La peine de mort est-​elle contraire à l’Evangile ?

Le 11 Octobre 2017, s’adressant aux par­ti­ci­pants à la ren­contre orga­ni­sée par le Conseil pon­ti­fi­cal pour la pro­mo­tion de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion, le pape François décla­rait que la peine de mort était « inhu­maine », qu’elle « bles­sait la digni­té per­son­nelle », qu’elle était même « contraire à l’Evangile ». Tous les phi­lo­sophes, les théo­lo­giens et les papes qui ont sou­te­nu la légi­ti­mi­té de la peine de mort, avant le sou­ve­rain pon­tife actuel, ont-​ils tra­hi l’Evangile ?

La peine de mort selon François.

1. « On doit affir­mer avec force que la condam­na­tion à la peine de mort est une mesure inhu­maine, qui blesse la digni­té per­son­nelle, quel que soit son mode opé­ra­toire. En déci­dant volon­tai­re­ment de sup­pri­mer une vie humaine, tou­jours sacrée aux yeux du Créateur, et dont Dieu est en der­nière ana­lyse le véri­table juge et le garant, elle est par elle-​même contraire à l’Evangile » [1]. Ainsi s’est expri­mé, tout der­niè­re­ment, le Pape François, à l’occasion du vingt-​cinquième anni­ver­saire de la publi­ca­tion du Nouveau Catéchisme. Cette réflexion n’est pas nou­velle. Le dis­cours de ce mois d’octobre 2017 ne fait que reprendre, en les résu­mant, des idées déjà lar­ge­ment déve­lop­pées par le Souverain Pontife dans une Lettre de 2015 [2], laquelle ren­voie à deux autres docu­ments de 2014 [3].

2. François estime que son pré­dé­ces­seur Jean-​Paul II a déjà condam­né la peine de mort dans la Lettre Encyclique Evangelium vitae (au n° 56) ain­si que dans le Catéchisme de l’Eglise catho­lique (au n° 2267) [4]. Lui-​même englobe dans cette condam­na­tion de la peine de mort celle de la peine de la réclu­sion à per­pé­tui­té, qui est selon lui « une peine de mort dégui­sée ». Voilà pour­quoi le récent dis­cours d’octobre 2017 n’entend pas pro­mou­voir une révi­sion du Nouveau Catéchisme de 1992. Il sou­ligne seule­ment que cette répro­ba­tion de la peine de mort trouve dans le Catéchisme de Jean-​Paul II « un espace plus appro­prié et plus en adé­qua­tion » avec la fina­li­té de la doc­trine, qui doit être pla­cée dans « l’amour qui ne finit pas ». Si révi­sion il y a, elle doit consis­ter à faire avan­cer la doc­trine pour pou­voir la conser­ver, et à « aban­don­ner des prises de posi­tion liées à des argu­ments qui paraissent désor­mais réel­le­ment contraires à une nou­velle com­pré­hen­sion de la véri­té ». Cette posi­tion et ces argu­ments connurent leur heure de gloire durant la période anté­rieure au concile Vatican II, mais ils sont désor­mais contraires à « l’évolution de la conscience du peuple chré­tien, qui s’éloigne d’une atti­tude consen­tante à l’égard d’une peine qui lèse lour­de­ment la digni­té humaine » [5].

3. On peut rame­ner à quatre les argu­ments fon­da­men­taux que le pape uti­lise pour jus­ti­fier cette évo­lu­tion de la conscience. [6] Premièrement, « la vie humaine est sacrée car dès son com­men­ce­ment, du pre­mier ins­tant de sa concep­tion, elle est le fruit de l’action créa­trice de Dieu et, à comp­ter de ce moment, l’homme, l’unique créa­ture sur terre que Dieu a vou­lue pour elle-​même, est l’objet d’un amour per­son­nel de la part de Dieu. […] La vie, et sur­tout la vie humaine, n’appartient qu’à Dieu. Même celui qui tue ne perd pas sa digni­té per­son­nelle et Dieu lui-​même s’en fait le garant ». La preuve qui en est don­née est que Dieu n’a pas vou­lu punir Caïn de son meurtre en lui reti­rant la vie. De ce point de vue, la peine de mort appa­raî­trait logi­que­ment comme contraire au cin­quième commandement.

4. Deuxièmement, l’infliction de la mort à un cou­pable ne sau­rait équi­va­loir à une juste peine, et pour deux rai­sons. Tout d’abord, la peine de mort ne peut pas se jus­ti­fier comme une « légi­time défense » de la part de la socié­té, par ana­lo­gie avec la légi­time défense per­son­nelle ; en effet, « lorsque s’applique la peine de mort, l’on tue des per­sonnes non pas pour des agres­sions actuelles, mais pour des dom­mages com­mis dans le pas­sé » et c’est pour­quoi la légi­time défense serait ici sans objet, puisqu’elle s’appliquerait « à des per­sonnes dont la capa­ci­té d’infliger un pré­ju­dice n’est pas actuelle, mais qui a déjà été neu­tra­li­sée, et qui se trouvent pri­vées de leur liber­té ». Ensuite, la peine de mort ne peut pas se jus­ti­fier non plus comme un acte qui réta­bli­rait l’ordre lésé par l’injustice, car « on ne ren­dra jamais jus­tice en tuant un être humain. […] La peine de mort ne rend pas jus­tice aux vic­times, mais ne fait que sus­ci­ter un désir de vengeance ».

5. Troisièmement, la peine de mort est contraire à la misé­ri­corde divine. « Par l’application de la peine capi­tale, on nie au condam­né la pos­si­bi­li­té de la répa­ra­tion ou de la cor­rec­tion du pré­ju­dice cau­sé ; la pos­si­bi­li­té de la confes­sion, par laquelle l’homme exprime sa conver­sion inté­rieure ; et de la contri­tion, pas­sage vers la repen­tance et l’expiation, pour atteindre la ren­contre avec l’amour misé­ri­cor­dieux de Dieu qui gué­rit ». Dans cet ordre d’idée, la peine de mort implique aus­si « un trai­te­ment cruel, inhu­main et dégra­dant, tout comme l’angoisse qui pré­cède le moment de l’exécution et la ter­rible attente entre le moment de la sen­tence et l’application de la peine ».

6. Quatrièmement, « il est impos­sible d’imaginer qu’aujourd’hui les Etats ne puissent pas dis­po­ser d’un autre moyen que la peine capi­tale pour défendre la vie d’autres per­sonnes contre un agres­seur injuste » [7] car « il existe des moyens de répri­mer le crime de manière effi­cace sans pri­ver défi­ni­ti­ve­ment la per­sonne qui l’a com­mis de la pos­si­bi­li­té de se rache­ter » [8].

7. Ajoutons enfin le motif pour lequel la réclu­sion à per­pé­tui­té est une peine de mort « cachée » ou « dégui­sée ». Le pape voit là une atteinte à l’espérance : « La réclu­sion à per­pé­tui­té, de même que les peines qui, de par leur durée, com­portent l’impossibilité pour le condam­né de pro­je­ter un ave­nir en liber­té, peuvent être consi­dé­rées comme des peines de mort occul­tées puisque par celles-​ci, l’on ne prive pas le cou­pable de sa liber­té, mais l’on cherche à le pri­ver d’espérance ». C’est pour­quoi « depuis peu, dans le Code pénal du Vatican, la déten­tion à per­pé­tui­té a dis­pa­ru » [9].

8. Pour nous résu­mer, la peine de mort est répu­tée « inad­mis­sible », aux yeux du pape François, à cause d’un double argu­ment d’autorité (elle est condam­née par le Nouveau Catéchisme et par l’Encyclique Evangelium vitae) et à cause d’un qua­druple argu­ment de rai­son : parce qu’elle porte atteinte au carac­tère sacré de la vie créée, parce qu’elle est injuste et inef­fi­cace pour réta­blir la jus­tice, parce qu’elle consti­tue un obs­tacle à la misé­ri­corde et parce que d’autres moyens de répres­sion sont déjà suffisants.

La peine de mort selon la doctrine catholique traditionnelle [10]

9. C’est pour­tant un fait évident qu’il a tou­jours été tenu pour juste, même dans les socié­tés les plus chré­tiennes, sauf par un cer­tain nombre de théo­ri­ciens en géné­ral modernes, que l’autorité poli­tique punisse de mort cer­tains crimes. Et les don­nées de la révé­la­tion confirment sur ce point les don­nées natu­relles du sens com­mun. Lorsque le Décalogue défend de tuer [11], il sous-​entend : injus­te­ment. Car nous voyons bien que l’Ancien Testament pres­crit à plu­sieurs reprises la peine de mort [12]. Sur ce point, le Nouveau Testament n’a pas abo­li l’Ancien. Saint Paul, par­lant de l’autorité poli­tique, évoque le glaive, ins­tru­ment de la peine de mort : « L’autorité est pour toi le ministre du Dieu en vue du bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n’est pas en vain qu’elle porte l’épée, étant ministre de Dieu, char­gée de châ­tier celui qui fait le mal » [13]. Et dans la Cité de Dieu, saint Augustin a com­men­té ain­si ces pas­sages de l’Ecriture : « La même auto­ri­té divine qui a dit : Tu ne tue­ras pas a éta­bli cer­taines excep­tions à la défense de tuer l’homme. Dieu ordonne alors, soit par loi géné­rale, soit par pré­cepte pri­vé et tem­po­raire, qu’on applique la peine de mort. Or, celui-​là n’est pas vrai­ment homi­cide qui doit son minis­tère à l’autorité ; il n’est qu’un ins­tru­ment, comme le glaive dont il frappe. Aussi n’ont-ils aucu­ne­ment vio­lé le Tu ne tue­ras pas ceux qui, sur l’ordre de Dieu, ont fait la guerre, ou qui, dans l’exercice de la puis­sance publique, ont, confor­mé­ment aux lois divines, c’est-à-dire confor­mé­ment à la déci­sion de la plus juste des rai­sons, puni des cri­mi­nels » [14].

10. Aussi le pape Innocent III ne fait que défendre une véri­té biblique et tra­di­tion­nelle, lorsqu’il pro­pose aux héré­tiques qui veulent entrer dans l’Eglise une pro­fes­sion de foi por­tant, entre autres véri­tés, que « le pou­voir sécu­lier peut, sans péché mor­tel, exer­cer le juge­ment du sang, pour­vu qu’il châ­tie par jus­tice et non par haine, avec sagesse et non avec pré­ci­pi­ta­tion » [15]. Léon X condamne pareille­ment la pro­po­si­tion de Luther, selon laquelle « brû­ler les héré­tiques est contraire à la volon­té du Saint-​Esprit » [16]. Léon XIII, lorsqu’il condamne le duel, recon­naît le droit de l’autorité publique à infli­ger la peine de mort [17]. Enfin, Pie XII déclare avec une pré­ci­sion extrê­me­ment remar­quable : « Même quand il s’a­git de l’exé­cu­tion d’un condam­né à mort, l’Etat ne dis­pose pas du droit de l’in­di­vi­du à la vie. Il est réser­vé alors au pou­voir public de pri­ver le condam­né du bien de la vie, en expia­tion de sa faute, après que, par son crime, il s’est déjà dépos­sé­dé de son droit à la vie » [18].

11. Saint Thomas [19] a pen­sé que l’on peut par­fai­te­ment légi­ti­mer la peine de mort, même en droit natu­rel, sans faire appel aux don­nées de la révé­la­tion sur­na­tu­relle. Cette légi­ti­ma­tion résulte de deux prin­cipes, abso­lu­ment néces­saires l’un et l’autre. Le pre­mier [20] est la néces­si­té du bien com­mun. De même que l’on peut, pour sau­ver le corps, ampu­ter un membre putride qui menace l’ensemble, de même pourra-​t-​on, pour le bien de tous, ampu­ter du corps social un de ses membres par­ti­cu­liers, lorsque celui-​ci est un dan­ger pour tous, ne serait-​ce qu’en rai­son du genre de crimes que son exemple auto­rise, s’ils ne sont pas suf­fi­sam­ment châ­tiés. Mais ce pre­mier prin­cipe, suf­fi­sant pour l’amputation d’un membre du corps phy­sique, ren­contre dans son appli­ca­tion au corps social une dif­fi­cul­té qui le met­trait en échec, si on ne pou­vait faire inter­ve­nir un autre prin­cipe qui le com­plète. Dans le corps phy­sique, en effet, seule la per­sonne est sujet de droit, tan­dis que les divers membres de son corps lui appar­tiennent, sans avoir le moindre droit par­ti­cu­lier. S’il arrive que la per­sonne ne puisse pas en faire abso­lu­ment tout ce qu’elle veut, c’est que son droit est ici par­ti­ci­pé de celui de Dieu et porte sur l’utilisation de ses membres dans la ligne de leurs fina­li­tés natu­relles. Mais il reste que, dans le cadre de cette limi­ta­tion essen­tielle, elle est maî­tresse de tout et les membres ne le sont de rien. En revanche, dans le corps social, ceux que l’on désigne ana­lo­gi­que­ment comme les « membres » de la socié­té sont des per­sonnes qui ont sur elles-​mêmes et sur leur vie cor­po­relle un droit anté­rieur à celui qu’a aus­si la socié­té. Elles ne font pas par­tie de la socié­té qui est un tout d’ordre de la même manière que les membres font par­tie du corps, qui est un tout phy­sique, car « l’homme ne fait pas par­tie de la com­mu­nau­té poli­tique selon tout ce qu’il est » [21]. Ce bien qui est leur vie appar­tient, après Dieu, d’abord à elles et non pas d’abord à l’Etat. Il en résulte que le droit de l’Etat ne peut pré­va­loir sur leur droit per­son­nel. Il faut donc faire inter­ve­nir un autre prin­cipe [22], selon lequel, par le crime, l’homme déchoit de sa digni­té per­son­nelle : « Par le péché l’homme s’écarte de l’ordre pres­crit par la rai­son ; c’est pour­quoi il déchoit de la digni­té humaine qui consiste à naître libre et à exis­ter pour soi ; il tombe ain­si dans la ser­vi­tude qui est celle des bêtes, de telle sorte que l’on peut dis­po­ser de lui selon qu’il est utile aux autres ». En fai­sant usage de sa liber­té contre la nature et contre Dieu, il sort en effet du cadre où son droit s’exerce authen­ti­que­ment. Il mérite donc un châ­ti­ment dans l’ordre même des biens dont il use mal. Il appar­tient dès lors non seule­ment à Dieu, mais à l’autorité humaine, de le pri­ver non pas pré­ci­sé­ment du droit à la vie – car ce droit ne dépend pas de l’autorité et le cri­mi­nel l’a déjà per­du en rai­son de son crime – mais du bien de la vie cor­po­relle, sur laquelle il ne peut plus reven­di­quer son droit per­son­nel. C’est exac­te­ment ce que dit Pie XII, en repre­nant la réflexion de saint Thomas : « Il est réser­vé alors au pou­voir public de pri­ver le condam­né du bien de la vie, en expia­tion de sa faute, après que, par son crime, il s’est déjà dépos­sé­dé de son droit à la vie ».

12. La doc­trine de l’Eglise, confir­mée par les lumières de la rai­son théo­lo­gique, éta­blit ni plus ni moins que, en rai­son de la loi natu­relle, l’autorité publique a le droit d’infliger la peine de mort. Cela ne signi­fie pas que la même loi natu­relle exige que l’autorité exerce ce droit, encore moins qu’elle déter­mine des cas où cet exer­cice s’imposerait. Concrètement, la peine de mort sera tou­jours, dans le cadre d’une légis­la­tion, une déter­mi­na­tion du droit posi­tif humain, de la loi civile, sujette par consé­quent à modi­fi­ca­tion, évo­lu­tion, limi­ta­tion. Il est donc pos­sible et il ne serait pas illé­gi­time de sou­te­nir que ce genre de peine n’est pas oppor­tun dans un contexte don­né, voire d’en récla­mer, sur le plan de la loi humaine civile, l’abolition. Mais il reste que l’autorité publique a tou­jours le droit de main­te­nir la peine de mort ou d’y reve­nir, si le besoin s’en fait sen­tir. Et si l’opportunité demande de ne pas l’exercer, il appar­tient à la même auto­ri­té d’apprécier cette oppor­tu­ni­té. Cependant, ceux qui font valoir leurs argu­ments en faveur de la sup­pres­sion de la peine de mort ont habi­tuel­le­ment le tort de vou­loir prou­ver que celle-​ci est contraire au droit natu­rel, ou du moins, quand ils n’ont pas une idée très nette de ce droit (ce qui est fré­quent) à ce qu’ils appellent la digni­té de la per­sonne humaine ou la valeur incon­di­tion­nelle de la vie. Ces argu­ments ne sont pas les bons. La peine de mort est conforme au droit natu­rel. Autre est la déter­mi­na­tion posi­tive de ce droit qui a lieu avec la loi civile. S’il n’est pas illé­gi­time de récla­mer l’abolition de la peine de mort, il serait faux et condam­nable de le faire au non du droit natu­rel lui-​même. Ou au nom de l’Evangile et de la cha­ri­té, qui ne peuvent renier ce droit naturel.

Que penser de la vision de François ?

13. Elle ne peut pas s’autoriser des ensei­gne­ments de Jean-​Paul II. Celui-​ci en effet dis­tingue entre la légi­ti­mi­té de prin­cipe de la peine de mort et l’opportunité de son exer­cice, dans le contexte des socié­tés modernes. Le n° 56 de Evangelium vitae dit pré­ci­sé­ment : « Il est clair que la mesure et la qua­li­té de la peine doivent être atten­ti­ve­ment éva­luées et déter­mi­nées ; elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême de la sup­pres­sion du cou­pable, si ce n’est en cas de néces­si­té abso­lue, lorsque la défense de la socié­té ne peut être pos­sible autre­ment. Aujourd’hui, cepen­dant, à la suite d’une orga­ni­sa­tion tou­jours plus effi­ciente de l’ins­ti­tu­tion pénale, ces cas sont désor­mais assez rares, si non même pra­ti­que­ment inexis­tants ». Quant au n° 2267 du Nouveau Catéchisme (d’ailleurs cité par Evangelium vitae) il dit ni plus ni moins que « si les moyens non san­glants suf­fisent à défendre les vies humaines contre l’a­gres­seur et à pro­té­ger l’ordre public et la sécu­ri­té des per­sonnes, l’autorité s’en tien­dra à ces moyens, parce que ceux-​ci cor­res­pondent mieux aux condi­tions concrètes du bien com­mun et sont plus conformes à la digni­té de la per­sonne humaine ». Certes, nous n’irions pas jusqu’à dire que cet ensei­gne­ment de Jean-​Paul II se fait l’écho, d’une manière tota­le­ment satis­fai­sante, de la Tradition de l’Eglise. L’écho est quand même affai­bli, car la dis­tinc­tion entre la légi­ti­mi­té de prin­cipe et l’opportunité de l’exercice, si elle est pré­sente, demeure seule­ment impli­cite et il n’est pas dit que la peine de mort tire sa légi­ti­mi­té du droit natu­rel, en rai­son du double prin­cipe rap­pe­lé par saint Thomas d’Aquin. Mais il y a seule­ment là une insuf­fi­sance, et elle n’autorise nul­le­ment la remise en cause radi­cale entre­prise par le pape François.

14. Quant aux quatre argu­ments de rai­son, à la lumière des prin­cipes rap­pe­lés par saint Thomas, et repris par Pie XII, ils s’avèrent inef­fi­caces et sophis­tiques. Le pre­mier repose sur la digni­té inamis­sible de la per­sonne ain­si que sur le carac­tère sacré et invio­lable de la vie humaine. C’est oublier que par le péché, l’homme perd sa digni­té et son droit à la vie. C’est omettre la dis­tinc­tion essen­tielle qui existe entre la digni­té onto­lo­gique, inamis­sible, et la digni­té morale, qui est per­due lorsque l’homme fait un mau­vais usage de sa liber­té. « S’il est mau­vais en soi », dit saint Thomas, « de tuer un homme qui garde sa digni­té, ce peut être un bien que de mettre à mort un pécheur, abso­lu­ment comme on abat une bête ; on peut même dire avec Aristote qu’un homme mau­vais est pire qu’une bête et plus nui­sible » [23]. Quant au carac­tère invio­lable de la vie humaine, c’est oublier que, comme le rap­pelle Pie XII, par son crime, l’homme cri­mi­nel s’est déjà « dépos­sé­dé de son droit à la vie ».

15. Le second argu­ment part du fait que la peine de mort ne sau­rait être une légi­time défense et qu’elle ne peut réta­blir l’ordre lésé par l’injustice. C’est confondre la peine de mort et la légi­time défense. Toute légi­time défense implique une peine de mort, mais la peine de mort ne se réduit pas à une légi­time défense, au sens strict de la réac­tion d’un agres­sé à l’égard de son agres­seur, dans le cadre d’une agres­sion actuelle. La peine est le châ­ti­ment méri­té par le pécheur. Et d’autre part, elle peut s’avérer non seule­ment défen­sive, mais aus­si pré­ven­tive et dis­sua­sive. Quand à la jus­tice, elle consiste pré­ci­sé­ment à rendre à cha­cun ce qui lui est dû, et pas seule­ment à répa­rer un dom­mage maté­riel. La mort d’un cri­mi­nel ne répare pas maté­riel­le­ment son crime (elle ne res­sus­cite pas ses vic­times), mais elle fait jus­tice, car, lorsque celui qui pèche en por­tant pré­ju­dice à l’ordre social accorde à sa volon­té un bien auquel elle n’a pas droit, il com­pense pour cela, en se voyant ôté ce vers quoi sa volon­té se por­te­rait de son mou­ve­ment propre : « Celui qui par le péché a sui­vi indû­ment sa volon­té, souffre quelque chose de contraire à celle-​ci » [24]. Le retrait de la vie consti­tue de la sorte une répa­ra­tion juste et elle est exi­gée par le bien com­mun de l’ordre social.

16. Le troi­sième argu­ment oublie que la misé­ri­corde consiste à remettre la faute com­mise, mais non la peine. Le par­don sacra­men­tel est d’ailleurs assor­ti d’une péni­tence, c’est-à-dire d’une peine volon­tai­re­ment accep­tée. La peine de mort peut en être une et don­ner au condam­né l’occasion de se rache­ter. Les exemples de ce genre de situa­tion sont suf­fi­sam­ment connus, à com­men­cer par celui du bon larron.

17. Le qua­trième argu­ment pour­rait éven­tuel­le­ment conclure que la peine de mort n’est plus oppor­tune, mais non qu’elle n’est pas légitime.

Que dire de plus ?

18. Premièrement, la vision du pape actuel repré­sente une impié­té à l’égard de toute la Tradition de l’Eglise, accu­sée d’avoir odieu­se­ment tra­hi l’Evangile. Deuxièmement, elle mécon­naît la gra­vi­té du péché, qui fait déchoir la per­sonne de sa digni­té humaine morale et mérite le châ­ti­ment pro­por­tion­né. Troisièmement, elle néglige la pri­mau­té du bien com­mun de la socié­té et de l’Eglise, bien pour­tant meilleur que tous les biens par­ti­cu­liers. Quatrièmement, elle confond la légi­ti­mi­té de prin­cipe et l’opportunité de fait, et fait ain­si dépendre la valeur des choses de l’évolution de la conscience du peuple chré­tien. Cinquièmement enfin, elle se démarque même de la ligne sui­vie jusqu’ici par ses pré­dé­ces­seurs, depuis le concile Vatican II.

19. Pour les catho­liques d’aujourd’hui, c’est mal­heu­reu­se­ment un scan­dale de plus, après la remise en cause de la morale du mariage et la réha­bi­li­ta­tion de Luther.

Abbé Jean-​Michel Gleize

Notes de bas de page
  1. François, Discours aux par­ti­ci­pants à la ren­contre orga­ni­sée par le Conseil pon­ti­fi­cal pour la pro­mo­tion de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion, le mer­cre­di 11 octobre 2017.[]
  2. François, Lettre au pré­sident de la Commission inter­na­tio­nale contre la peine de mort, le 20 mars 2015 (DC n° 2519, p. 94–96).[]
  3. François, Lettre aux par­ti­ci­pants au XIXe Congrès de l’Association inter­na­tio­nale de droit pénal et du IIIe Congrès de l’Association latino-​américaine de droit pénal et de cri­mi­no­lo­gie, le 30 mai 2014 et Discours à une délé­ga­tion de l’Association Internationale de Droit Pénal, le jeu­di 23 octobre 2014.[]
  4. Lettre du 23 octobre 2014.[]
  5. Lettres du 23 octobre 2014 et du 20 mars 2015.[]
  6. Ils sont détaillés dans la Lettre 20 mars 2015.[]
  7. Lettre du 23 octobre 2014.[]
  8. Lettre du 20 mars 2015.[]
  9. Lettre du 23 octobre 2014.[]
  10. Michel-​Marie Labourdette, Cours de théo­lo­gie morale, « La jus­tice », p. 100–105 (sur 2a2ae, ques­tion 64, article 2), Toulouse, 1960–1961 ; Charles Journet, L’Eglise du Verbe Incarné, t. I « La Hiérarchie apos­to­lique », Desclée, 1955 (2e édi­tion revue et aug­men­tée), p. 356–358.[]
  11. Exode, XX, 13.[]
  12. Lévitique, XX, 2 ; XX, 9–10 ; XX, 27 ; XXIV, 16–17.[]
  13. Rm, XIII, 4.[]
  14. Saint Augustin, De la cité de Dieu, livre I, cha­pitre 21, Migne latin, t. XLI, col. 35.[]
  15. Innocent III (1198–1215), Lettre Ejus exem­plo adres­sée à l’archevêque de Tarragone, du 18 décembre 1208, DS 795.[]
  16. Léon X (1510–1522), Bulle Exsurge Domine du 15 juin 1520, DS 1483[]
  17. Léon XIII (1878–1903), Lettre Pastoralis offi­cii aux évêques d’Allemagne et d’Autriche, du 12 sep­tembre 1891, DS 3272. Le pape dit en effet que « les deux lois divines, aus­si bien celle qui a été pro­cla­mée par la lumière de la rai­son natu­relle que celle qui l’a été par les Ecriture com­po­sées sous l’ins­pi­ra­tion divine, défendent for­mel­le­ment que per­sonne, en dehors d’une cause publique, blesse ou tue un homme ».[]
  18. Pie XII (1939–1958), Allocution au Congrès d’histopathologie, 13 sep­tembre 1952, Les Enseignements Pontificaux par les moines de Solesmes, « Le corps humain », n° 375.[]
  19. Somme théo­lo­gique, 1a2ae, ques­tion 94, article 5, ad 2 ; ques­tion 100, article 8, ad 3 ; 2a2ae, ques­tion 64, article 2.[]
  20. 2a2ae, ques­tion 64, article 2, cor­pus.[]
  21. Somme théo­lo­gique, 1a2ae, ques­tion 21, article 4, ad 3.[]
  22. 2a2ae, ques­tion 64, article 2, ad 3.[]
  23. 2a2ae, ques­tion 64, article 2, ad 3.[]
  24. 2a2ae, ques­tion 108, article 4, cor­pus.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.