Notre-​Dame du temps de l’Antéchrist

Fresque de l'Apocalypse, par Augustin Frison-Roche, cathédrale de Saint-Malo.

Je vou­drais vivre au temps de l’Antéchrist, écri­vait la petite Thérèse [1] sur son lit d’agonie.

Nul doute que la Carmélite qui s’est livrée en vic­time d’holocauste à l’amour misé­ri­cor­dieux ne doive inter­cé­der spé­cia­le­ment quand se lève­ra l’Antéchrist ; nul doute qu’elle n’intercède déjà tout spé­cia­le­ment en notre époque où les pré­cur­seurs de l’Antéchrist ont péné­tré dans le sein de l’Église ; nul doute sur­tout que sa prière ne se perde dans une sup­pli­ca­tion qui est, pour ain­si dire, infi­ni­ment plus puis­sante : celle de la Vierge Mère de Dieu. Elle qui écrase le Dragon par sa concep­tion imma­cu­lée et sa mater­ni­té vir­gi­nale, elle qui est glo­ri­fiée jusque dans son corps et qui règne dans le ciel auprès de son Fils, elle domine en sou­ve­raine tous les temps de notre his­toire et par­ti­cu­liè­re­ment les temps plus redou­tables pour les âmes : les temps de la venue de l’Antéchrist ou ceux de la pré­pa­ra­tion de cette venue par ses dia­bo­liques précurseurs.

Marie se mani­feste sur­tout comme la vierge secou­rable, forte comme une armée ran­gée en bataille, dans les périodes de dévas­ta­tion de la sainte Église et d’agonie spi­ri­tuelle de ses enfants.

Marie se mani­feste non seule­ment comme la Vierge puis­sante et conso­la­trice dans les heures de détresse pour la cité ter­restre et pour la vie cor­po­relle ; elle se montre sur­tout comme la vierge secou­rable, forte comme une armée ran­gée en bataille, dans les périodes de dévas­ta­tion de la sainte Église et d’agonie spi­ri­tuelle de ses enfants. Elle est reine pour toute l’histoire du genre humain, non seule­ment pour les temps de détresse mais pour les temps d’Apocalypse. – Un temps de détresse fut celui de la grande guerre : héca­tombes des offen­sives mal pré­pa­rées, écra­se­ment impla­cable sous un oura­gan de fer et de feu ; Forêt de Rossignol et Bois des Caures ; Ravin de la mort et Chemin des Dames… Combien d’hommes, ayant bou­clé leur cein­tu­ron, par­taient avec la cer­ti­tude ter­rible de périr dans cette tor­nade hal­lu­ci­nante, sans jamais voir appa­raître la vic­toire ; par­fois même, et c’était le plus atroce, un doute effleu­rait leur esprit sur la valeur des chefs et le bien-​fondé du com­man­de­ment. Mais enfin sur un point ils n’avaient pas de doute, sur une ques­tion qui dépas­sait toutes les autres : celle de l’autorité spi­ri­tuelle. L’aumônier qui assis­tait ces hommes voués à ser­vir la patrie jusqu’à la mort était d’une fer­me­té abso­lue au sujet de tous les articles de la foi et la pen­sée ne lui serait jamais venue d’inventer je ne sais quelle trans­for­ma­tion pas­to­rale de la sainte Messe ; il célé­brait le saint Sacrifice selon le rite et les paroles antiques ; il le célé­brait avec une pié­té d’autant plus pro­fonde, une sup­pli­ca­tion d’autant plus ardente qu’ils pou­vaient être appe­lés d’un moment à l’autre, lui prêtre désar­mé et ses parois­siens en armes, à unir leur sacri­fice de pauvres pécheurs rache­tés à l’unique sacri­fice du Fils de Dieu qui enlève les péchés du monde. La fidé­li­té de l’aumônier s’appuyait elle-​même, tran­quille­ment, à la fidé­li­té de l’autorité hié­rar­chique qui gar­dait et défen­dait la doc­trine chré­tienne et le culte tra­di­tion­nel ; qui n’hésitait pas à ban­nir de la com­mu­nion catho­lique les héré­tiques et les traîtres.

Sur le front de bataille, tout à l’heure, dans quelques ins­tants peut-​être, les corps allaient être broyés, déchi­que­tés, dans une hor­reur sans nom ; ce serait peut-​être la suf­fo­ca­tion inexo­rable, la lente asphyxie sous une nappe de gaz ; mais mal­gré le sup­plice du corps, l’âme res­te­rait intacte, sa séré­ni­té serait inal­té­rée, son recès suprême ne serait pas mena­cé, le plus noir des démons, celui des suprêmes men­songes, ne ferait pas entendre son rica­ne­ment, l’âme ne serait point livrée à l’attaque per­fide, lâche­ment tolé­rée, des pseudo-​prophètes de la pseudo-​église ; mal­gré le sup­plice du corps, l’âme s’envolerait de la retraite tran­quille d’une foi pro­té­gée vers la retraite lumi­neuse de la vision béa­ti­fique en Paradis.

Nous voi­ci entrés désor­mais dans un temps d’Apocalypse. Sans doute nous n’en sommes pas encore à l’ouragan de feu qui affole les corps, mais nous en sommes déjà à l’agonie des âmes, parce que l’autorité spi­ri­tuelle paraît ne plus s’occuper de les défendre, semble se dés­in­té­res­ser aus­si bien de la véri­té de la doc­trine que de l’intégrité du culte, du fait qu’elle renonce osten­si­ble­ment à condam­ner les coupables.

La grande guerre fut un temps de détresse. Nous voi­ci entrés désor­mais dans un temps d’Apocalypse. Sans doute nous n’en sommes pas encore à l’ouragan de feu qui affole les corps, mais nous en sommes déjà à l’agonie des âmes, parce que l’autorité spi­ri­tuelle paraît ne plus s’occuper de les défendre, semble se dés­in­té­res­ser aus­si bien de la véri­té de la doc­trine que de l’intégrité du culte, du fait qu’elle renonce osten­si­ble­ment à condam­ner les cou­pables. C’est l’agonie des âmes dans la sainte Église minée de l’intérieur par les traîtres et les héré­tiques qui ne sont tou­jours pas ban­nis. (Pendant la durée de l’histoire il y eut déjà d’autres temps d’Apocalypse. Souvenons-​nous, par exemple, des inter­ro­ga­toires de Jeanne d’Arc pri­vée des sacre­ments par les hommes d’Église, relé­guée au fond de son noir cachot sous la garde d’affreux geô­liers.) Mais les temps d’Apocalypse sont tou­jours mar­qués par les vic­toires de la grâce. Car même lorsque les bêtes de l’Apocalypse pénètrent jusque dans la cité sainte et l’exposent aux der­niers périls, l’Église ne cesse pas de res­ter l’Église : cité bien-​aimée inex­pug­nable au démon et à ses sup­pôts, cité pure et sans tache dont Notre-​Dame est Reine.

C’est elle, la Reine imma­cu­lée, qui fera rac­cour­cir par le Christ son Fils les années sinistres de l’Antéchrist. Même et sur­tout durant cette période, elle nous obtien­dra de per­sé­vé­rer et de nous sanc­ti­fier. Elle nous conser­ve­ra la part dont nous avons abso­lu­ment besoin d’autorité spi­ri­tuelle légi­time. Sa pré­sence au Calvaire, debout au pied de la croix, nous le pré­sage infailli­ble­ment. Elle se tenait debout au pied de la croix de son Fils, le Fils de Dieu en per­sonne, afin de s’unir plus par­fai­te­ment à son sacri­fice rédemp­teur, afin de méri­ter en lui toute grâce pour les enfants d’adoption. Toute grâce ; la grâce pour affron­ter les ten­ta­tions et les tri­bu­la­tions qui jalonnent les exis­tences les plus unies, mais aus­si la grâce de per­sé­vé­rer, se rele­ver, se sanc­ti­fier dans les pires épreuves ; les épreuves de l’épuisement du corps et les épreuves, bien plus noires, de l’agonie de l’âme ; les temps où la cité char­nelle devient la proie des enva­his­seurs et sur­tout les temps où l’Église de Jésus-​Christ doit résis­ter à l’autodestruction. En se tenant debout au pied de la croix de son Fils, la Vierge Mère dont l’âme fut déchi­rée par un glaive de dou­leur, la divine Vierge qui fut broyée et acca­blée comme nulle créa­ture ne le sera jamais, nous fait sai­sir, sans lais­ser de place à l’hésitation, qu’elle sera capable de sou­te­nir les rache­tés lors des épreuves les plus inouïes, par une inter­ces­sion mater­nelle toute pure et toute puis­sante. Elle nous per­suade, cette Vierge très douce, Reine des mar­tyrs, que la vic­toire est cachée dans la croix elle-​même et qu’elle sera mani­fes­tée ; le matin radieux de la résur­rec­tion se lève­ra bien­tôt pour le jour sans déclin de l’Église triomphante.

Dans l’Église de Jésus en proie au moder­nisme jusque par­mi les chefs, à tous les degrés de la hié­rar­chie, la souf­france des âmes, la brû­lure du scan­dale atteignent une inten­si­té bou­le­ver­sante ; ce drame est sans pré­cé­dent ; mais la grâce du Fils de Dieu rédemp­teur est plus pro­fonde que ce drame.

Dans l’Église de Jésus en proie au moder­nisme jusque par­mi les chefs, à tous les degrés de la hié­rar­chie, la souf­france des âmes, la brû­lure du scan­dale atteignent une inten­si­té bou­le­ver­sante ; ce drame est sans pré­cé­dent ; mais la grâce du Fils de Dieu rédemp­teur est plus pro­fonde que ce drame. Et l’intercession du Cœur Immaculé de Marie, qui obtient toute grâce, ne s’interrompt jamais. Dans les âmes les plus abat­tues, les plus près de suc­com­ber, la Vierge Marie inter­vient nuit et jour pour dénouer mys­té­rieu­se­ment ce drame, rompre mys­té­rieu­se­ment les chaînes que les démons ima­gi­naient incas­sables. Solve vin­cla reis.

Nous tous que le Seigneur Jésus-​Christ, par une marque d’honneur sin­gu­lière, appelle à la fidé­li­té dans ces périls nou­veaux, dans cette forme de lutte dont nous n’avions pas l’expérience, – la lutte contre les pré­cur­seurs de l’Antéchrist qui se sont intro­duits dans l’Église, – reve­nons à notre cœur, reve­nons à notre foi ; souvenons-​nous que nous croyons en la divi­ni­té de Jésus, en la mater­ni­té divine et la mater­ni­té spi­ri­tuelle de Marie Immaculée. Entrevoyons au moins la plé­ni­tude de grâce et de sagesse qui est cachée dans le Cœur du Fils de Dieu fait homme et qui dérive effi­ca­ce­ment vers tous ceux qui croient ; entre­voyons aus­si la plé­ni­tude de ten­dresse et d’intercession qui est le pri­vi­lège unique du Cœur Immaculé de la Vierge Marie. Recourons à Notre-​Dame comme ses enfants et nous ferons alors l’expérience inef­fable que les temps de l’Antéchrist sont les temps de la vic­toire : vic­toire de la Rédemption plé­nière de Jésus-​Christ et de l’intercession sou­ve­raine de Marie.

Notes de bas de page
  1. Exactement : « Je vou­drais que les tour­ments (qui seront le par­tage des chré­tiens au temps de l’antichrist) me soient réser­vés… » Lettre à Sœur Marie du Sacré-​Cœur dans les Manuscrits auto­bio­gra­phiques.[]

O.P.

Le père Roger-​Thomas Calmel (1914–1975) est un domi­ni­cain fran­çais, phi­lo­sophe tho­miste, qui a appor­té une immense contri­bu­tion à la lutte pour la Tradition catho­lique à tra­vers ses écrits et ses confé­rences. Son influence la plus impor­tante fût auprès des sœurs domi­ni­caines ensei­gnantes de Brignoles et de Fanjeaux.