien ! il s’est seulement laissé mener par les circonstances. Il a entendu les appels de détresse des séminaristes embarqués dans les séminaires de perdition, et poussé par les familles et par des amis agissants, il a fondé un embryon de séminaire, un ‘Convict international saint Pie X’ à Fribourg en Suisse. Puis ce séminaire s’est providentiellement transporté à Écône, en Valais. « Au début, je ne voulais pas marcher, je résistais, raconte-t-il, je traînais les pieds, je faisais le lourd, mais ce sont les candidats qui m’ont entraîné à fonder quelque chose. » C’est typique de son esprit. Il disait : « Dans l’action, il faut suivre la Providence et non pas la précéder. » Mais pour lui comme pour le père Calmel, « S’en remettre à la grâce de Dieu, ce n’est pas ne rien faire ! C’est faire, en demeurant dans l’amour, tout ce qui est en notre pouvoir. » Le saint abandon se situe « non pas dans la démission et la paresse, mais au cœur de l’action et de l’entreprise. » (P.Calmel, Itinéraires n° 64, ‘Du véritable abandon’). J’ai assez parlé sur ces préliminaires, n’oublions pas l’essentiel !
Qu’est donc l’essentiel dans l’action de Mgr Lefebvre ?
Mgr Tissier de Mallerais – Mais voyons ! C’est la Fraternité ! Le couronnement de sa vie, et l’œuvre d’un génie ; oui, la synthèse de plusieurs idées géniales. Vous ne voyez pas ? Permettez-moi de numéroter à nouveau, ce sera plus clair.
1 – D’abord une Fraternité sacerdotale sans vœux. Il nous a présenté ce projet juste un mois après la rentrée à Fribourg, le 15 novembre 1969, donc dès le début. Il y pensait depuis un bon moment. Cela lui brûlait les lèvres, il n’a pu se retenir de nous en parler, tant ce lui semblait important, capital pour l’avenir et pour l’Église : rien que cela ! Notre société sacerdotale serait une fraternité, chaque prêtre membre étant fils aimant du même père (le supérieur général ou le supérieur de la communauté locale) et chacun ayant pour ses confrères une attitude de frère. Nos prêtres ne feraient pas les trois vœux des religieux, mais seraient liés à la Fraternité par des engagements publics.
2 – Mais surtout, une fraternité sacerdotale de vie commune. Et c’est ce qu’il a réalisé, nos prêtres ne sont pas isolés chacun dans son coin perdu, ils mènent, dans les ‘prieurés’ une vie commune de prière, de table et de logis, avec un règlement. Ils ne sont donc pas livrés à eux-mêmes, ni isolés dans une Église livrée aux fantaisies et aux scandales d’un clergé laïcisé. De même, l’apostolat est commun, sous la direction locale du ‘prieur’ et la direction supérieure du supérieur de district et du supérieur général. L’apostolat en tire organisation et efficacité. Et c’est parfaitement adapté à l’état de diaspora des fidèles catholiques actuels : du prieuré, les prêtres rayonnent dans leurs ‘missions’ aux alentours : lieux de culte secondaires, salles de catéchismes, petites écoles dispersées. Le prieuré est donc une base opérationnelle, il est la pièce maîtresse de la Fraternité. D’autres communautés plus ou moins ‘Ecclesia Dei’ nous ont suivis ou imités, et c’est ce qui fait, malgré leurs déficiences combatives, leur rayonnement.
3 – Ensuite, bien sûr, pour nous, le patronage de saint Pie X, le dernier pape canonisé, l’adversaire du modernisme, dont la devise ‘Tout restaurer dans le Christ’ est le mot d’ordre de la Fraternité ; mais, avant tout, le Pasteur suprême qui s’est préoccupé de la vie intérieure et de la sanctification des prêtres par son exhortation apostolique Hærent animo du 4 août 1908, qu’il a écrite lui-même en latin et dont il lisait chaque matin une nouvelle page au cardinal Merry del Val, son Secrétaire d’État. Ce texte, c’est la sainteté sacerdotale en comprimés et bien en ordre !
4 – Ensuite, deuxième idée de génie : l’année de spiritualité. Il faut à ces prêtres « une sorte de noviciat », avec retraites, cours de catéchisme développé, ce que le fondateur appelle ‘le cours de spiritualité’ : Dieu, la Sainte Trinité, le Saint-Esprit, la création des anges et des hommes, la justice originelle, le péché originel, la ‘justification de l’impie’, la grâce. Puis les vertus et les dons du Saint-Esprit et les béatitudes. Puis Notre Seigneur Jésus-Christ. Sa divinité, sa personne, son humanité, sa science, sa ‘grâce capitale’, son sacerdoce, son sacrifice de la Croix, sa primauté universelle, son règne social. Puis les sacrements avec au sommet le sacrifice de la messe, centre et source de la vie et de l’apostolat du prêtre. Puis le très sainte Vierge Marie, son Immaculée Conception et sa plénitude de grâce, sa corédemption, sa médiation de toutes grâces, la dépendance du prêtre de son influence omniprésente. Puis les fins dernières, sans omettre l’enfer.
5 – Et encore, nouvelle idée géniale, ou plutôt providentielle, car il ne l’a pas conçue lui-même. Les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, qui appliquent ce tableau d’ensemble à la réforme de l’âme, à sa remise en ordre, à sa mise sous la dépendance fondamentale de Dieu. C’est l’arrivée du père Ludovic-Marie Barrielle à Écône en 1972 qui a fourni à Mgr Lefebvre cet achèvement de la préparation spirituelle et apostolique de ses prêtres. Pensez‑y : nos prêtres sont capables de prêcher des retraites ! Cela ne se voyait jamais dans le clergé diocésain ; et même les retraites ignaciennes, qui étaient ‘la chasse gardée’ des pères Jésuites !
6 – Puis encore, cette nouvelle idée géniale : les études selon saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique ! cela ne se voyait plus depuis le Concile, et ce fait suffit à condamner ce concile, soit dit en passant. Donc : la lettre de la Somme du docteur angélique comme manuel de théologie, en latin s’il vous plaît. D’où les cours de latin donnés au séminaire, pour que nos prêtres comprennent leur bréviaire, accèdent à saint Thomas dans son texte et aux Pères latins de l’Église. Et saint Thomas, maître de la plus belle synthèse de philosophie, de théologie dogmatique, morale et spirituelle à la fois ! Où trouve-t-on cela ailleurs que dans sa Somme ? Et la faculté qu’a cette Somme de pouvoir réfuter toutes les erreurs passées, présentes et à venir ! C’est une merveille. Je me souviens de la délectation avec laquelle, jeune séminariste, j’ouvrais ma Somme en latin au cours de théologie du père Thomas Mehrle à Écône ; nous avions chacun sous les yeux le texte du Maître, et à nos oreilles le commentaire d’un fidèle thomiste, le digne père dominicain qui venait un jour par semaine nous faire goûter la moelle de saint Thomas. Quel héritage ! Quelle source pure de vie spirituelle ! Quelle ressource pour notre prédication ! Méditez simplement ‘la vie de Jésus’ ou ‘le mystère de la Rédemption’ ou ‘le sacrement de l’Eucharistie’ dans la Somme, et vous faites de fameuses découvertes, vous pénétrez à fond le mystère, sans le résoudre bien sûr, vous êtes enrichi pour toujours.
7 – Mais ce n’est pas tout. L’avant – dernière (je n’en suis même pas sûr) idée géniale du Fondateur, c’est le ‘Cours des actes du magistère’ donné au cours de l’année de spiritualité. C’est l’héritage romain du père Le Floch : l’enseignement constant des papes face aux erreurs modernes en matière politique et sociale. Donc quelque chose de tout à fait pratique et actuel. Ce n’est point un cours didactique sur les erreurs modernes, c’est connaître et assimiler comment les papes ont jugé ces erreurs, par quels principes de raison et de foi.
8 – Et sa dernière idée de génie : que nos prêtres s’occupent d’écoles catholiques de garçons, et finalement les dirigent. Faites, comme il disait, »pour imprégner les adolescents de religion » tout en faisant d’eux des hommes, elles seront meilleures que les petits-séminaires d’antan, éveillant des vocations sacerdotales et religieuses et préparant des pères de famille capables de s’engager pour le Christ dans la cité.
Le génie, bon ! Mais la vertu, les vertus de Monseigneur Lefebvre ?
Mgr Tissier de Mallerais – Dans la vie quotidienne et commune, certains ont pensé que sa vertu capitale était l’humilité. Son humilité, disent-ils, se découvrait dans les couloirs du séminaire d’Écône, lorsqu’un séminariste ‘lève-tôt’, qui allait faire un peu d’oraison à la chapelle avant Laudes, le voyait le dimanche aux aurores apporter discrètement lui-même son ballot de linge sale à la buanderie. Ou bien pendant les heures de cours où les séminaristes étaient en classes, quand Frère Gabriel surprenait Mgr Lefebvre le balai à la main ôtant des moutons indésirables des couloirs du cloître. Ou bien encore lorsqu’il accueillait debout et les bras ouverts un séminariste nouvel arrivé qui était allé frapper audacieusement à la porte de son bureau. Mais je crois que tout cela n’a rien à voir avec l’humilité : c’était, dirais-je, sa vertu d’ordre, de mettre les choses et les gens en ordre, vous l’appellerez comme vous voudrez.
D’abord, sa personne était toujours proprement habillée, avec la soutane noire sans boutons apparents et son modeste cordon spiritain, ses chaussures toujours propres et cirées. Ensuite son bureau : Sa table absolument vide, tout étant systématiquement rangé dans les tiroirs et sur les étagères. C’est la règle absolue de l’homme d’ordre : celle du médecin, de l’avocat : rien ne traîne sur la table. Ses archives aussi, classées soigneusement dans son armoire, ses livres sagement rangés sur les étagères, par ordre thématique, mais aussi pratique : à portée de main, la Bible, bien sûr, direz-vous ; un dictionnaire Larousse, sans doute direz-vous pour éviter les fautes d’orthographe ; un manuel intitulé ‘L’anglais sans peine’, pour réviser son anglais avant d’aller en Grande Bretagne ou aux États-Unis ; et puis un atlas mondial pour préparer ses voyages. Vous voyez l’homme pratique. Ensuite, il trouvait, au-dessus, la Somme théologique de saint Thomas, latin-français avec les commentaires tirés de Cajetan, puis les documents pontificaux : collection chronologique de la Bonne Presse et collection thématique des moines de Solesmes. Avec cela, il avait l’essentiel pour ses lectures spirituelles et la préparation de ses conférences aux séminaristes et aux fidèles. Mais il lisait aussi attentivement l’Osservatore Romano, le Figaro de la Documentation catholique pour être au courant des événements de l’Église et du monde et porter sur eux un jugement toujours apprécié par ses collaborateurs et séminaristes. Par exemple pendant la ‘Guerre du Golfe’ en Iraq dans les années 80–90.
Puis il mettait l’ordre dans sa journée, dans son agenda, et surtout chez ses prêtres, leur vie spirituelle et leur apostolat. C’est comme s’il disait : « La grâce de Dieu ne dispense pas d’organisation. » Je dirais même, excusez l’expression, que c’est Mgr Lefebvre tout craché. Ses Lettres pastorales et circulaires de Dakar sont admirables de son souci d’ordre et d’efficacité. Ses Lettres aux membres de la Fraternité également. Je m’en sers pour prêcher des retraites sacerdotales. Je me souviens de sa réflexion après une conférence publique : « Avez-vous fait une quête pour payer la salle… et le voyage du conférencier ? » Comme le confrère, gêné, répondait : « Non, Monseigneur », il disait : « C’est bien, on veut être surnaturel, mais on en oublie le nerf de la guerre ! »
Parlez-nous de ses conférences spirituelles.
Mgr Tissier de Mallerais – Il nous attendait sagement, debout au pied de l’estrade de la grande salle du cours. Il s’asseyait sur sa chaise sans s’appuyer dos au dossier, les pieds joints, les mains jointes serrées, les poignets appuyés sur la table, une table où il posait un fascicule de la Somme ou des œuvres de saint Pie X. Et de sa petite voix monotone, il nous parlait des ‘quatre sciences du Christ’ ou des ‘parties de la vertu de prudence’ ou des ‘actes de la vertu de religion’ ou des ‘fins du sacrifice de la messe’ : ses sujets préférés. Le ton était endormant, le sujet peu passionnant en comparaison des histoires que nous racontait le père Barrielle dans ses conférences. Mais on l’écoutait, et au fond, c’était combien plus fondamental, combien plus indispensable ! Mais là où il s’animait, c’est lorsqu’il nous démolissait les erreurs conciliaires, avec force exemples tirés du bêtisier romain ou épiscopal de la Documentation catholique ! Ou lorsqu’il nous racontait son entrevue avec Paul VI ou plus tard ses entretiens avec le cardinal Ratzinger (futur pape Benoît XVI). On s’y trouvait avec lui au palais du Saint-Office ou à Castel Gandolfo, dans le feu de discussions véhémentes, soit dramatiques soit rocambolesques. Paul VI lui reprochant : « Vous voulez ma place ! » Et le cardinal lui disant à propos de la religion : « Mais, Monseigneur, l’État ne sait pas ; par lui-même, il ne sait pas ! » Il y avait de quoi être abasourdi. Et nous étions ébaudis des répliques bien ferrées de notre cher Fondateur aux attaques de ces hommes sécularisés.
J’aimerais revenir à son sens de l’organisation : quelle sorte de vertu est-ce ?
Mgr Tissier de Mallerais – L’ordre et l’organisation, cela va ensemble. Mgr Lefebvre avait certes ce goût naturel de l’ordre, ce plaisir à organiser des choses : cérémonies, maisons à visiter (qu’il visitait de la cave au grenier), construction de son séminaire, réunion avec l’architecte et les entrepreneurs, précédée par la prière. « Ce qui me frappait, m’a rapporté le père Berclaz, spiritain et homme pratique, c’était l’esprit surnaturel que Mgr Lefebvre mettait dans une simple réunion de chantier. » Il aimait aussi à remettre en état fonctionnel les maisons qu’il achetait, à rédiger des statuts, ceux des Chevaliers du Rouvre en Belgique, ceux des Sœurs de la Fraternité, des Oblates, des Frères. Attention ! Son habilité à mettre de l’ordre, dans les choses et dans les hommes, dans les activités et dans les âmes, cela relevait chez lui d’un don du Saint-Esprit : le don de sagesse, dont le philosophe dit qu’« il appartient au sage de juger et d’ordonner ». Mais outre cette sagesse inspirée, je crois que la vertu principale de notre fondateur fut la vertu de prudence.
La prudence… Voulez-vous dire la précaution, la méfiance ?
Mgr Tissier de Mallerais – Non, pas du tout. Sa prudence, au sens de la vertu cardinale de prudence : prendre conseil, puis décider et enfin exécuter ! Il a manifesté au plus haut degré cette vertu dans la réflexion, puis la décision et ensuite la préparation des sacres épiscopaux. Il a commencé par procéder à diverses consultations auprès de théologiens (dont les simples professeurs de ses séminaires en particulier), auprès des ‘grands prêtres’ de la résistance catholique au modernisme d’alors : un abbé Coache, un Père André, etc., auprès des Supérieurs des communautés amies ; allant jusqu’à demander des conseils à ses amis plus intimes, même à ses chauffeurs bénévoles : « Que dois-je faire ? » « Qui nommeriez-vous ? » Il s’agissait des épiscopables, et il voulait qu’on lui donne des noms !
Ce qui a surpris, c’est qu’après une première décision de procéder au sacre même sans l’accord de Rome, en 1986–87 après le ‘Congrès des religions à Assise’, il ait fait marche arrière : sur une ouverture du cardinal Ratzinger le 14 juillet et sur l’avis de ses collaborateurs à Fatima le 22 août 1987, il accepta de surseoir à sa décision et de chercher l’accord du pape Jean-Paul II pour le sacre épiscopal : il accepta la visite canonique du cardinal Gagnon en novembre 1987, proposa un statut d’ordinariat personnel pour la Fraternité, et c’est seulement à l’issue de tractations pénibles en mars-avril 1988, et après la signature d’un protocole d’accord insuffisant le 5 mai, qu’il se résolut, le 2 juin 1988 à procéder au sacre contre la volonté du pape.
Mais pour cela, il s’efforça d’obtenir un consensus général de toute la famille de la Tradition. Il exposa plusieurs fois de vive voix et par écrit les motifs qui le poussaient au sacre d’évêques auxiliaires, sans juridiction, qui ne créeraient aucune hiérarchie épiscopale parallèle, ces évêques étant exclusivement destinés à conférer les Ordres et le sacrement de confirmation. Il eut ce consensus à la réunion du 30 mai 1988 au prieuré Notre-Dame du Pointet. Un dom Gérard, prieur du Barroux, qui était défavorable aux sacres, déclara se ranger ‘à ce que déciderait Mgr Lefebvre’. C’est ce qu’il fallait obtenir.
À ce propos, quelle fut votre réaction lorsque Mgr Lefebvre vous proposa l’épiscopat ?
Mgr Tissier de Mallerais – C’était vers avril 1987. Il me manda de Rickenbach à Écône. Dans son bureau, il me dit son désir. Je lui répondis : « Monseigneur, j’ai fait beaucoup d’erreurs, je ne me sens pas capable d’être évêque » Alors il répliqua : « Moi aussi, j’ai commis des erreurs ! » Cela m’a rassuré, tout simplement. Et je me suis dit : ‘Il a réfléchi à cela, il sait ce qu’il doit faire, bien mieux que moi, il a fait son choix, je n’ai qu’à accepter’. Bien sûr, je pensais à l’excommunication que j’encourrais, non que je la crusse valide, mais c’était sociologiquement une infamie à porter. Je l’ai assumée, par la grâce de Dieu. Comme l’a dit un de mes confrères prêtres, je me suis dit aussi : « Monseigneur a la grâce pour décider, j’ai la grâce pour le suivre. »
Maintenant, vingt-cinq ans après la mort de Mgr Lefebvre, où est l’avenir de la Fraternité ?
Mgr Tissier de Mallerais – Les choses s’éclaircissent. Lors de notre pèlerinage de l’an 2000 à Rome, nous avons subi l’offensive de charme de la part du cardinal Castrillon Hoyos, qui poussait Jean-Paul II à reconnaître unilatéralement la Fraternité. Puis Benoît XVI nous a accordé nos deux ‘préalables’ : reconnaissance de la liberté de la messe traditionnelle et retrait (plus ou moins heureux, pour nous puis pour lui) des excommunications de 1988. En 2010–2011, nous avons eu les discussions doctrinales planifiées : et total désaccord ! Notre Supérieur général Mgr Fellay a estimé bon de poursuivre les tractations et cela a causé passablement d’inquiétude chez nous, jusqu’au moment où il fut clair, en mai et juin 2012, que Benoît posait toujours comme condition, ainsi qu’il l’avait dit au début sans ambages, l’acceptation du Concile et de la légitimité des réformes. C’était l’échec. Mais, maintenant, il y a de toute évidence, de la part du pape François, une disposition à nous reconnaître sans ces conditions. Nous disons ‘Pouce !’ Parce que les choses avancent et qu’il faut qu’elles avancent encore.
Mgr Lefebvre n’a jamais posé, comme condition de notre nouvelle reconnaissance par Rome, que Rome abandonne les erreurs et les réformes conciliaires. Même s’il a dit quelque chose comme ça à André Cagnon en 1990, il ne l’aurait jamais fait, parce que cela n’avait jamais été sa ligne de conduite, sa stratégie avec la Rome moderniste. Il était fort dans la foi, il ne cédait pas sur sa position doctrinale, mais il savait être souple, patient, prudent, dans la pratique. Pour arriver à ses fins, sa prudence lui disait de pousser l’adversaire, de le harceler, de le faire reculer, de le persuader, sans toutefois le bloquer par des exigences trouvées encore inacceptables. Il ne refusait pas le dialogue et était disposé à profiter de toute porte ouverte par l’interlocuteur. C’est en ce sens qu’on a souligné chez lui un certain opportunisme, on a parlé de ‘pragmatisme’, et c’est vrai : c’est une petite vertu annexe à la vertu cardinale de la prudence : la sagacité, une sagesse pratique, elle est voisine de la solertia, dont parlent Aristote, saint Thomas (2–2, q. 48, a. unicus) et le ‘Gaffiot’, et qui est l’habileté à trouver les moyens pour parvenir à ses fins.
Mgr Lefebvre demandait avec cette sagacité « que nous soyons au moins tolérés » : « Ce serait une avancée considérable », disait-il. Et « que nous soyons reconnus tels que nous sommes », c’est-à-dire avec notre pratique qui découle de nos positions doctrinales. Eh bien, aujourd’hui nous constatons de la part de Rome une disposition à supporter notre existence et nos positions théoriques et pratiques. Je dis ‘supporter’ pour éviter ‘tolérer’, car on tolère un mal !
Doctrinalement, déjà, on ne nous force plus à admettre ‘tout le Concile’ ni la liberté religieuse ; certaines erreurs que nous dénonçons sont en passe d’être considérées par nos interlocuteurs comme matière à libre discussion, ou à discussion continuée. C’est un progrès. Nous discutons, mais il faut avouer que nous ne changeons pas et qu’il est improbable que nous changions. Et dans la pratique, nous demandons à ces Romains : « Reconnaissez notre bon droit de reconfirmer des fidèles sous condition », et encore : « Reconnaissez la validité de nos mariages ! » Vous voyez, ce sont de sérieuses pommes de discorde. Il faudra bien qu’on nous reconnaisse ces choses-là. Sinon comment notre reconnaissance serait-elle vivable ?
Cela peut prendre du temps, mais il y a un Dieu !
Et une Médiatrice toute-puissante !
Merci Monseigneur d’avoir pris sur votre temps pour répondre avec clarté et précision aux nombreuses interrogations des lecteurs de La Porte Latine.
Sources : Mgr Tissier de Mallerais, Chicago le 21 mars 2016/La Porte Latine du 22 mars 2016