Désolé pour l’orthografe

« Il n’est pas si loin le jour où des jeunes adultes ne maî­tri­se­ront plus assez la langue pour com­prendre un cour­rier qui leur est adres­sé ou pour en rédi­ger un ».

Recension

« Par peur de stig­ma­ti­ser, nous avons per­du, nous per­dons l’habitude de cor­ri­ger les erreurs des élèves, de les rependre sur une for­mu­la­tion erro­née, ou la pré­sen­ta­tion peu soi­gnée voire car­ré­ment illi­sible de leurs cahiers. Il ne faut pas trop leur en deman­der. Or, cet état d’esprit témoigne d’un cer­tain mépris pour ces jeunes. Ne pas trop attendre d’eux, c’est fina­le­ment être convain­cus qu’ils ne peuvent pas plus que ce qu’ils montrent à tra­vers leurs tra­vaux. […] Si je ne relève pas les fautes d’orthographe dans une copie de géo­gra­phie, si je ne me for­ma­lise pas en voyant un cahier où les traits sont tirés à main levée et où le rose fuch­sia suc­cède au noir, qui lui-​même suc­cède au crayon papier, n’est-ce pas au fond parce que je pense que les élèves ne sont pas capables de plus ? C’est, quand on y pense, incroya­ble­ment mépri­sant. Être exi­geant, au contraire, reprendre une for­mu­la­tion erro­née, sou­li­gner les fautes d’orthographe – même au sty­lo rouge – deman­der à des élèves de refaire un exer­cice parce que les lignes dans leur cahier sont illi­sibles, les contraindre à écrire plu­tôt que de leur don­ner des pho­to­co­pies toutes faites, n’est-ce pas, fina­le­ment, leur signi­fier à quel point nous croyons en leur poten­tiel ? Renouons avec l’exigence. Renouons avec la rigueur. Montrons ain­si à nos élèves la confiance que nous avons en leurs capa­ci­tés, en leur poten­tiel, poten­tiel qu’eux-mêmes peinent si sou­vent à voir. »

Marie Pedroni n’a pas froid aux yeux. Issue d’une famille valai­sanne soli­de­ment enra­ci­née dans son ter­roir, elle a mené des études uni­ver­si­taires en langues et effec­tué sa for­ma­tion péda­go­gique tout en ensei­gnant dans des écoles pri­vées lau­san­noises – dont la pres­ti­gieuse ins­ti­tu­tion de Champittet, près de Pully. Depuis dix ans, elle est pro­fes­seur d’anglais et de fran­çais, au degré secon­daire (équi­valent des classes de la 5e à la 3e en France) dans le can­ton du Valais. Les lignes citées plus haut sont extraites (p. 137–138) de son livre der­niè­re­ment paru en Suisse, aux Editions Favre, à Lausanne, Désolé pour l’ortografe. Réflexions sur l’effritement du niveau sco­laire. Un livre qui entend regar­der la réa­li­té en face, un livre qui vou­drait don­ner les moyens de guérir.

Le constat est acca­blant et il se donne sans com­plai­sance, à tra­vers les deux pre­miers cha­pitres (« Etat des lieux », p. 15–26 et « Les dif­fi­cul­tés », p. 27–62). En témoignent aus­si les échan­tillons élo­quents – et savou­reux – réunis en annexe aux pages 169–171 du livre.

L’état des lieux ou le constat de base (p. 24) est celui que font les ensei­gnants dans l’enseignement secon­daire, en Suisse, et il est qua­si una­nime : « le niveau des élèves baisse, et cette baisse s’est accé­lé­rée ces der­nières années ». L’indice assez par­lant s’en trouve dans les exa­mens qui sanc­tionnent la fin du pri­maire : « En com­pré­hen­sion écrite, la dif­fi­cul­té des textes a pro­gres­si­ve­ment dimi­nué et elle s’accompagne de ques­tions qui, tant dans leur forme que dans leur conte­nu, se sont sim­pli­fiées ». […] « En 1998, les élèves lisaient des extraits de Vol de Nuit de Saint-​Exupéry. Il ne vien­drait aujourd’hui à l’esprit d’aucun pro­fes­seur d’oser ima­gi­ner pro­po­ser le même texte en exa­men, confron­tés comme ils le sont quo­ti­dien­ne­ment aux dif­fi­cul­tés des élèves ». Les inquié­tudes sur le niveau sco­laire ne datent pas d’hier, elles ont été objet de débats récur­rents, mais, au-​delà d’une ren­gaine trop enten­due, la situa­tion devient urgente. « Elle l’est parce que, si un constat for­mel n’est pas effec­tué et si des mesures ne sont pas prises en consé­quence, nous cou­rons le risque que sortent de l’enseignement obli­ga­toire des élèves qui n’auront plus la com­pé­tence de base qu’est la maî­trise de la langue – lec­ture, voca­bu­laire, expres­sion orale et écrite – et sans laquelle ils ne peuvent, à terme, pen­ser et communiquer ».

Les dif­fi­cul­tés ne se limitent pas à la « mise en péril » de l’orthographe (p. 27–34). Certes, le péril est réel et il est d’autant plus grand que « consciem­ment ou incons­ciem­ment, les ensei­gnants partent de plus en plus du prin­cipe que le com­bat de l’orthographe est d’ores et déjà per­du, et par là même dénué de sens ». La maî­trise de l’orthographe en devient « une uto­pie ». La même forme de rési­gna­tion se trouve d’ailleurs chez les élèves, « preuve en est le titre de cet ouvrage, ins­pi­ré par un mot lais­sé par un élève à la fin d’une copie d’examen ». La chute se pour­suit comme en témoignent les copies de plus en plus illi­sibles des élèves. « Nous nous ache­mi­nons assez net­te­ment vers un ave­nir où les jeunes adultes ne seront plus en mesure de com­mu­ni­quer par écrit. Et le nombre d’illettrés déjà très inquié­tant en Suisse – l’association Lire et Écrire en recense envi­ron 800 000 – risque bien d’augmenter encore ».

Mais au-​delà de l’orthographe, c’est la pau­vre­té du registre lexi­cal qui sus­cite, elle aus­si, de vives inquié­tudes (p. 34–39). « Les façons d’enrichir son voca­bu­laire sont mul­tiples et néces­sitent une répé­ti­tion. On ne sai­sit par­fois tota­le­ment le sens d’un mot qu’après l’avoir enten­du plu­sieurs fois, dans dif­fé­rents contextes et cela ne signi­fie pas encore que l’on soit capable de l’utiliser soi-​même. Mais toutes les études et articles dis­po­nibles insistent sur l’importance de la lec­ture. Certaines ont même mon­tré que vingt-​cinq minutes de lec­ture par jour per­met­taient d’acquérir 1000 mots par année. Or, si ce type d’habitude n’est pas pris dès le plus jeune âge, et entre­te­nu au fil des ans, on s’expose à une accu­mu­la­tion de lacunes, pour arri­ver au secon­daire I [équi­valent en Suisse de la classe de 5e en France] avec des élèves inca­pables de com­prendre un texte rela­ti­ve­ment simple ». Si c’est un fait que l’acquisition du voca­bu­laire se fait avant tout par des inter­ac­tions avec les parents, les res­sources que les parents mettent – ou ne mettent pas – ensuite à dis­po­si­tion de leurs enfants sont tout aus­si pri­mor­diales. « Les enfants ont-​ils accès à des livres ? Sont-​ils encou­ra­gés à la lec­ture ? Ecoutent-​ils des his­toires ? De la musique ? Et si oui quel type de musique ? » Celui qui ne lit pas et qui passe ses jour­nées à écou­ter Ninho (rap­peur fran­çais) ou PNL (groupe de rap fran­çais) n’aura pas le même registre lexi­cal qu’un autre, qui lit régu­liè­re­ment ou auquel ses parents auront fait décou­vrir ne serait-​ce que Jacques Brel ou les clas­siques du ciné­ma français.

Si l’on ajoute à cela les dif­fi­cul­tés deve­nues insur­mon­tables dans le simple déchif­fre­ment d’un texte (le déco­dage des mots et l’intelligence de la syn­taxe), on ne sera pas sur­pris de consta­ter l’inévitable : « c’est jusqu’à la lec­ture des consignes d’exercices ou des ques­tions d’examens qui en pâtit » (p. 45). Lors des exa­mens, la pro­por­tion des élèves qui, non contents de don­ner des réponses fausses, mani­festent aus­si qu’ils n’ont pas com­pris la ques­tion elle-​même s’accroît dans des pro­por­tions inquié­tantes. Alain Bentolila, auteur du « Rapport de mis­sion sur l’acquisition du voca­bu­laire à l’école élé­men­taire », tire une conclu­sion qui pour­rait s’appliquer à de nom­breux adultes : « Lorsque la néces­si­té se fera sen­tir d’affronter l’inconnu, les moyens lin­guis­tiques ne seront pas là pour le per­mettre, et faute de pou­voir mettre en mots sa pen­sée, faute de pou­voir expli­quer et convaincre, c’est l’agression phy­sique qui pren­dra le relais ». En atten­dant, c’est déjà, et Marie Pedroni ne se fait pas faute de le sou­li­gner, l’agression ver­bale qui devient omni­pré­sente sur les réseaux sociaux. En atten­dant les coups de cou­teau, ce sont les slo­gans qui rem­placent les véri­tables mots.

Dernière dif­fi­cul­té : l’apathie des élèves en classe. L’âge ingrat est de tous les temps et de tous les pays, mais il y a ici plus que de l’ingratitude de l’âge. Derrière ce type d’attitude, « chez un nombre impor­tant d’élèves qui, sans être apa­thiques ou per­tur­ba­teurs, ont des dif­fi­cul­tés sco­laires », on retrouve sys­té­ma­ti­que­ment « un rejet de tout ce qui s’apparente à un effort. Tout doit être immé­diat » (p. 58). Un tra­vail deman­dant plus de dix minutes finit par repré­sen­ter un effort sur­hu­main et il arrive très sou­vent, lors des exa­mens, que les élèves rendent une copie vingt minutes en avance, avec des par­ties lais­sées en blanc. Sans doute. Mais « le retour des entre­prises chez qui ces élèves com­mencent leur appren­tis­sage est sans appel ». Les pro­fes­sion­nels observent, s’étonnent et témoignent : ces jeunes ne maî­trisent plus les règles élé­men­taires de poli­tesse, telle la ponc­tua­li­té, ni un lan­gage et une atti­tude appro­priés au cadre de travail.

Le troi­sième cha­pitre du livre s’intitule : « A qui la faute ? » et Marie Pedroni y part à la recherche des causes. Recherche menée avec méthode et dis­cer­ne­ment. L’école ? Les parents ? Les écrans ? Les trois sûre­ment, sans qu’il y ait pour autant de com­plot orga­ni­sé, mais non plus de fata­li­té irré­mé­diable. Pour dire juste un mot de l’école (et ce terme abs­trait appelle bien des dis­tinc­tions), rete­nons ce fait que l’héritage de Rousseau et de son Émile pèse assez lourd. Marie Pedroni le montre de façon convain­cante. L’école ludique où cha­cun est cen­sé pou­voir s’exprimer et se révé­ler est une illu­sion, dénon­cée avec verve par l’écrivain Chesterton : « Il est pos­sible de tirer d’un enfant des cris et des gro­gne­ments par de simples piche­nettes, ou en l’enquiquinant. […] Mais vous pou­vez attendre et l’observer patiem­ment, vous n’arriverez pas à en tirer la langue anglaise. C’est quelque chose que vous devez lui incul­quer » (p. 71). Transmettre des connais­sances ou accom­pa­gner une décou­verte ? Tel est le dilemme. La décou­verte a du bon, certes. Mais il reste que « don­ner un cours » demeure dans bien des cas la sub­stance même de l’enseignement – et de l’éducation. Savoir par cœur n’est pas savoir, dira-​t-​on. Mais pour qui n’a pas la science infuse – et les élèves de Marie Pedroni sont de ceux-​là, comme l’immense majo­ri­té de l’espèce humaine – la mémo­ri­sa­tion est la toute pre­mière étape qui doit inévi­ta­ble­ment pré­cé­der la juste com­pré­hen­sion des choses. Car l’intelligence ne sau­rait repo­ser sur la sup­pres­sion préa­lable de son objet et, bien sou­vent, cet objet est d’abord appris avant d’être su. Appris par cœur, justement.

Le qua­trième et der­nier cha­pitre envi­sage des solu­tions et s’intitule « Quelles pistes » (p. 123–160). Ces pistes se trouvent au même niveau que les causes : à l’école, chez les parents et … dans la socié­té média­ti­sante et numé­ri­sante à l’extrême. L’exemple de La Fère (p. 136–138), cette école pilote créée par Jean-​Baptiste Nouailhac en 2017 dans le dépar­te­ment de l’Aisne – qui enre­gistre le nombre record d’élèves en dif­fi­cul­té sco­laire – est là pour démon­trer que les pistes existent et peuvent nous conduire à sor­tir de l’impasse. Quant à ce que peuvent faire les parents et les res­pon­sables de notre vie sociale à grande échelle, les réflexions pro­fondes de l’auteur, outre qu’elles témoignent d’une expé­rience éprou­vée, devraient nous rap­pe­ler que le retour aux exi­gences du réel, s’il demande du cou­rage, est le plus sou­vent le pre­mier fon­de­ment d’une espé­rance ferme.

La conclu­sion du livre (p. 161–166) met en vedette un aspect essen­tiel et inévi­table de ce réel. « Disons-​le une fois pour toutes. Non, les jeunes actuels – à quelques excep­tions près – ne sont pas extra­or­di­naires, pas plus que nous ne l’étions à leur âge. Mais ils ont le poten­tiel de le deve­nir, et il est essen­tiel de nous deman­der col­lec­ti­ve­ment com­ment favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment de ces capa­ci­tés encore non réa­li­sées. S’il ne fal­lait rete­nir qu’un seul mot de toutes les pages pré­cé­dentes, ce serait celui d’exigence » (p. 164). Exigence qui, comme le ton qui anime tout le livre et fina­le­ment le cœur et l’âme d’enseignante de Marie Pedroni, n’est que la suite néces­saire et le reflet d’une immense misé­ri­corde, la misé­ri­corde spi­ri­tuelle de l’Evangile, l’un des plus beaux fruits de la sain­te­té et de la cha­ri­té apos­to­lique de l’Eglise catholique.

Pour aller plus loin

Entretiens avec Marie Pedroni :

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.