Je voudrais vivre au temps de l’Antéchrist, écrivait la petite Thérèse [1] sur son lit d’agonie.
Nul doute que la Carmélite qui s’est livrée en victime d’holocauste à l’amour miséricordieux ne doive intercéder spécialement quand se lèvera l’Antéchrist ; nul doute qu’elle n’intercède déjà tout spécialement en notre époque où les précurseurs de l’Antéchrist ont pénétré dans le sein de l’Église ; nul doute surtout que sa prière ne se perde dans une supplication qui est, pour ainsi dire, infiniment plus puissante : celle de la Vierge Mère de Dieu. Elle qui écrase le Dragon par sa conception immaculée et sa maternité virginale, elle qui est glorifiée jusque dans son corps et qui règne dans le ciel auprès de son Fils, elle domine en souveraine tous les temps de notre histoire et particulièrement les temps plus redoutables pour les âmes : les temps de la venue de l’Antéchrist ou ceux de la préparation de cette venue par ses diaboliques précurseurs.
Marie se manifeste non seulement comme la Vierge puissante et consolatrice dans les heures de détresse pour la cité terrestre et pour la vie corporelle ; elle se montre surtout comme la vierge secourable, forte comme une armée rangée en bataille, dans les périodes de dévastation de la sainte Église et d’agonie spirituelle de ses enfants. Elle est reine pour toute l’histoire du genre humain, non seulement pour les temps de détresse mais pour les temps d’Apocalypse. – Un temps de détresse fut celui de la grande guerre : hécatombes des offensives mal préparées, écrasement implacable sous un ouragan de fer et de feu ; Forêt de Rossignol et Bois des Caures ; Ravin de la mort et Chemin des Dames… Combien d’hommes, ayant bouclé leur ceinturon, partaient avec la certitude terrible de périr dans cette tornade hallucinante, sans jamais voir apparaître la victoire ; parfois même, et c’était le plus atroce, un doute effleurait leur esprit sur la valeur des chefs et le bien-fondé du commandement. Mais enfin sur un point ils n’avaient pas de doute, sur une question qui dépassait toutes les autres : celle de l’autorité spirituelle. L’aumônier qui assistait ces hommes voués à servir la patrie jusqu’à la mort était d’une fermeté absolue au sujet de tous les articles de la foi et la pensée ne lui serait jamais venue d’inventer je ne sais quelle transformation pastorale de la sainte Messe ; il célébrait le saint Sacrifice selon le rite et les paroles antiques ; il le célébrait avec une piété d’autant plus profonde, une supplication d’autant plus ardente qu’ils pouvaient être appelés d’un moment à l’autre, lui prêtre désarmé et ses paroissiens en armes, à unir leur sacrifice de pauvres pécheurs rachetés à l’unique sacrifice du Fils de Dieu qui enlève les péchés du monde. La fidélité de l’aumônier s’appuyait elle-même, tranquillement, à la fidélité de l’autorité hiérarchique qui gardait et défendait la doctrine chrétienne et le culte traditionnel ; qui n’hésitait pas à bannir de la communion catholique les hérétiques et les traîtres.
Sur le front de bataille, tout à l’heure, dans quelques instants peut-être, les corps allaient être broyés, déchiquetés, dans une horreur sans nom ; ce serait peut-être la suffocation inexorable, la lente asphyxie sous une nappe de gaz ; mais malgré le supplice du corps, l’âme resterait intacte, sa sérénité serait inaltérée, son recès suprême ne serait pas menacé, le plus noir des démons, celui des suprêmes mensonges, ne ferait pas entendre son ricanement, l’âme ne serait point livrée à l’attaque perfide, lâchement tolérée, des pseudo-prophètes de la pseudo-église ; malgré le supplice du corps, l’âme s’envolerait de la retraite tranquille d’une foi protégée vers la retraite lumineuse de la vision béatifique en Paradis.
La grande guerre fut un temps de détresse. Nous voici entrés désormais dans un temps d’Apocalypse. Sans doute nous n’en sommes pas encore à l’ouragan de feu qui affole les corps, mais nous en sommes déjà à l’agonie des âmes, parce que l’autorité spirituelle paraît ne plus s’occuper de les défendre, semble se désintéresser aussi bien de la vérité de la doctrine que de l’intégrité du culte, du fait qu’elle renonce ostensiblement à condamner les coupables. C’est l’agonie des âmes dans la sainte Église minée de l’intérieur par les traîtres et les hérétiques qui ne sont toujours pas bannis. (Pendant la durée de l’histoire il y eut déjà d’autres temps d’Apocalypse. Souvenons-nous, par exemple, des interrogatoires de Jeanne d’Arc privée des sacrements par les hommes d’Église, reléguée au fond de son noir cachot sous la garde d’affreux geôliers.) Mais les temps d’Apocalypse sont toujours marqués par les victoires de la grâce. Car même lorsque les bêtes de l’Apocalypse pénètrent jusque dans la cité sainte et l’exposent aux derniers périls, l’Église ne cesse pas de rester l’Église : cité bien-aimée inexpugnable au démon et à ses suppôts, cité pure et sans tache dont Notre-Dame est Reine.
C’est elle, la Reine immaculée, qui fera raccourcir par le Christ son Fils les années sinistres de l’Antéchrist. Même et surtout durant cette période, elle nous obtiendra de persévérer et de nous sanctifier. Elle nous conservera la part dont nous avons absolument besoin d’autorité spirituelle légitime. Sa présence au Calvaire, debout au pied de la croix, nous le présage infailliblement. Elle se tenait debout au pied de la croix de son Fils, le Fils de Dieu en personne, afin de s’unir plus parfaitement à son sacrifice rédempteur, afin de mériter en lui toute grâce pour les enfants d’adoption. Toute grâce ; la grâce pour affronter les tentations et les tribulations qui jalonnent les existences les plus unies, mais aussi la grâce de persévérer, se relever, se sanctifier dans les pires épreuves ; les épreuves de l’épuisement du corps et les épreuves, bien plus noires, de l’agonie de l’âme ; les temps où la cité charnelle devient la proie des envahisseurs et surtout les temps où l’Église de Jésus-Christ doit résister à l’autodestruction. En se tenant debout au pied de la croix de son Fils, la Vierge Mère dont l’âme fut déchirée par un glaive de douleur, la divine Vierge qui fut broyée et accablée comme nulle créature ne le sera jamais, nous fait saisir, sans laisser de place à l’hésitation, qu’elle sera capable de soutenir les rachetés lors des épreuves les plus inouïes, par une intercession maternelle toute pure et toute puissante. Elle nous persuade, cette Vierge très douce, Reine des martyrs, que la victoire est cachée dans la croix elle-même et qu’elle sera manifestée ; le matin radieux de la résurrection se lèvera bientôt pour le jour sans déclin de l’Église triomphante.
Dans l’Église de Jésus en proie au modernisme jusque parmi les chefs, à tous les degrés de la hiérarchie, la souffrance des âmes, la brûlure du scandale atteignent une intensité bouleversante ; ce drame est sans précédent ; mais la grâce du Fils de Dieu rédempteur est plus profonde que ce drame. Et l’intercession du Cœur Immaculé de Marie, qui obtient toute grâce, ne s’interrompt jamais. Dans les âmes les plus abattues, les plus près de succomber, la Vierge Marie intervient nuit et jour pour dénouer mystérieusement ce drame, rompre mystérieusement les chaînes que les démons imaginaient incassables. Solve vincla reis.
Nous tous que le Seigneur Jésus-Christ, par une marque d’honneur singulière, appelle à la fidélité dans ces périls nouveaux, dans cette forme de lutte dont nous n’avions pas l’expérience, – la lutte contre les précurseurs de l’Antéchrist qui se sont introduits dans l’Église, – revenons à notre cœur, revenons à notre foi ; souvenons-nous que nous croyons en la divinité de Jésus, en la maternité divine et la maternité spirituelle de Marie Immaculée. Entrevoyons au moins la plénitude de grâce et de sagesse qui est cachée dans le Cœur du Fils de Dieu fait homme et qui dérive efficacement vers tous ceux qui croient ; entrevoyons aussi la plénitude de tendresse et d’intercession qui est le privilège unique du Cœur Immaculé de la Vierge Marie. Recourons à Notre-Dame comme ses enfants et nous ferons alors l’expérience ineffable que les temps de l’Antéchrist sont les temps de la victoire : victoire de la Rédemption plénière de Jésus-Christ et de l’intercession souveraine de Marie.
- Exactement : « Je voudrais que les tourments (qui seront le partage des chrétiens au temps de l’antichrist) me soient réservés… » Lettre à Sœur Marie du Sacré-Cœur dans les Manuscrits autobiographiques.[↩]