Saint Jean devant la Porte Latine

Martyre de saint Jean devant la Porte Latine, par Stephan Lochner

Le site inter­net du District de France est pla­cé sous le patro­nage de l’a­pôtre et évan­gé­liste saint Jean, lors de son mar­tyre devant la Porte Latine, auquel il sur­vé­cu. Nous livrons ici la notice de Mgr Paul Guérin à pro­pos de cette fête fixée au 6 mai. 

Les fils de Zébédée, Jacques et Jean, ne connais­saient encore ni le mys­tère de la croix ni la nature du royaume de Jésus-​Christ, lorsque, par l’organe de leur mère, ils le priaient de les faire asseoir l’un à sa droite, et l’autre à sa gauche, c’est-à-dire de leur don­ner les deux pre­mières places de son royaume. « Pouvez-​vous », leur dit le Sauveur, « boire le calice que je dois boire ? pouvez-​vous par­ti­ci­per à mes opprobres et à mes souf­frances ? » Les deux dis­ciples répon­dirent affir­ma­ti­ve­ment et pro­tes­tèrent à leur divin Maître qu’ils étaient dans la réso­lu­tion de tout endu­rer pour lui. Alors Jésus leur pré­dit qu’ils boi­raient son calice et qu’ils auraient beau­coup à souf­frir pour la véri­té de son Evangile. Cette pré­dic­tion fut lit­té­ra­le­ment accom­plie dans saint Jacques, lorsque Hérode le fit mou­rir à cause de la reli­gion qu’il professait.

Quant à saint Jean, qui aimait si ten­dre­ment son divin Maître et qui en était si ten­dre­ment aimé, on peut dire, sans faire vio­lence au texte sacré, qu’il but le calice du Sauveur et qu’il en par­ta­gea l’amertume lorsqu’il assis­ta à son cru­ci­fie­ment. En effet, son cœur était déchi­ré par le sen­ti­ment des dou­leurs qu’il lui voyait souf­frir ; mais ce n’était encore là qu’un pré­lude de ses peines. Après la des­cente du Saint-​Esprit, il se vit condam­né, avec les autres Apôtres, à la pri­son, aux fouets, aux opprobres. Enfin la pré­dic­tion de Jésus-​Christ eut son entier accom­plis­se­ment lorsqu’il méri­ta, sous Domi­tien, la cou­ronne du martyre.

L’empereur Domitien, auteur de la seconde per­sé­cu­tion géné­rale sus­ci­tée à l’Eglise, était uni­ver­sel­le­ment haï pour sa cruau­té, son orgueil et ses impu­di­ci­tés. Il fut, au rap­port de Tacite, encore plus cruel que Néron, et il pre­nait plai­sir à repaître ses yeux du spec­tacle des exé­cu­tions bar­bares dont l’autre, au moins, se déro­bait ordi­nai­re­ment la vue. Sous son règne, Rome fut inon­dée du sang de ses plus illustres habi­tants. Ennemi de tout bien, il ban­nit ceux qui avaient la répu­ta­tion d’hommes ver­tueux, entre autres Dion Chrysostome et le phi­lo­sophe Epictète [1] ; mais ce fut sur les chré­tiens que tom­bèrent ses prin­ci­paux coups. Outre qu’il ne pou­vait souf­frir la sain­te­té de leur doc­trine et de leur vie, qui lui était un reproche tacite de ses crimes, il était encore ani­mé contre eux par cette haine que leur por­taient tous les païens.

Saint Jean l’Evangéliste vivait encore. Il était char­gé du gou­ver­ne­ment de toutes les églises d’Asie, et jouis­sait d’une grande répu­ta­tion, tant à cause de cette émi­nente digni­té que de ses ver­tus et de ses miracles. Ayant été arrê­té à Ephèse, il fut conduit à Rome l’an 95 de Jésus-​Christ. Il parut devant l’empereur, qui, loin de se lais­ser atten­drir par la vue de ce véné­rable vieil­lard, eut la bar­ba­rie d’ordonner qu’on le jetât dans une chau­dière rem­plie d’huile bouillante. Il y a toute appa­rence que le saint Apôtre souf­frit d’abord une cruelle fla­gel­la­tion, confor­mé­ment à ce qui se pra­ti­quait à l’égard des cri­mi­nels qui n’avaient point le droit de bour­geoi­sie romaine. Quoi qu’il en soit, on ne peut au moins dou­ter qu’il n’ait été jeté dans l’huile bouillante : Tertullien, Eusèbe et saint Jérôme le disent expressément.

Nous ne crai­gnons point d’assurer que le Saint fit écla­ter une grande joie lorsqu’il enten­dit pro­non­cer sa sen­tence ; il brû­lait d’un ardent désir d’aller rejoindre son divin Maître, de lui rendre amour pour amour, et de se sacri­fier pour Celui qui nous avait tous sau­vés par l’effusion de son sang. Mais Dieu se conten­ta de ses dis­po­si­tions, en lui accor­dant tou­te­fois le mérite et l’honneur du mar­tyre : il sus­pen­dit l’activité du feu, et lui conser­va la vie, comme il l’avait conser­vée aux trois enfants qui furent jetés dans la four­naise de Babylone. L’huile bouillante se chan­gea pour lui en un bain rafraîchis­sant, et il en sor­tit plus fort et plus vigou­reux qu’il n’y était entré.

L’empereur fut très frap­pé, ain­si que la plu­part des païens, de cet évé­nement ; mais il l’attribua au pou­voir de la magie. Ce que l’on publiait des pré­ten­dus pro­diges opé­rés par le fameux Apollonius de Tyane, qu’il avait fait venir à Rome, ne contri­bua pas peu à le confir­mer dans cette opi­nion. La déli­vrance mira­cu­leuse de l’Apôtre ne fit donc sur lui aucune impres­sion, ou plu­tôt elle ne ser­vit qu’à aug­men­ter son endur­cis­se­ment dans le crime. Il se conten­ta tou­te­fois de ban­nir le Saint dans l’île de Pathmos [2]. C’est là qu’il com­po­sa son apo­ca­lypse dont chaque mot, disent les Pères, est un mys­tère. Désormais la parole de Jésus-​Christ : Eum volo manere donec veniam [Jn xxi, 22], — « Je veux qu’il vive jusqu’à ce que je vienne », était accom­plie. L’apparition du Sauveur à saint Jean exi­lé dans Pathmos réa­li­sait pré­ci­sé­ment sa pro­messe de le faire échap­per à une mort vio­lente et de le lais­ser mou­rir tran­quille­ment lorsqu’il serait venu le visi­ter ; car telle est l’interprétation de ces mots : Je veux qu’il vive jusqu’à ce que je vienne, que les autres Apô­tres avaient pris pour un bre­vet d’immortalité accor­dé à saint Jean.

Domitien [3] ayant été assas­si­né l’année sui­vante, Nerva, rem­pli de bonnes qua­li­tés et d’un carac­tère natu­rel­le­ment paci­fique, fut éle­vé à l’empire. Saint Jean eut la liber­té de sor­tir du lieu de son exil et de retour­ner à Ephèse.

Ce fut auprès de la porte appe­lée Latine parce qu’elle condui­sait dans le Latium, qu’il rem­por­ta ce glo­rieux triomphe. Pour conser­ver la mémoire du miracle, on consa­cra une église en cet endroit sous les pre­miers empe­reurs chré­tiens. On dit qu’il y avait un temple de Diane, dont on chan­gea la des­ti­na­tion pour le faire ser­vir au culte du vrai Dieu. Cette église fut rebâ­tie, en 772, par le pape Adrien Ier. On visite, encore aujourd’hui, la cha­pelle Saint-​Giovanni-​in-​oleo sur l’emplacement même du supplice.

La fête de saint Jean, devant la Porte Latine, a été long­temps chô­mée en plu­sieurs églises. Elle a été d’obligation en Angleterre, au moins depuis le XIIe siècle jusqu’à la pré­ten­due réforme ; mais on la met­tait seule­ment au nombre des fêtes du second rang, aux­quelles toute œuvre ser­vile était défen­due, excep­té le labour des terres. Les Saxons, qui s’établirent dans la Grande-​Bretagne, avaient une dévo­tion sin­gu­lière à saint Pierre et à saint Jean l’Evangéliste. En plu­sieurs lieux, les impri­meurs honorent saint Jean, devant la Porte Latine, comme leur patron ; en d’autres, ce sont les vigne­rons et les ton­ne­liers, à cause de la cuve ; ailleurs, ce sont les chan­de­liers et lam­pistes, à cause de l’huile et des matières grais­seuses. En mémoire de son sup­plice, on l’invoque contre les brû­lures. Quant au choix des impri­meurs, nous ne sau­rions l’expliquer. Serait-​ce parce qu’ils ont com­men­cé par impri­mer du latin ? — Les mots Porte Latine doivent pro­ba­ble­ment avoir dé­terminé ce choix. Il va de soi que les litho­graphes, relieurs, régleurs et pape­tiers ont adop­té le même patro­nage que les imprimeurs.

Tiré de Tertullien, Præscript., c. 36 ; de saint Jérôme, in Jovin., t. Ier, p. 14, et de Tillemont, Hist. eccles., t. Ier, p. 338, et de l’Istoria del­la Chiesa di S. Giovanni avan­ti Porta Latina scrit­ta, da Gio Maris Crescembini, Roma, 1716, in‑4°.

Source de l’ar­ticle : Les Petits Bollandistes, Mgr Paul Guérin

Notes de bas de page
  1. L’auteur de l’Enchiridion, le plus par­fait abré­gé de morale qui soit sor­ti de la plume d’un païen. C’est avec rai­son que les Stoïciens ont regar­dé Epictète comme le plus grand phi­lo­sophe de leur secte. L’empereur Marc-​Antonin ne pou­vait se ras­sa­sier de lire ses ouvrages. Saint Augustin et saint Charles Borromée les lisaient aus­si avec beau­coup de plai­sir. L’édition la plus com­plète et la meilleure que nous en ayons, est celle qui parut à. Londres en 1741, 2 vol. in‑4°, par les soins et avec les notes de Jean Upton. Il vient de paraître une excel­lente tra­duc­tion du Manuel d’Epictète, avec de savantes notes et des réflexions très chré­tiennes : elle a pour auteur M. Louis Cordier, curé de Pouilly-​les-​Chery (Aisne). Il faut joindre à ce livre un antre ouvrage du même auteur qui y sert de com­men­taire et dont voi­ci le titre : Du stoï­cisme et du Christianisme, rap­ports et dif­fé­rences.[]
  2. Une des îles Sporades, situées dans la mer Egée ou l’Archipel, où se trouve, dans le couvent de Saint-​Jean nom­mé l’Apocalypse, un sémi­naire grec, avec une école, une biblio­thèque et une col­lec­tion de médailles.[]
  3. Domitien régna depuis l’an 81 jusqu’à l’an 96. Nous appre­nons de Suétone et d’Eusèbe, qu’il por­ta l’impiété jusqu’à se faire don­ner le titre de Seigneur et de Dieu. C’était lui qui, ren­fer­mé dans son ca­binet, employait une par­tie de son temps à prendre des mouches qu’il enfi­lait ensuite avec un poin­çon. On vit sur­tout après sa mort com­bien il était détes­té. On abat­tit ses sta­tues, on ôta son nom des édi­fices publics, et ses décrets furent annu­lés par le sénat.[]