Le mariage, remède à la concupiscence ?

Le Code de droit cano­nique de saint Pie X dit, au canon 1013, que l’une des fins secon­daires du mariage est « un remède à la concu­pis­cence ». Expression mys­té­rieuse ! Que signifie-​t-​elle ? En quoi ce sacre­ment est-​il un remède à la concupiscence ?

1. La concupiscence

Cette notion a été défi­nie par le concile de Trente((Décret sur le péché ori­gi­nel)) qui l’appelle aus­si foyer de péché. Elle n’est pas un péché, mais elle incite au péché. Elle est une des tristes consé­quences de la faute de nos pre­miers parents et touche tous les enfants d’Adam. Seuls Notre-​Seigneur et sa sainte Mère en ont été pré­ser­vés. Dans le domaine du mariage, nous par­lons spé­cia­le­ment de la concu­pis­cence de la chair, qui consiste en un désordre de l’appétit sen­sible pous­sant l’homme au péché de luxure. En effet, Dieu a mis en tout homme un désir de pro­pa­ger l’espèce humaine, mais cette ten­dance est déré­glée par le péché ori­gi­nel, si bien qu’il est dif­fi­cile à l’homme de la maî­tri­ser. C’est pour­quoi les péchés d’impureté sont si répan­dus, depuis les ori­gines de l’humanité. Certes, le bap­tême efface le péché ori­gi­nel et donne la grâce sanc­ti­fiante. Néanmoins, il reste dans les bap­ti­sés des bles­sures que Dieu nous laisse comme occa­sions de lutte et de mérites. D’où l’utilité de trou­ver un remède à la concu­pis­cence, c’est-à-dire un moyen qui aide l’être humain à apai­ser ce désir violent, à le cal­mer et à le contrôler.

2. Une interprétation nouvelle

Monsieur Yves Semen, spé­cia­liste de la théo­lo­gie du mariage de Jean-​Paul II et auteur de nom­breux ouvrages sur le sujet, rejette vigou­reu­se­ment l’explication théo­lo­gique tra­di­tion­nelle du mariage comme remède à la concu­pis­cence. Dans son livre Le mariage selon Jean-​Paul II, publié en 2015, il écrit : « Le mot concu­pis­cence, outre son côté quelque peu sur­an­né, est affec­té d’une conso­nance mal­heu­reuse… Surtout, il laisse croire que le mariage serait une sorte de défou­loir sexuel. (…) C’est le sacre­ment de mariage qui, entre autres effets, est un remède à la concu­pis­cence, pas l’usage du mariage, c’est-à-dire pas l’activité sexuelle elle-​même »((Yves Semen, Le Mariage selon Jean-​Paul II, Esquisse 13, §2, p. 440)).

3. Le mariage, source de concupiscence ?

A l’appui de sa thèse, Yves Semen débute son expli­ca­tion avec beau­coup de jus­tesse : « La maî­trise de soi – la chas­te­té – est plus dif­fi­cile dans le mariage que dans le céli­bat qui n’est pas expo­sé aux mêmes ten­ta­tions. Aux prêtres, reli­gieux et reli­gieuses qui en dou­te­raient, qu’il suf­fise de leur rap­pe­ler qu’ils n’ont pas une femme ou un homme dans leur lit tous les soirs ! Le mariage expose beau­coup plus que le céli­bat aux ten­ta­tions de la chair, et c’est nor­mal. L’exercice effec­tif de la sexua­li­té, sain et sou­hai­table dans le mariage, engendre des habi­tudes, sus­cite et entre­tient des phan­tasmes, dont sont nor­ma­le­ment épar­gnés ceux qui vivent dans le céli­bat, pour peu que leur vie soit quelque peu ordon­née à cet égard ». Cette expli­ca­tion n’est pas nou­velle. Déjà saint Paul recom­man­dait aux Corinthiens de renon­cer au mariage pour pra­ti­quer la chas­te­té par­faite. Il ajou­tait : « Si pour­tant tu prends une femme, tu ne pèches pas ; et si une vierge se marie, elle ne pèche pas. Mais ces per­sonnes éprou­ve­ront les tri­bu­la­tions de la chair »((I Co VII, 28)). Cette der­nière expres­sion désigne tous les sou­cis des gens mariés, et notam­ment les dif­fi­cul­tés pour apai­ser la concupiscence.

Saint Thomas ne dit pas autre chose : « Le sou­ci et l’occupation qui acca­parent ceux qui usent du mariage, à pro­pos des femmes, des enfants et de la recherche du néces­saire pour vivre, sont conti­nuels. En revanche, l’état d’inquiétude que pro­voque en l’homme la lutte contre les convoi­tises n’a qu’un temps. Et celui-​ci s’abrège encore lorsqu’on n’y consent pas : car plus quelqu’un use de choses plai­santes, plus l’appétit pour ces choses gran­dit en lui »((Saint Thomas, Contra Gentes l.3 ch.136 ad 5)). « Les actions conformes aux dési­rs de la concu­pis­cence sont de nature à rendre celle-​ci plus exi­geante »((Saint Thomas, Supplément, q. 42, art. 3, ad 4)). L’Imitation de Jésus-​Christ dit de même : « C’est en résis­tant aux pas­sions, et non en leur cédant, qu’on trouve la véri­table paix du cœur »((Livre 1 ch. 6)). Et saint François de Sales : « Il est plus facile de se gar­der tout à fait des volup­tés char­nelles que de gar­der la modé­ra­tion en celles-​ci »((Introduction à la vie dévote, part. 3, ch. 12)).

Toutes ces consi­dé­ra­tions conduisent à pen­ser que le mariage, loin d’être un remède à la concu­pis­cence, en est plu­tôt un exci­tant, un sti­mu­lant. Comment alors com­prendre le Code de 1917 ? En quel sens faut-​il par­ler de remède ?

4. La grâce du sacrement

Tout sacre­ment pro­duit la grâce dans le sujet qui le reçoit avec de bonnes dis­po­si­tions. Ce prin­cipe s’applique évi­dem­ment au mariage, comme l’explique le pape Pie XI : « Ce sacre­ment, en ceux qui n’y opposent pas d’obstacle, n’augmente pas seule­ment la grâce sanc­ti­fiante, prin­cipe per­ma­nent de vie sur­na­tu­relle, mais il y ajoute encore des dons par­ti­cu­liers, des bons mou­ve­ments, des germes de grâces ; il élève ain­si et il per­fec­tionne les forces natu­relles, afin que les époux puissent, non seule­ment com­prendre par la rai­son, mais goû­ter inti­me­ment et tenir fer­me­ment, vou­loir effi­ca­ce­ment et accom­plir en pra­tique ce qui se rap­porte à l’état conju­gal, à ses fins et à ses devoirs »((Encyclique Casti connu­bii du 31 décembre 1930)).

Il est donc clair que les grâces du sacre­ment de mariage aident les époux à se maî­tri­ser et à contrô­ler leur concu­pis­cence. Elles tem­pèrent l’ardeur de la pas­sion. Pour cette rai­son, le mariage est un remède à la concu­pis­cence. Saint Thomas l’écrit : « Le sacre­ment de mariage, en don­nant la grâce, réprime la concu­pis­cence dans sa racine. En ce sens il four­nit un remède à la concu­pis­cence »((Suppl. q. 42 art. 3 ad 4)). Pour Yves Semen, ce serait là l’unique rai­son pour laquelle le mariage peut être qua­li­fié de remède à la concu­pis­cence. Est-​ce suffisant ?

5. L’usage du mariage

Non. Et la vision de Yves Semen est trop réduc­trice. Il est indé­niable en effet que l’usage même du mariage, dans sa réa­li­té sexuelle, est aus­si un remède à la concu­pis­cence, et ce pour plu­sieurs rai­sons. D’abord, du fait que l’institution du mariage donne un cadre strict et des limites à ne pas fran­chir. Supposons un gour­mand qui mange à toute heure du jour et de la nuit. S’il entre dans une ins­ti­tu­tion qui ne lui per­met de man­ger qu’à des heures pré­cises, selon un mode impo­sé, telle quan­ti­té de nour­ri­ture déter­mi­née, ces limites l’aideront à apprendre à se maî­tri­ser. De même, le débau­ché qui se marie, en accep­tant les lois divines du mariage, ces­se­ra de don­ner libre cours à ses pas­sions. Il sera obli­gé de faire des efforts pour se maî­tri­ser. C’est pour­quoi Pie XI écri­vait dans la même ency­clique : « Par le mariage, le déver­gon­dage de l’incontinence trouve son frein ». Évidemment, ce bien­fait de l’usage du mariage n’est obte­nu que si les époux observent ses lois divines. Croire qu’après le mariage, tout est per­mis, révèle une incom­pré­hen­sion totale du plan de Dieu. Par exemple, la pra­tique de l’onanisme, appe­lé aus­si contra­cep­tion, excite la concu­pis­cence plu­tôt qu’elle ne l’apaise. Seule une vie conju­gale droite et rai­son­nable refrène les passions. 

En outre, tant qu’un impu­dique n’est pas marié, son incon­duite ne trouve aucune légi­ti­mi­té. Il s’agit d’une pas­sion errante, inquiète et sans but. Mais une fois que cette per­sonne est mariée, le désir d’avoir des enfants et de rem­plir le Ciel d’élus donne à sa recherche du plai­sir une noble moti­va­tion et une fina­li­té louable. C’est ce qu’explique saint Augustin : « Le mariage modère et rend en quelque sorte plus chastes les ardeurs de la chair, car, par le désir d’avoir des enfants, au plai­sir bouillant des sens se mêle je ne sais quelle gra­vi­té qui, dans le com­merce de l’homme et de la femme, naît de l’intention réflé­chie d’être bien­tôt père et mère »((De bono conju­ga­li, ch. 3)).

L’acte conju­gal est enfin un remède à la concu­pis­cence pour une der­nière rai­son. Les rela­tions conju­gales satis­font le désir char­nel, si bien que, après avoir usé du mariage, les époux sont moins ten­tés de com­mettre des actes impu­diques. Supposons un homme dévo­ré par une soif brû­lante. Tant qu’il n’a pas bu, il brûle. Mais après avoir bu l’eau dont il a besoin, il est désal­té­ré, repu, son désir ardent est assou­vi. C’est pour­quoi saint Paul écri­vait aux veuves et aux céli­ba­taires : « Il vaut mieux se marier que de brû­ler »((I Co VII, 9)). Il conseillait aus­si aux époux : « Pour évi­ter l’impudicité, que chaque homme ait sa femme, et que chaque femme ait son mari »((I Co VII, 2)).

Et saint Thomas sup­pose la même rai­son quand il écrit : « Envisagé comme remède à la concu­pis­cence, et c’est là sa fin secon­daire, le mariage exige que le devoir conju­gal soit en tout temps ren­du à celui qui le demande »((Suppl. q. 65 art. 1 ad 6)). « Le devoir conju­gal est pour la femme un remède contre la concu­pis­cence »((Suppl. q. 64 art. 2)). 

Cette expli­ca­tion est confir­mée par une sen­tence du tri­bu­nal de la Rote Romaine du 22 jan­vier 1944, sen­tence que, en rai­son de son impor­tance, le pape Pie XII a vou­lu insé­rer dans les Acta Apostolicae Sedis : « Au sujet de la seconde des fins du mariage, du “remède à la concu­pis­cence” et de sa rela­tion à la fin pre­mière, il y a peu à dire. Il est facile de com­prendre que cette fin est, par sa nature même, subor­don­née à la fin pre­mière de la géné­ra­tion. Car la concu­pis­cence est apai­sée dans le mariage et au moyen du mariage par l’usage licite de la facul­té géné­ra­trice »((AAS, t. 36, année 1944, pages 179–200)).

6. En période de stérilité

Les mora­listes se sont tous deman­dé si l’usage du mariage était licite pen­dant que l’épouse est sté­rile, soit tem­po­rai­re­ment, soit défi­ni­ti­ve­ment. Dans cette situa­tion, la fin pre­mière du mariage, la pro­créa­tion, ne peut être atteinte. D’où la dif­fi­cul­té. La réponse est una­ni­me­ment affir­ma­tive : l’acte conju­gal est per­mis même si les époux savent avec cer­ti­tude qu’il ne sera pas fécond. Pourquoi ? Parce que cet acte n’a pas pour unique fin la géné­ra­tion des enfants. Il est aus­si ordon­né, par la nature, au sou­tien mutuel et au remède à la concu­pis­cence. Le pape Pie XI l’explique bien : « Il ne faut pas accu­ser d’actes contre-​nature les époux qui usent de leur droit en sui­vant la saine et natu­relle rai­son, si, pour des causes natu­relles, dues soit à des cir­cons­tances tem­po­raires soit à des défec­tuo­si­tés phy­siques, une nou­velle vie ne peut pas sor­tir. Il y a en effet tant dans le mariage lui-​même que dans l’usage du droit matri­mo­nial, des fins secon­daires – comme le sont l’aide mutuelle, l’amour réci­proque à entre­te­nir, et le remède à la concu­pis­cence – qu’il n’est pas du tout inter­dit aux époux d’avoir en vue, pour­vu que la nature intrin­sèque de cet acte soit sau­ve­gar­dée, car alors est sau­ve­gar­dée du même coup sa subor­di­na­tion à la fin pri­maire »((Dz 3718)).

C’est ce qui explique aus­si pour­quoi les per­sonnes âgées ont le droit de se marier. L’Eglise impose un âge mini­mum mais non un âge maxi­mum. Certes, un tel mariage ne sera pas fécond. Mais les vieux époux pour­ront atteindre les fins secon­daires du mariage : sou­tien mutuel et remède à la concu­pis­cence. Saint Thomas l’admet, lui qui n’est pour­tant pas un laxiste : « Impuissants par­fois à engen­drer, les vieillards ne le sont pas tou­jours pour accom­plir l’acte sexuel. Aussi le mariage leur est-​il per­mis comme remède à la concu­pis­cence, bien qu’ils ne puissent pas le contrac­ter en vue de la fin pour laquelle il a été ins­ti­tué par la nature »((Suppl. q. 58 art. 1 ad 3)). Là encore, ce n’est pas seule­ment la grâce sacra­men­telle qui apaise la concu­pis­cence, mais bien l’usage du mariage.

Néanmoins, il faut recon­naître que le mariage n’est pas le moyen le plus effi­cace pour apai­ser la concu­pis­cence. La prière, le com­bat spi­ri­tuel et la mor­ti­fi­ca­tion cor­po­relle per­mettent à l’homme de maî­tri­ser ses dési­rs sen­suels plus pro­fon­dé­ment, plus effi­ca­ce­ment et plus dura­ble­ment que ne le fait l’usage du mariage.

7. Une omission innocente ?

Il reste à se deman­der pour­quoi le nou­veau Code de droit cano­nique, de même que la plu­part des ouvrages récents, omettent de men­tion­ner le remède à la concu­pis­cence par­mi les fins du mariage. La même inter­ro­ga­tion concerne le concile Vatican II. La consti­tu­tion Gaudium et spes consacre au mariage tout le pre­mier cha­pitre de sa deuxième par­tie. Elle men­tionne expli­ci­te­ment deux fins : pro­créa­tion et sou­tien mutuel. Mais du remède à la concu­pis­cence, il n’en est pas fait la moindre allu­sion. S’agit-il d’un simple oubli ? C’est d’autant moins pro­bable que le sché­ma préparatoire((La tra­duc­tion fran­çaise de ce sché­ma pré­pa­ra­toire a été publiée par le Courrier de Rome en 2015)) pré­voyait de men­tion­ner cette fin du mariage. Il y a donc eu volon­té déli­bé­rée de ne pas en par­ler. Pourquoi cette omis­sion, à laquelle fait comme écho la réflexion de Yves Semen, refu­sant de voir dans l’usage du mariage un remède à la concupiscence ?

Il faut peut-​être y voir la pré­oc­cu­pa­tion, très pré­sente chez les ecclé­sias­tiques actuels, de ne pré­sen­ter la morale que sous un jour attrayant et accep­table par le monde moderne. Cette pré­oc­cu­pa­tion se retrouve chez Yves Semen, qui, à la suite de Jean-​Paul II, redé­fi­nit le mariage et la famille comme l’image de la Sainte Trinité((Cf l’article consa­cré à la théo­lo­gie du corps dans le numé­ro 155 (septembre-​octobre 2015) des Nouvelles de Chrétienté ain­si que l’article « A son image et à sa res­sem­blance Il les Créa » dans le pré­sent numé­ro du Courrier de Rome)). Parler de « remède à la concu­pis­cence » devient alors offus­quant et risque de ter­nir la belle vision idyl­lique. Mais celle-​ci n’en viendrait-​elle pas à mécon­naître la réa­li­té du péché ori­gi­nel et des bles­sures qui en découlent ?

Tout remède sup­pose une mala­die. Rappeler que l’homme, bles­sé par le péché ori­gi­nel, est malade, n’est pas certes très réjouis­sant. A l’idée que l’acte conju­gal puisse remé­dier à la concu­pis­cence, Yves Semen s’exclame d’ailleurs : « Pas très enthou­sias­mant comme pers­pec­tive… ». C’est vrai, mais est-​ce une rai­son pour ne pas en par­ler ? N’avons-nous pas besoin de savoir que nous sommes malades et de connaître les remèdes que Dieu, dans sa bon­té, a pré­vu de nous donner ?

Abbé Bernard de Lacoste

Source : Courrier de Rome n°639

FSSPX

M. l’ab­bé Bernard de Lacoste est direc­teur du Séminaire International Saint Pie X d’Écône (Suisse). Il est éga­le­ment le direc­teur du Courrier de Rome.