La vocation

Tous les êtres humains ont reçu la même voca­tion à faire leur salut.

L’appel à la vie reli­gieuse ou sacer­do­tale mérite d’être appe­lé au sens strict « voca­tion » comme consé­cra­tion à Dieu. Pourtant, la des­ti­née de tout homme est bien pré­dé­ter­mi­née par notre Créateur dans sa fina­li­té ultime, le Ciel et, dans ce sens « élar­gi », on peut bien affir­mer que tous les êtres humains ont reçu la même voca­tion à faire leur salut. Dans tous les cas de voca­tion, par­ti­cu­lière dans la consé­cra­tion à Dieu ou uni­ver­selle dans la pour­suite du salut, le Bon Dieu semble employer la même « méthode » pour nous gui­der tous vers notre but. Vérifions-​le en étu­diant la voca­tion « sublime » des apôtres eux-​mêmes et en appli­quant à chaque fidèle ce qui leur était propre même si, de son côté, le chré­tien qui vit dans le monde n’est enga­gé que dans la voca­tion dite « commune ».

Insigne faveur de Dieu et attrait irrésistible du disciple

L’Evangile rap­porte l’origine de la voca­tion des apôtres de cette manière bien impres­sion­nante : « Jésus s’en alla sur la mon­tagne pour prier et II pas­sa toute la nuit à prier Dieu. Et quand le jour fut venu, Il appe­la ses dis­ciples ; et Il en choi­sit douze d’entre eux, qu’Il nom­ma apôtres » (St. Luc 6, 12). On remarque que l’initiative vient de Jésus Lui-​même entiè­re­ment comme II pren­dra la peine de le rap­pe­ler à l’occasion : « ce n’est pas vous qui m’avez choi­si mais c’est moi qui vous ai choi­sis » (St. Jean 15, 16). On peut pré­ci­ser que l’appel des apôtres a pu se faire aus­si de manière indi­vi­duelle, par exemple dans le cas de St. Mathieu « et tan­dis que Jésus pas­sait, Il vit Lévi, assis au bureau de péage, et Il lui dit : suis-​moi. Et se levant il Le sui­vit »(St. Marc 2,14).

Ainsi, Jésus s’adresse à ses élus sous forme de com­man­de­ment, sans cher­cher à expli­quer sa déci­sion ni à les dis­po­ser à une réponse posi­tive et les apôtres donnent una­ni­me­ment leur accord immé­diat et sans dis­cus­sion comme on vient de le voir pour St. Mathieu et comme on le rap­porte aus­si pour plu­sieurs d’entre eux : « Il appe­la Jacques et Jean son frère, et eux aus­si­tôt, lais­sant leurs filets et leur père, le sui­virent » (St. Matthieu 4, 22). 

Pour la plu­part d’entre nous, l’entrée dans la vie d’enfants de Dieu repré­sente une marque de mer­veilleuse pré­di­lec­tion dont nous avons été favo­ri­sés dès le plus jeune âge, sans le moindre mérite de notre part et même dans la plus com­plète incons­cience. Comme seule expli­ca­tion de ce pri­vi­lège inouï on peut bien appli­quer à chaque âme deve­nue chré­tienne cette décla­ra­tion d’a­mour : « Je t’ai aimé d’un amour éter­nel, c’est pour­quoi Je t’ai atti­ré à Moi dans ma pitié » (Jérémie 31, 3). Et puisque la récep­tion de cette grâce ini­tiale s’est faite sans notre consen­te­ment, la céré­mo­nie de « com­mu­nion solen­nelle » a don­né pro­gres­si­ve­ment l’occasion de s’approprier un tel don par la pro­messe de s’attacher à Jésus pour tou­jours. Toute notre vie durant, il importe d’estimer tou­jours davan­tage ce pré­cieux tré­sor tota­le­ment gra­tuit de notre élé­va­tion à la vie de la grâce et de nous détour­ner de tout ce qui pour­rait le com­pro­mettre et nous le faire perdre.

Efficacité et disponibilité souveraine de la grâce mais sanctification lente et incomplète du disciple

L’Evangile ne cherche pas le moins du monde à cacher l’origine fort modeste des apôtres issus du milieu rural et occu­pés à des tâches manuelles puisqu’ils étaient pêcheurs pour la plu­part d’entre eux ; mais, plus éton­nant encore, on découvre même chez les apôtres de gros défauts assez nom­breux pour leur atti­rer sou­vent des reproches par­fois sévères de leur Maître. A ce pro­pos, on peut se limi­ter à citer cette plainte poi­gnante du Sauveur s’adressant non seule­ment à la foule des juifs mais aus­si à ses propres dis­ciples : « O géné­ra­tion incré­dule et per­verse, jusqu’à quand vous supporterai-​je ? » (St Matthieu 17, 16). De ce fait, on peut déjà tirer une double leçon : 

  • d’une part l’Eglise est divine et ne peut périr : son Fondateur ne prend donc aucun risque en lui don­nant pour base et comme repré­sen­tants des êtres humains faillibles ; 
  • d’autre part Jésus, le Bon Pasteur n’hésite pas dans sa grande misé­ri­corde à hono­rer de la digni­té suprême d’apôtres des hommes tout ordi­naires alors qu’Il aurait pu si aisé­ment se faci­li­ter la tâche en se don­nant comme col­la­bo­ra­teurs des êtres d’exception, au par­cours sans faute, comme il en foi­sonne dans l’histoire de l’Eglise à l’image d’un Curé d’Ars ou d’un Padre Pio.

Il faut sou­li­gner que tout au long des trois années où les apôtres vivent en pré­sence per­ma­nente avec leur Maître, ils seront témoins des plus grands miracles et les pre­miers béné­fi­ciaires de l’enseignement divin ; et pour­tant, dans toute cette période du minis­tère public de Notre Seigneur et dans ces condi­tions idéales pour se per­fec­tion­ner, et les apôtres ne s’améliorent que très pro­gres­si­ve­ment puisque leur « conver­sion » radi­cale et défi­ni­tive en héros de la foi et en colonnes de l’Eglise ne se pro­dui­ra qu’au moment de la Pentecôte.

Il est facile de trans­po­ser ce deuxième point de l’histoire des apôtres dans la vie de cha­cun d’entre nous. Que nous soyons clercs, reli­gieux ou laïcs, et donc, quelle que soit notre voca­tion, la digni­té pres­ti­gieuse qui nous a été confé­rée par le bap­tême ne nous sous­trait à aucune des misères de la condi­tion humaine et de cette nature bles­sée par le péché : par consé­quent, per­sonne ne peut pré­tendre être dis­pen­sé du fas­ti­dieux com­bat contre ses propres défauts et ses mau­vaises habi­tudes. Pourtant il nous arrive trop sou­vent d’oublier cette réa­li­té en effet bien humi­liante en nous don­nant des airs supé­rieurs. En cela nous méri­tons la remarque que Jésus fai­sait aux Juifs en les met­tant en garde contre l’illusion fatale de se croire sau­vés et titu­laires d’un droit au Royaume par le seul fait d’appartenir à la race du peuple élu : « Faites donc de dignes fruits de péni­tence. Et ne pré­ten­dez pas dire en vous-​mêmes : nous avons Abraham pour père. Car, je vous déclare que Dieu peut sus­ci­ter de ces pierres des enfants à Abraham » (St. Matthieu3, 9).

Surabondante bonté de Dieu et destinée sublime du disciple

On vient de consta­ter que, chez les apôtres, leurs mérites per­son­nels res­tent très limi­tés et leur propre per­son­na­li­té nous paraît aus­si très ordi­naire. Mais com­ment expli­quer que, par ailleurs, Notre Seigneur leur accorde des pré­ro­ga­tives tel­le­ment inouïes et leur fasse des pro­messes si enga­geantes ? En effet, on ne peut qu’être éton­né du contraste en décou­vrant par exemple avec quelle inti­mi­té, Jésus traite ses apôtres : « Je ne vous appel­le­rai plus ser­vi­teurs… mais amis parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». (S. Jean 15, 15). Jésus assure aus­si une mer­veilleuse fécon­di­té à l’apostolat des apôtres : « Je vous ai éta­blis afin que vous alliez et que vous por­tiez du fruit et que votre fruit demeure ; afin que tout ce que vous deman­de­rez au Père en mon nom, Il vous le donne ». (S. Jean 15, 16). Jésus garan­tit encore à ses apôtres des pou­voirs illi­mi­tés et une entière immu­ni­té : « Voici que je vous ai don­né le pou­voir de fou­ler aux pieds les ser­pents et les scor­pions et toute la puis­sance de l’ennemi et rien ne pour­ra vous nuire ». (St. Luc 10, 19). Et enfin, Jésus s’engage à accor­der à ses apôtres la récom­pense suprême : « Vous, vous êtes demeu­rés avec Moi dans mes ten­ta­tions et Moi, je vous pré­pare un royaume comme mon Père me l’a pré­pa­ré afin que vous man­giez et buviez à ma table dans mon Royaume ». (S. Luc 22, 28).

Sans doute les apôtres ont béné­fi­cié d’un tel trai­te­ment de faveur en rai­son de leur mis­sion unique et de leur rôle inimi­table dans la fon­da­tion et la dif­fu­sion de l’Eglise nais­sante. Mais sans crainte d’erreur, toute âme fidè­le­ment chré­tienne peut s’appliquer à elle-​même de quelque manière ces pri­vi­lèges et ces enga­ge­ments divins qui conviennent aux apôtres mais en prio­ri­té seule­ment. Nous ne devons pas nous décou­ra­ger, même si nos acti­vi­tés peuvent don­ner l’impression d’une cer­taine bana­li­té et si notre vie inté­rieure se donne l’apparence d’un niveau médiocre. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus nous rem­plit d’espérance par sa petite voie d’« enfance spi­ri­tuelle » où il ne s’agit pas d’accumuler des mérites per­son­nels ni de mul­ti­plier les droits à la récom­pense : mais l’état de grâce fidè­le­ment sau­ve­gar­dé suf­fit à lui-​seul et dès sa pre­mière appa­ri­tion nais­sante à nous atti­rer toutes les ten­dresses pater­nelles de Dieu.

Abbé Pierre-​Marie Laurençon

Source : Le Parvis n° 110

Illustration : Hendrick ter Brugghen (1588–1629) – L’appel de saint Matthieu