1. La canonisation est « l’acte solennel par lequel le Souverain Pontife, jugeant en dernier ressort, et portant une sentence définitive, inscrit au catalogue des saints un serviteur de Dieu précédemment béatifié » [1]. Mais alors, qu’est-ce que le « catalogue des saints » ? Et qu’est-ce qu’un « saint », ainsi dûment catalogué ? … Telles sont les questions qui se posent à qui veut savoir exactement ce qu’est la canonisation. Car, comme tout acte humain, celle-ci doit se définir en fonction de son objet.
2. La sainteté est envisagée en propres termes par saint Thomas d’Aquin dans le traité de la religion de la Somme théologique [2], mais il ne s’agit ici précisément que d’une question de mots. Le docteur commun de l’Eglise entend en effet « montrer que la religion n’est pas une autre vertu que celle qui porte le nom de sainteté dans la liste d’Andronicus » [3]. Le mot de « sainteté » est donc pris ici par saint Thomas dans un sens beaucoup plus restreint que celui qu’on lui donne ordinairement, voire dans un sens métaphorique. Mais cette restriction de sens nous met quand même sur la voie, car le commentateur de la Revue des jeunes en profite pour remarquer que « la sainteté évoque pour nous la haute perfection de la charité, couronnée de l’exercice des dons, et exprimée dans la pratique héroïque des vertus » et que « attribuer la sainteté à la vertu de religion n’est pas en faire la vertu suprême de toute la vie chrétienne » [4]. Voilà qui nous renvoie opportunément en un autre lieu de la Somme, le lieu central et approprié à une définition adéquate de la sainteté, avec toute l’analogie qu’elle suppose. Si le mot n’y est pas, la chose s’y trouve et elle y est mise en pleine lumière. Il s’agit, dans le traité de la charité, du passage où l’Aquinate traite de la perfection de cette vertu [5]. Car, aux yeux du bon sens catholique, la sainteté n’est pas autre chose que la perfection de la vie chrétienne, et, de l’avis unanime des théologiens [6], celle-ci s’identifie à la perfection de la charité.
3. La charité est en effet la vertu suprême de toute la vie chrétienne, dans la mesure où « elle ordonne les actes de toutes les autres vertus à la fin ultime » [7]. C’est en ce sens que, pour employer le langage technique de la scolastique, on dit qu’elle « donne leur forme » aux actes de toutes les autres vertus. La forme d’un être, c’est en effet « ce qui le caractérise en propre et le distingue de tout autre ». Et, lorsqu’il s’agit de la vie morale, « la forme d’un acte volontaire lui vient du but que la volonté se propose d’atteindre » [8]. La charité assigne ainsi pour but à toutes nos actions l’amour de notre fin dernière, l’amour de Dieu précisément considéré en tant qu’il est l’objet de notre bonheur éternel. Or, la sainteté consiste dans la perfection de la vie chrétienne, qui équivaut à cette volonté de tout rapporter à Dieu comme à la fin dernière et c’est pourquoi la sainteté s’identifie à la charité, précisément en tant que celle-ci est la forme et « la mère » [9] de toutes les vertus, en tant qu’elle est, dit saint Paul, le lien de la perfection [10]. « Par sa propre perfection et par celle des actes vertueux qu’elle commande, la charité réalise la sainteté chez l’ami de Dieu » [11].
4. La sainteté, ainsi comprise comme la perfection de la charité, doit s’entendre de manière analogique [12]. Du côté de celui qui exerce la charité, et qui, par elle, ordonne toute sa vie morale à l’amour de la fin dernière, la charité est parfaite si l’on aime autant qu’il est possible de le faire. Et cela peut se faire de trois manières. « D’abord parce que tout le cœur de l’homme se porte de façon actuelle et continue vers Dieu, et telle est la perfection de la charité du ciel ; elle n’est pas possible en cette vie où, en raison de la faiblesse humaine, on ne peut être continuellement en acte de penser à Dieu et de se porter affectueusement vers lui. En deuxième lieu, parce que l’homme s’applique tout entier à vaquer à Dieu et aux choses divines en laissant tout le reste, sauf ce que requièrent les nécessités de la vie présente. Telle est la perfection de la charité qui est possible ici-bas ; elle n’est toutefois pas le partage de tous ceux qui possèdent la charité. Enfin lorsqu’on donne habituellement tout son cœur à Dieu, au point de ne rien penser ni de rien vouloir qui soit contraire à l’amour de Dieu. Et telle est la perfection qui est commune à tous ceux qui ont la charité ». Nous avons donc ici la distinction entre trois réalisations analogiques de la perfection de la charité et donc de la sainteté : d’une part la sainteté des saints du ciel ou des bienheureux et d’autre part la sainteté des saints de la terre, qui se réalise à son tour d’une part avec la charité héroïque et d’autre part avec la charité commune.
5. Nous sommes alors en mesure de définir plus précisément l’acte de la canonisation, qui a pour objet d’inscrire « au catalogue des saints » un serviteur de Dieu précédemment béatifié. Le « catalogue » est la liste officielle de ceux que l’Eglise donne en exemple à ses fidèles et en l’honneur desquels elle prescrit de rendre un culte public. Et ce catalogue est celui des « saints » aux deux premiers sens de la définition analogique indiquée par saint Thomas. Ces « saints » sont ceux qui ont exercé ici bas la charité héroïque, et avec elles toutes les autres vertus au même degré héroïque, et qui à présent sont au ciel où ils exercent désormais la charité des bienheureux, la charité de ceux qui aiment continuellement Dieu connu dans la vision et non plus dans la foi. Cette déclaration de l’Eglise porte donc sur les deux saintetés successives, et elle porte surtout sur le lien qui les rattache l’une à l’autre, lien qui n’est pas seulement chronologique mais qui est surtout et principalement causal. Car la charité héroïque d’ici-bas fut pour ces saints le moyen d’accéder à la charité du ciel.
6. Le saint que l’Eglise inscrit dans son catalogue, lorsqu’elle accomplit l’acte d’une canonisation, n’est donc pas seulement un bienheureux, c’est à dire un saint qui est saint parce qu’il jouit à présent du bonheur éternel dans la gloire et exerce la charité propre aux habitants du ciel ; c’est aussi et surtout un saint qui a été saint parce qu’il a exercé sur la terre la charité et toutes les autres vertus à l’état héroïque, c’est à dire selon le degré de perfection indiqué par saint Thomas : le saint s’est appliqué, durant sa vie ici-bas, à vaquer tout entier à Dieu et aux choses divines, en laissant tout le reste, sauf ce que requièrent les nécessités de la vie terrestre. La canonisation n’a pas seulement pour objet de déclarer que le saint est au ciel ; elle déclare aussi qu’il a exercé sur cette terre les vertus héroïques et elle les donne en exemple, comme le moyen assuré de parvenir à la gloire du ciel.
7. Tel est, à la suite de l’Aquinate, l’enseignement constant et unanime des théologiens [13]. La procédure traditionnellement suivie par l’Eglise, telle qu’elle s’exprime encore dans l’ancien Code de Droit Canonique de 1917, l’atteste clairement. Car la vérification et la preuve des vertus héroïques est la première chose que le procès de canonisation entreprend, avant même de procéder à l’examen des miracles, qui attestent directement, quant à eux, que le défunt est désormais dans la gloire du ciel. « Tant que le doute sur les vertus n’est pas absolument élucidé, il est impossible de s’engager plus avant dans cette interminable procédure, car il n’est jamais permis de suspendre l’examen des vertus pour passer à celui des miracles fussent-ils très nombreux. Si les preuves convaincantes en faveur des vertus manquent, ou n’ont pu être retrouvées, soit parce que des écrits importants ont été égarés, soit parce que les témoins ont disparu, on conclut simplement que l’on n’a pas la certitude requise des vertus pratiquées dans un degré héroïque, non constare de virtutibus, et le procès est arrêté » [14]. Le canon 2104 du Code de 1917 dit précisément : « Dans les causes des confesseurs, la discussion porte sur le doute suivant : les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité à l’égard de Dieu et du prochain, ainsi que les vertus cardinales de prudence, de justice, de tempérance, de force et les vertus connexes, ont-elles existé à un degré héroïque dans les cas et pour les faits dont il s’agit ? Dans les causes des martyrs, le doute est : le martyre, sa cause et des signes merveilleux sont-ils prouvés dans le cas et pour l’effet dont il s’agit ? ». La vérification des vertus héroïques est d’ailleurs la condition absolument nécessaire pour déclarer que le saint est à présent dans la gloire du ciel. « Comment en effet l’Eglise pourrait-elle savoir qu’un saint est au ciel ? Elle ne le sait pas par le moyen d’une nouvelle révélation, mais grâce à Dieu qui dirige son Eglise lorsque celle-ci examine la vie du saint, ainsi que ses vertus héroïques et les miracles obtenus à son intercession » [15].
8. La supposée canonisation de Jean-Paul II, ainsi que celle de Jean XXIII, et à présent celle de Paul VI, posent de graves problèmes à la conscience des catholiques et soulèvent d’épineuses difficultés à la réflexion théologique. Mais, quelles que soient l’importance et l’urgence de ces problèmes et de ces difficultés, l’on ne saurait, pour les surmonter, remettre en cause la définition traditionnelle de la canonisation. En tant que telle, celle-ci est un acte certainement infaillible du Magistère solennel du Pape et elle a pour objet spécifique celui que nous venons de rappeler : non seulement elle déclare qu’un fidèle défunt est désormais un saint du ciel et se trouve dans la gloire, mais elle déclare aussi que ce défunt est parvenu à la gloire en ayant exercé sa vie durant les vertus héroïques et que celles-ci représentent un exemple pour tous les fidèles catholiques. Il serait tentant, pour résoudre la difficulté suscitée par les supposées canonisations des Papes conciliaires, de nier ou de mettre en doute l’infaillibilité de la canonisation. Il serait aussi tentant de réduire l’objet propre et spécifique de la canonisation à la seule déclaration autorisée de la gloire d’un saint du ciel. On pourrait alors admettre – à moindres frais – que Paul VI ait été failliblement canonisé ou, qu’en dépit de son manque trop évident d’héroïcité dans la vertu, il soit à présent dans la gloire céleste. Après tout, pourquoi pas, en effet ?…
9. Ce serait là fermer trop facilement les yeux sur le scandale de ces pseudo canonisations. Et ce serait surtout adultérer (pour reprendre le mot de saint Paul) une vérité déjà trop solidement et depuis trop longtemps établie par la discipline de l’Eglise et le consensus des théologiens. La conclusion qui s’impose est celle que nous avons déjà défendue à plusieurs reprises [16] : ces canonisations nouvelles, spécialement celles des trois papes conciliaires, Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II sont plus que douteuses. « Nous devons en tout état de cause partir d’une vérité certaine, parce que constamment proclamée par le Magistère de l’Eglise durant des siècles. Cette vérité est que, comme tout acte, la canonisation se définit d’abord et essentiellement par son objet. Celui-ci correspond au triple fait que la personne historique qui est inscrite au catalogue de saints soit vraiment sainte, ait obtenu le bonheur céleste et réclame un culte de la part de toute l’Eglise. Le premier fait (la sainteté) est la cause des deux autres, et le deuxième cause lui aussi le troisième, lequel reste une simple conséquence des deux premiers. Et le premier comme le deuxième sont seulement attestés, c’est à dire ni plus ni moins que déclarés avec autorité, par la canonisation. Celle-ci ne cause ni la sainteté ni la gloire céleste, mais les présuppose et les constate, avant de pouvoir imposer le culte du canonisé à toute l’Eglise. Le discernement de la sainteté fait appel à l’examen des vertus héroïques, et celui de la béatitude céleste à l’examen des miracles. En tant qu’il est positif et qu’il conclut à la présence certaine des vertus héroïques et des miracles, ce discernement est réservé au Saint-Siège et, lorsqu’il procède selon les règles requises, il bénéficie normalement de l’assistance de Dieu. Mais il existe aussi un discernement négatif, qui consiste à conclure à l’absence des vertus et des miracles, ou du moins à douter sérieusement de leur présence, pour des motifs suffisamment avérés. Ce discernement négatif reste accessible à la droite raison, éclairée par la foi ou même par la simple loi naturelle. Il est suffisant pour conclure au caractère au moins douteux d’une canonisation et en déduire que cet acte ne saurait obliger en conscience. Et il est conforté par cet autre fait indubitable que la procédure suivie lors du procès n’offre pas ou offre beaucoup moins les garanties requises à la sécurité du jugement final » [17].
10. Si François décide de donner en exemple à toute l’Eglise les trois Papes qui en ont entrepris « l’auto-destruction », nous n’y pouvons rien. Mais nous ne devons pas pour autant remettre en question les définitions que la saine théologie a dites et répétées pendant des siècles. La canonisation reste ce qu’elle est. Ce n’est pas sa définition qui doit changer ; c’est plutôt l’actuel successeur de saint Pierre qui en réalise l’apparence fausse et trompeuse, au grand détriment de la foi et de la charité des fidèles. Et nous devons dénoncer comme fausse et trompeuse cette apparence, en rappelant pour cela la vraie définition inchangée de la canonisation.
Abbé Jean-Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Courrier de Rome n° 615 de novembre 2018 /La Porte Latine du 26 novembre 2018
- T. Ortolan, « Canonisation » dans le Dictionnaire de théologie catholique, T. II, 2e partie, Letouzey et Ané, 1932, col. 1634 qui reprend Benoît XIV, De servorum Dei beatificatione et de beatorum canonisatione, livre I, chapitre 39, n° 5.[↩]
- Somme théologique, 2a2ae, question 81, article 8 : « La religion est-elle la même chose que la sainteté ? ».[↩]
- I. Mennessier, op, « Note explicative n° 19 » dans le volume correspondant de la Revue des jeunes, p. 245–246. Andronicus de Rhodes fut un philosophe disciple d’Aristote, du Ier siècle avant Jésus-Christ.[↩]
- Ibidem, p. 246.[↩]
- Somme théologique, 2a2ae, question 24, article 8 : « Est-ce que la charité peut être parfaite en cette vie ? ».[↩]
- R. Garrigou-Lagrange, op, Les Trois âges de la vie intérieure, t. I, chapitre VIII, Cerf, 1938, p. 192–218.[↩]
- Somme théologique, 2a2ae, question 23, article 8 : « Est-ce que la charité est la forme de toutes les vertus ? ».[↩]
- H.-D. Noble, op, « Note explicative n° 34 » dans le volume correspondant de la Revue des jeunes, p. 272–273.[↩]
- Somme théologique, 2a2ae, question 23, article 8, ad 3.[↩]
- Col, III, 14.[↩]
- H.-D. Noble, op, ibidem, p. 274.[↩]
- Somme théologique, 2a2ae, question 24, article 8, corpus.[↩]
- Louis Billot, L’Eglise. II : Sa constitution intime, Courrier de Rome, 2009, question 10, thèse 17, n° 600–606 ; Timothée Zapelena, sj, De Ecclesia Christi, t. II, 1954, thesis XIX, p. 244–246 ; Joachim Salaverri, « De Ecclesia Christi » dans Sacrae Theologiae Summa, t. I, BAC, 1962, n° 724–725 ; Carlos Ma Zabala y Altube, Es infalibile el Papa en la canonización de los santos ?, 1971.[↩]
- Ortolan, ibidem, col. 1644, qui renvoie à Benoît XIV, op. cit. livre II, chapitre 54, n° 10.[↩]
- Zapelena, op. cit. p. 249.[↩]
- Cf. les numéros de février 2011 et de janvier 2014 du Courrier de Rome.[↩]
- Article « Les nouvelles canonisations obligent-elles en conscience tous les fidèles catholiques ? » dans le numéro de janvier 2014 du Courrier de Rome, p. 3, n° 12.[↩]