Il y a 50 ans : le Père Calmel dénonçait un nouveau langage des clercs en matière de chasteté

Si je pose la ques­tion de la dis­ci­pline des appé­tits char­nels en termes maté­ria­listes, com­ment voulez-​vous que j’ap­porte une réponse conve­nable ? « La ques­tion est mère de la réponse » aimait à redire un grand exé­gète domi­ni­cain, le Père Lagrange.

La grande misère de beau­coup de clercs, à l’heure pré­sente, c’est moins encore d’être obsé­dés par le pro­blème de l’a­mour que de se lais­ser impo­ser le point de vue d’une pseudo-​psychologie maté­ria­liste. Le point de départ de leurs diva­ga­tions est un consen­te­ment préa­lable à se lais­ser cre­ver les yeux. Sous pré­texte de com­prendre nos contem­po­rains, ils com­mencent par mettre de côté l’in­tui­tion sur­na­tu­relle de la foi et l’in­tui­tion natu­relle du simple bon sens, l’in­tui­tion obvie de l’hon­nê­te­té la plus élé­men­taire. Ils lui pré­fèrent le point de vue aber­rant d’un pan­sexua­lisme dif­fus à pré­ten­tions scien­ti­fiques. D’où l’im­pres­sion d’in­sup­por­table malaise que pro­voque l’a­bon­dante, la sur­abon­dante, l’é­cra­sante lit­té­ra­ture ecclé­sias­tique sur les thèmes de la pure­té et de l’impureté. 

Une autre vue des choses

D’ailleurs c’est moi qui m’ex­prime, comme le fait toute la Tradition chré­tienne, en termes de morale et de vie spi­ri­tuelle ; eux, ils se gardent bien de pro­non­cer les mots de chas­te­té ou de luxure ; ils sont mal embou­chés autant qu’il soit pos­sible de l’être ; ils n’ont plus à la bouche qu’un jar­gon répu­gnant où les évo­ca­tions les plus igno­mi­nieuses, les plus sale­ment pro­vo­cantes, se donnent hypo­cri­te­ment comme pure science, en dehors de toute qua­li­fi­ca­tion morale. Ces clercs pré­tendent dési­gner dans des termes sans réfé­rence morale des réa­li­tés qui res­sor­tissent à la vie morale, qui sont vices ou ver­tus, hon­neur ou péché. 

Manière puante de s’ex­pri­mer : putride dici­tur écri­vait déjà Pie XI dans Divini illius Magistri, en flé­tris­sant l’expression édu­ca­tion sexuelle qui com­men­çait à se sub­sti­tuer aux façons de par­ler tra­di­tion­nelles et justes comme édu­ca­tion de la pure­té ou for­ma­tion de la pure­té ; façons de par­ler tout à fait justes parce que dési­gnant en termes de ver­tu (la pure­té) une réa­li­té d’ordre moral : la mise en ordre des attraits et des pas­sions qui tiennent, dans l’être humain, à sa condi­tion d’homme ou de femme. Nous sommes dans l’ordre de la liber­té ; nous ne sommes pas dans l’ordre des déter­mi­nismes phy­sio­lo­giques qui est l’ordre de la nécessité.

Lorsque l’Ecriture, les Pères et les vrais théo­lo­giens parlent de la chas­te­té ou de la luxure, de l’a­mour légi­time ou des vices impurs, ils le font dans un lan­gage qui res­sor­tit à la morale. Ils ont ont conscience de par­ler en mora­listes, en inter­prètes de la morale révé­lée et ils s’ex­priment en consé­quence. Trop sou­vent notre cler­gé contem­po­rain n’a plus conscience de trans­mettre la morale révé­lée, pas plus d’ailleurs en matière de jus­tice qu’en matière de chas­te­té. Il se laisse impo­ser le voca­bu­laire du monde moderne, le lan­gage du freu­disme ou du mar­xisme parce qu’il ne sait plus que les pas­sions de l’a­mour relèvent de la morale, comme d’ailleurs d’une autre manière, mais bien réel­le­ment, l’organisation éco­no­mique. Si le cler­gé contem­po­rain a accep­té un autre lan­gage que celui de la morale tra­di­tion­nelle et celui de la doc­trine sociale de l’Eglise, c’est qu’il a com­men­cé par accep­ter une autre vue des choses ; une vue qui est étran­gère à la foi et la simple honnêteté. 

Dans tout le domaine qui nous occupe main­te­nant, celui des pas­sions char­nelles, de l’a­mour, de la pure­té, nous refu­sons le jar­gon moderne, vil et avi­lis­sant, parce que nous nous en tenons à la vue hon­nête et puri­fiante de la phi­lo­so­phia et theo­lo­gia per­en­nis((la phi­lo­so­phie et de la théo­lo­gie pérenne.)). Si l’on com­mence par oublier ou renier ces intui­tions on rejoin­dra certes le monde, mais non pour son salut, au contraire pour acti­ver sa décom­po­si­tion et se perdre avec lui. On entre­ra dans les concep­tions exé­gé­tiques modernes, les concep­tions psycho­logiques modernes, les nou­velles concep­tions phi­lo­so­phiques que sais-​je encore, pour faire un éga­ré de plus mais un éga­ré de déno­mi­na­tion chré­tienne, donc plus capable que d’autres de faire à son tour des éga­rés. Aveugles guides d’aveugles. C’est cela du reste la pas­to­rale post­con­ci­liaire ; mais elle a ces­sé d’être catholique.

Correction d’un texte épiscopal

Pour nous faire mieux com­prendre nous pro­po­sons la cor­rec­tion d’un texte épis­co­pal, la remise en ordre de ce texte, en le situant dans la lumière de la vraie vie morale. Nous avons numé­ro­té les para­graphes et sou­li­gné dans le texte des évêques belges((Le Journal La Croix du 21 jan­vier 1971. Cette décla­ra­tion, épis­co­pale n’est pas l’objet propre et direct de notre pro­pos : telle qu’elle a été publiée en abré­gé dans Le jour­nal la Croix, elle est une illus­tra­tion — par­mi tant d’autres ana­logues que l’on pour­rait pareille­ment pro­po­ser et com­men­ter — une illus­tration de nos remarques sur le nou­veau lan­gage. — Notre article était déjà rédi­gé quand le numé­ro 1.580 de la Documentation catho­lique a publié le texte inté­gral de cette décla­ra­tion, « signée conjoin­te­ment * par les évêques catho­liques de Belgique, deux hié­rarques ortho­doxes et trois per­son­na­li­tés pro­tes­tantes. — Le contexte amé­liore par­tiel­le­ment le texte des brèves cita­tions (d’ailleurs fidèles) faites par Le Journal la Croix ; pas au point, cepen­dant, de chan­ger le fond des choses et de modi­fier sub­stan­tiel­le­ment nos remarques.)) les mots et expres­sions à redres­ser parce qu’ils sont tri­bu­taires d’une ma­nière de voir insou­te­nable et, au fond, d’une concep­tion maté­rialiste de la vie.

1. « Le défer­le­ment inouï d’un éro­tisme désor­don­né menace gra­ve­ment l’intégrité morale de l’homme », décla­rent notam­ment dans une décla­ra­tion conjointe inti­tu­lée « pour le redres­se­ment de la morale publique dans le do­maine sexuel », les évêques de Belgique et les représen­tants en Belgique des Eglises ortho­doxe, réfor­mée et anglicane.

Le Journal La Croix du 21 jan­vier 1971.

1. Traduction et com­men­taire. — En notre qua­li­té de minis­tres du Seigneur et de gar­diens de son trou­peau, nous nous éle­vons solen­nel­le­ment contre le scan­dale géné­ra­li­sé d’une provo­cation publique et per­ma­nente au vice d’impureté et aux péchés de luxure. D’aucuns sou­tiennent qu’il s’agit tout sim­ple­ment d’érotisme désor­don­né comme si un cer­tain éro­tisme pou­vait être dit ordon­né. Pourquoi, tant qu’on y est, ne point par­ler d’al­coo­lisme ordon­né ? L’érotisme puisque ce mot est à la mode, doit s’entendre comme un désordre moral par­ti­cu­liè­re­ment grave ; il désigne aujourd’hui une dépra­va­tion sys­té­ma­ti­que­ment culti­vée et sophis­ti­que­ment jus­ti­fiée. Laisser croire que l’éro­tisme serait de soi indif­fé­rent à telle qua­li­fi­ca­tion morale plu­tôt qu’à telle autre, qu’il pour­rait être décla­ré, selon les cas, tan­tôt mau­vais, tan­tôt légi­time, c’est faus­ser le sens des mots, brouiller les notions morales et par là même cor­rompre les consciences. L’érotisme n’est pas indif­fé­rent, ne peut être consi­dé­ré, selon les degrés ou l’orientation, tan­tôt comme conve­nable, tan­tôt comme vicieux ; il est tou­jours de soi un abus, comme il est tou­jours de soi cou­pable. L’érotisme n’est pas plus indif­fé­rent que l’alcoolis­me n’est indif­fé­rent, que l’adultère ou l’opiomanie ne sont in­différents. Il n’y a pas, on s’en doute, d’adultère « ordon­né » ; tout adul­tère est désor­don­né, par défi­ni­tion. De même de l’éro­tisme.

2. Dénonçant « cer­taines aber­ra­tions por­no­gra­phiques qui ont droit de cité en des pays voi­sins », la décla­ra­tion sou­ligne que des « faus­saires de la sexua­li­té humaine » com­pro­mettent sa valeur « comme dimen­sion impor­tante de l’être humain. »

Le Journal La Croix du 21 jan­vier 1971.

2. Traduction et com­men­taire. — Dénonçant toutes les entre­prises por­no­gra­phiques, — toutes et pas seule­ment quelques-​unes à l’exception des autres — qui ont droit de cité dans les pays voi­sins, la décla­ra­tion sou­ligne que les pro­fi­teurs du vice perver­tissent les hommes en les exci­tant aux mœurs les plus honteu­ses, désho­norent leur digni­té de créa­ture spi­ri­tuelle créée par Dieu et rache­tée par Notre Seigneur Jésus-​Christ. Ces corrup­teurs des âmes, ces sup­pôts de Satan n’échapperont pas au juste juge­ment du Seigneur. Malheur à eux. — D’aucuns nous invi­taient à écrire les faus­saires de la sexua­li­té plu­tôt que les pro­fiteurs du vice. L’expression sug­gé­rée n’a pas été rete­nue parce que, trop phy­sio­lo­gique, elle laisse dans l’ombre la réfé­rence à la vie morale. Pas plus qu’on ne s’amuse à qua­li­fier les pro­fi­teurs de l’alcoolisme de faus­saires de la fonc­tion nutri­tive, il n’y a lieu de qua­li­fier sim­ple­ment de faus­saires de la sexua­li­té ceux qui entraînent l’homme à deve­nir l’esclave de l’impureté. Il ne s’agit pas d’un mau­vais fonc­tion­ne­ment phy­sio­lo­gique, il s’agit d’un désordre moral, d’un détour­ne­ment de la liber­té en ce qui concerne les pas­sions ; il s’agit d’une offense au Créateur. 

Tel est le point de vue véri­table ; c’est un point de vue moral et spi­rituel ; nous devons donc uti­li­ser un lan­gage en rap­port avec ce point de vue. — D’aucuns nous sug­gé­raient encore de faire valoir que la sexua­li­té est une dimen­sion impor­tante de l’être humain. Mais nous n’avons pas vou­lu employer ces expres­sions qui se tiennent en dehors de la vie morale. Au lieu de dire que la sexua­li­té est une dimen­sion de l’homme, ce qui n’éveille au­cune réso­nance spi­ri­tuelle, nous dirons, comme on l’a tou­jours fait, que la pure­té est un devoir de l’homme ; et un devoir dif­ficile car ta convoi­tise char­nelle est une des suites les plus te­naces, les plus tris­te­ment visibles du péché ori­gi­nel ; un devoir cepen­dant réa­li­sable, car, par la grâce de la Rédemption, la force de Dieu éclate dans la fai­blesse de l’homme.

3. Les Eglises lancent appel à l’opinion publique, seule « capable d’assainir l’atmosphère et d’endiguer l’audace des mercantis ».

Le Journal La Croix du 21 jan­vier 1971.

3. Critique. — C’est bien beau d’affirmer que l’opinion pu­blique est seule « capable… d’endiguer l’audace des mer­can­tis », mais il fau­drait quand même savoir si cette fameuse opi­nion publique avant d’être une cause (et encore dans une mesure res­treinte) n’est pas elle-​même un effet ; un effet de l’autorité, des lois, des mœurs. Il fau­drait éga­le­ment savoir si dans les régimes dits d’opinion, — même et sur­tout dans ces régimes, — l’opinion est reine ou serve. Sans trai­ter ces ques­tions à fond, pro­po­sons au moins quelques remarques.

On sait que dans cer­tains pays catho­liques au cours du XIXe siècle, les évêques n’hésitaient pas à inter­ve­nir auprès des pou­voirs publics pour obte­nir soit un amen­de­ment des lois rela­tives aux publi­ca­tions et aux spec­tacles, soit une appli­ca­tion stricte de ces lois. Si les évêques de ces pays catho­liques, en ce temps- là, fai­saient de telles démarches plu­tôt que de se conten­ter d’un appel à l’opinion publique, c’est parce qu’ils savaient à quoi s’en tenir sur l’inefficacité de cette opi­nion, à moins qu’elle ne soit gui­dée, sou­te­nue, défen­due par une auto­ri­té hon­nête et sage. Ils savaient que même dans les régimes dits d’opinion, l’opinion publique est tou­jours en dépen­dance de l’autorité.

Au fond il n’existe pas de régime d’opinion. Il existe seule­ment des régimes que, pour faire bref, nous appel­le­rons régimes d’autorité ; mais celle-​ci est ou bien mani­feste et régu­lière ou bien dis­si­mu­lée et occulte. Les régimes dits d’opinion sont ceux qui, sans l’être, se pré­tendent tels. En réa­li­té ce sont des régimes d’autorité et de la pire espèce, celle qui se dis­si­mule. Dans les régimes dits d’opinion l’autorité s’est faite peu visible, insaisis­sable ; elle est aux mains des tireurs de ficelle, des groupes clan­destins, des magnats de la banque ou de l’industrie. Ce sont eux qui imposent une cer­taine opi­nion à ce qui pré­tend « faire » l’opinion : la presse écrite ou parlée.

Du reste dans les régimes d’autorité mani­feste et régu­lière, dans les régimes qui ont la loyau­té de ne pas se qua­li­fier régimes d’opinion, dans les régimes qui, ouver­te­ment, contrôlent et dé­fendent l’opinion publique, même là il est cer­tain que les grands moyens modernes d’agir sur l’opinion c’est-à-dire la presse et les tech­niques audio-​visuelles, ne dis­posent, dans le domaine du bien et du beau, que d’une effi­ca­ci­té assez réduite. Les grands moyens modernes d’agir sur l’opinion publique n’auront jamais que peu de prise sur ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, de plus pré­cieux dans la vie, de plus noble dans la culture. Ce n’est pas avec les jour­naux à gros tirages par exemple, ce n’est pas non plus avec la télé­vi­sion que vous allu­me­rez au cœur des jeu­nes gens et des jeunes filles l’amour de la vie contem­pla­tive, ou bien que vous leur don­ne­rez l’habitude de se nour­rir des grandes œuvres clas­siques : Antigone ou l’Enéide, Eve ou Polyeucte.

Dans les régimes dits d’opinion, dans ces régimes où les au­torités qui dirigent l’opinion sont mau­vaises et cachées (cachées parce que mau­vaises), l’opinion publique sera beau­coup plus effi­cace pour le mal que pour le bien ; dans ces régimes il est impos­sible que l’opinion tra­vaille à éga­li­té et comme indiffé­remment pour les hon­nêtes gens et les por­no­graphes, les amu­seurs et les véri­tables artistes. Il est quand même évident que les auto­ri­tés occultes qui tiennent en leur pou­voir, mais sans en avoir l’air, les moyens de « faire » l’opinion publique, ne vont pas lais­ser se répandre libre­ment une concep­tion de la vie qui met en cause leur propre exis­tence. — Dans l’attente et la pré­paration d’un régime hon­nête et régu­lier, et même à l’intérieur d’un régime dénom­mé abu­si­ve­ment régime d’opinion, il est cer­tainement utile que les tenants de la vraie morale et les fidèles de l’Eglise catho­lique, cherchent à agir sur l’opinion pu­blique. Mais qu’ils le fassent sans illu­sion, et sur­tout qu’ils soient regar­dants sur le choix des moyens. Sous pré­texte d’efficacité, accep­ter l’usage de moyens cer­tai­ne­ment impurs pour com­battre l’adversaire, c’est être déjà pas­sé au camp de l’adversaire…

Père Roger-​Thomas Calmel, O.P.

Source : Revue Itinéraires n°152 d’a­vril 1971 – extraits de l’ar­ticle Un nou­veau lan­gage, p. 1 à 7.

O.P.

Le père Roger-​Thomas Calmel (1914–1975) est un domi­ni­cain fran­çais, phi­lo­sophe tho­miste, qui a appor­té une immense contri­bu­tion à la lutte pour la Tradition catho­lique à tra­vers ses écrits et ses confé­rences. Son influence la plus impor­tante fût auprès des sœurs domi­ni­caines ensei­gnantes de Brignoles et de Fanjeaux.