Au centre de l’emploi du temps de la semaine à l’école, la sainte messe : c’est évidemment la messe traditionnelle qui est célébrée. Aux plus grands, les cours de doctrine expliqueront les raisons de ce choix et du refus de la messe « de Paul VI ». À tous, la lecture de la biographie d’Annibale Bugnini par Yves Chiron [1] manifestera utilement la psychologie de celui qui en fut, dans l’ombre, le promoteur.
La « méthode » Bugnini.
Secrétaire de la commission préparatoire pour la liturgie chargée de présenter un schéma au Concile Vatican II, « exilé » pendant le concile mais finalement nommé secrétaire du Consilium chargé de mettre en œuvre, après sa clôture, les réformes qui y furent décidées [2], le père Bugnini (consacré évêque en 1972) fut le principal artisan des changements qui touchèrent tous les rites de la liturgie latine et dont le plus visible fut celui de la messe.
M. Chiron semble parfois faire l’histoire de la réforme plus que celle de son artisan : c’est que Bugnini fut un homme de l’ombre, plus organisateur faisant appel à des spécialistes que liturgiste lui-même (p. 12). Il intervenait peu dans les débats, mais savait exercer son influence : il était le lien entre les groupes d’experts qui travaillaient séparément (p. 91), et savait attendre que l’heure soit propice pour avancer. Sans s’en cacher, il indique lui-même (nous sommes en 1961) son programme pour atteindre les réformes désirées sans choquer :
« Que prudemment les choses soient présentées sous un biais acceptable … qu’on dise beaucoup en germe seulement et ainsi qu’une porte soit laissée ouverte à des déductions et des applications postconciliaires légitimes et possibles … Il faut avancer discrètement » (p. 92).
Bref, avançons masqués.
Volontarisme.
Discret mais déterminé, Bugnini savait imposer ses vues et diriger les travaux là où il le voulait. Ainsi, certaines réformes, comme l’introduction de la communion sous les deux espèces n’étaient demandées par personne : le Consilium dont il dirigeait concrètement les travaux l’introduisit et à cette occasion il rédigea un article enthousiaste sur ce point qui l’intéressait – lui au moins (p. 129).
Après le Concile, un conflit opposa ce Consilium à la Congrégation des rites, puisque leurs prérogatives se recoupaient en partie : jamais le Consilium (donc Bugnini) ne céda de terrain. Les décrets furent signés par les deux organismes et le Consilium garda sa chère indépendance qui lui donnait plus de marge de manœuvre pour pousser loin les réformes (p. 113 sv).
Ce volontarisme était la marque depuis le début du Mouvement liturgique [3] : bien avant Vatican II, les expérimentations s’étaient multipliées (Bugnini s’y essaya dès 1943 avec une messe dirigée par un animateur, avec des pancartes en italiens paraphrasant l’action liturgique) et l’écho en était assuré par des cercles organisés.
Au final, le résultat de cet activisme est impressionnant : alors que les vœux exprimés par les évêques en préparation du concile n’exprimaient, au sujet de la liturgie, que des demandes d’un changement très limité (p. 58), les objectifs des « experts » liturgistes des années préconciliaires furent entièrement atteints voire dépassés. Les innovations portées par le Consilium allaient si vite que ce qui était jugé comme une « fantaisie » à bannir par des réformistes eux-mêmes, comme la communion dans la main, devenait la norme quatre ans plus tard (p. 135).
Cynisme.
Cette volonté persévérante de pousser loin la réforme ne trouva pas à Rome d’opposants aussi déterminés. Bugnini lui-même rapporte l’anecdote suivante. Venu faire part au pape des résistances que suscitait sa réforme de la messe, il se vit répondre par Paul VI pour le rassurer :
« Vous avez vu ce qui est arrivé pour l’introduction du nom de saint Joseph dans le canon [de la messe] ? D’abord tout le monde était contre. Puis est arrivé le pape Jean [XXIII], qui un beau matin a décidé de le faire, et l’a fait promulguer, et alors tout le monde a applaudi, même ceux qui au départ s’étaient déclarés opposés » (p. 153).
Ce cynisme de Paul VI met en perspective les pieuses déclarations d’un cardinal Siri réputé conservateur mais prêt à tout sacrifier à l’obéissance au pape (p. 164) ou encore les petites consolations d’un cardinal Seper qui, à titre personnel, se vantait auprès de personnes choisies de ne pas célébrer le Novus Ordo Missæ (p. 193). Obéissance, obéissance …
Fanatisme et légèreté.
La réforme liturgique fut l’œuvre de sa vie : destitué de son poste à Rome en 1975, il s’attela tout de suite à écrire l’histoire de cette réforme à laquelle il avait été tant lié, n’hésitant pas à s’appuyer sur des documents qu’il n’aurait pas dû conserver (p. 207). Était-il pourtant qualifié pour diriger une réforme qu’un cardinal peu suspect de conservatisme considérait comme le changement le plus profond jamais réalisé dans la vie de l’Eglise catholique [4] ?
Un de ses collaborateurs évoquera plus tard « son manque de formation et de sens théologique » (p. 12). Bugnini avoua lui-même, dans un moment d’étonnante franchise, que s’il souhaitait voir le bréviaire réformé, c’était avec l’idée de réduire le « pensum quotidien » (p. 37), ce qui paraît un peu désinvolte chez celui qui était alors le directeur du Centre d’Action Liturgique en Italie.
Organisateur, il sut s’entourer d’experts : les grands noms du Mouvement liturgique (p. 69). Les célébrations du peuple de Dieu se voyaient, de manière étonnante, confiées à des érudits partageant le même horizon « pastoral », oubliant peut-être que la liturgie, avant d’être enseignement des fidèles, est d’abord un culte rendu à Dieu. Le père Bouyer, pourtant lui-même expert du Consilium, va jusqu’à évoquer dans ses Mémoires, quant à la préparation du Novus Ordo Missæ, une œuvre faite en partie par des « fanatiques » du Mouvement liturgique (p. 146). Cette confiscation n’empêcha pas une certaine légèreté dans la mise en œuvre : le même père évoque en souriant comment on fit appel à lui pour rédiger en moins de vingt-quatre heures une partie d’une des prières eucharistiques du nouveau missel, rédaction terminée dans l’urgence … à la terrasse d’un bistrot (p. 147) [5] !
Franc-maçon ?
Mgr Bugnini fut soudainement destitué de sa fonction en 1975 et « promu » dans un poste diplomatique loin de Rome. Rapidement se répandit la rumeur de son appartenance à la franc-maçonnerie, qu’il nia toujours.
Apparemment, l’historien ne dispose pas des éléments probants pour appuyer cette accusation, et l’explication est plutôt à trouver dans l’angoisse de Paul VI devant la situation postconciliaire, en particulier liturgique (p. 199).
Le dernier témoignage cité par M. Chiron reste cependant étonnant. À un de ses plus proches collaborateurs lui posant franchement la question de cette appartenance, Mgr Bugnini répond : « Je n’aurai jamais franchi ce pas ». On ne peut s’empêcher de se demander : jusqu’où alors avait-il cependant accepté d’aller ?
Pour un accord Rome – Ecône ?
Nonce apostolique en Iran, Mgr Bugnini ne cessa pas de s’intéresser aux suites de sa réforme. En septembre 1976, année de la suspens a divinis de Mgr Lefebvre, il écrivit à Rome des propositions à faire à l’évêque rebelle : on lui accorderait la célébration de la messe à certaines conditions, dont une déclaration disant que la nouvelle messe n’est ni hérétique, ni protestante ; la célébration de la messe traditionnelle dans des églises déterminées, à horaire fixe ; une mise en œuvre confiée aux évêques diocésains (p. 204).
Paul VI refusa toute tentative d’accommodement. Mgr Lefebvre n’eut pas à refuser ces propositions qui étaient la négation du combat de la Fraternité Saint-Pie X qu’il avait fondée. C’est pour ce combat qu’il s’était exposé à ces sanctions, lui qui deux ans plus tôt voyait dans la réforme liturgique, modification de la lex orandi, l’expression de la modification de la lex credendi intervenue au Concile :
« A une messe nouvelle correspond un catéchisme nouveau, un sacerdoce nouveau, des séminaires nouveaux, des universités nouvelles, une Eglise charismatique, pentecôtiste, toutes choses qui sont opposées à l’orthodoxie et au magistère de toujours [6] ».
Une fidélité à méditer.
Abbé Benoît Espinasse, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Le courrier de la ville n° 23 de février 2016
- Yves CHIRON, Annibale Bugnini, Desclée de Brouwer, 2016.[↩]
- Réforme expressément demandée par le Concile, l’auteur le rappelle p. 13.[↩]
- Roberto de MATTEI résume ainsi les idées du Mouvement liturgique : « Il attribuait une primauté absolue à la dimension pastorale et souhaitait un renouveau de la liturgie centré sur la participation active des fidèles » (Vatican II, Une histoire à écrire, Muller Editions, 2013, p. 107). Pour une rapide présentation de ce mouvement, ibid. p. 31–35.[↩]
- Roberto de MATTEI, Vatican II, Une histoire à écrire, p. 357.[↩]
- Dans le même ordre d’idée, Mgr Lefebvre évoque dans une conférence spirituelle la présentation à des évêques et supérieurs religieux de la messe normative qui préparait la nouvelle messe. Un père abbé fait remarquer qu’avec toutes les suppressions prévues, la messe ne durera qu’un quart d’heure. Réponse de Bugnini : Oh ! On trouvera bien quelque chose à rajouter …[↩]
- « Déclaration du 21 novembre 1974 », Vu de Haut n° 13, p. 10.[↩]