Sainte Elisabeth de Hongrie

La charité de sainte Elisabeth de Hongrie, par Edmund Blair Leighton (ca. 1895)

Duchesse de Thuringe, veuve (1207–1231)

Fête le 19 novembre.

Riches ou pauvres, vierges du cloître ou chré­tiennes vivant dans le monde, cha­cun peut trou­ver des leçons dans la vie de sainte Elisabeth de Hongrie. Fille de rois, elle fut au comble des joies de la terre et en connut les extrêmes misères ; elle ne vécut que vingt-​quatre ans, mais ce peu de temps lui suf­fit pour qu’elle se mon­trât le modèle accom­pli des enfants et des fian­cées, des épouses et des mères, des veuves et des reli­gieuses, prompte à se sacri­fier dans l’adversité comme dans la prospérité.

Un don du ciel.

Son père était André II, roi de Hongrie, et sa mère, Gertrude de Méranic, qui devait mou­rir assas­si­née en 1213. Elle vint au monde en 1207, le 7 juillet croit-​on, à Presbourg ; son bap­tême fut célé­bré avec une grande magnificence.

Elisabeth n’avait encore que trois ans, et déjà elle don­nait des marques d’une sain­te­té pré­coce. Son cœur, en même temps que son esprit, s’ouvrait à tous les sen­ti­ments de la foi et à tous les pré­ceptes de la cha­ri­té. Les pauvres étaient ses meilleurs amis, et on se plai­sait à remar­quer que, depuis la nais­sance de cette enfant bénie, les guerres avaient ces­sé en Hongrie, les dis­sen­sions inté­rieures s’étaient apai­sées, les excès et les blas­phèmes étaient moins fréquents.

Dieu, jaloux de la gloire de ses élus, entou­ra le ber­ceau de l’humble Elisabeth d’une auréole de poé­sie et de gloire popu­laire. Le land­grave Hermann, duc de Thuringe, prince de Hesse et de Saxe et comte pala­tin, favo­ri­sait de tout son pou­voir les savants et les poètes ; or, l’un d’eux, le célèbre Klingsor, connu dans toute la Germanie, ins­pi­ré sans doute, avait dit un jour aux sei­gneurs de Hesse et de Thuringe :

Je vous appren­drai quelque chose de nou­veau et de joyeux aus­si ; je vois une belle étoile qui se lève en Hongrie et qui rayonne de là à Marbourg, et de Marbourg dans le monde entier. Sachez que, cette nuit même, il est né à Monseigneur le roi de Hongrie une fille qui sera don­née en mariage au fils du prince d’ici, qui sera sainte, et dont la sain­te­té réjoui­ra et conso­le­ra toute la chrétienté.

Les assis­tants enten­dirent cette parole avec une grande joie et allèrent la répé­ter au duc. Celui-​ci, ayant su qu’en effet le roi de Hongrie avait eu une fille, s’enquit plus tard des dis­po­si­tions de cette enfant, et apprit avec bon­heur tout ce qu’on disait de sa sainteté.

Fiançailles précoces.

C’en fut assez pour déci­der Hermann à deman­der la main de l’en­fant au nom de son fils Louis, le futur Louis IV, sui­vant l’usage de l’époque qui per­met­tait de conclure des alliances très pré­coces entre les familles sou­ve­raines. Le duc envoya donc des ambas­sa­deurs au roi de Hongrie, et celui-​ci ayant favo­ra­ble­ment accueilli leur demande, Elisabeth, âgée seule­ment de quatre ans, leur fut ame­née enve­lop­pée d’une robe de soie bro­dée d’or et d’argent. On la cou­cha dans un petit lit d’argent mas­sif, et les ambas­sa­deurs l’emmenèrent, au milieu des larmes des parents et du peuple qui la chérissait.

Les fian­çailles furent célé­brées aus­si­tôt après l’arrivée des ambas­sadeurs. Il y eut des ban­quets et des fêtes somp­tueuses don­nées au peuple, et dès lors, Louis, alors âgé de onze ans, et Elisabeth, éle­vés ensemble, par­ta­gèrent les mêmes jeux et ne firent plus qu’un cœur et qu’une âme.

Chaque fois qu’elle le pou­vait, l’enfant entrait dans la cha­pelle du châ­teau, fai­sait ouvrir un grand psau­tier, bien qu’elle ne sût pas lire, puis, joi­gnant les mains et levant les yeux, elle se livrait avec un recueille­ment mer­veilleux à la médi­ta­tion et à la prière.

Souvent elle condui­sait ses amies au cime­tière et leur disait :

– Souvenez-​vous que nous ne serons un jour rien que de la pous­sière. Ces gens ont été vivants comme nous le sommes, et sont main­tenant morts comme nous le serons ; c’est pour­quoi il faut aimer Dieu. Mettons-​nous à genoux, et dites avec moi : « Seigneur, par votre mort cruelle et par votre chère Mère Marie, déli­vrez ces pauvres âmes de leur peine ; Seigneur, par vos cinq plaies sacrées, faites-​nous sauvés. »

Sa cha­ri­té était sans bornes. Elle don­nait tout ce qu’elle avait, et elle allait sans cesse dans les offices et les cui­sines du châ­teau pour y ramas­ser des restes qu’elle por­tait avec soin aux pauvres, au vif mécon­ten­te­ment des offi­ciers de la mai­son ducale.

Humilité et humiliations.

Elisabeth avait à peine atteint sa neu­vième année quand elle per­dit son beau-​père (1216), le land­grave Hermann, qui avait tou­jours été un père pour elle. Louis, son fian­cé, était trop jeune encore pour gou­verner par lui-​même. Il était sous la sur­veillance de sa mère, la duchesse Sophie, qui voyait avec déplai­sir l’extrême dévo­tion d’Élisa­beth et lui en fai­sait d’amers reproches.

Un jour de l’Assomption, la duchesse Sophie emme­na avec elle sa fille Agnès et Elisabeth, leur disant :

– Descendons à la ville, allons à l’église de notre chère Dame. Mettez vos plus beaux habits et vos cou­ronnes d’or.

Les jeunes prin­cesses obéirent ; elles allèrent à l’église et se pros­ternèrent devant un grand Crucifix. A la vue du Sauveur mou­rant, Elisabeth dépo­sa sa cou­ronne et se pros­ter­na le visage contre terre.

– Qu’avez-vous donc ? lui dit brus­que­ment la duchesse. Qu’allez-vous faire de nou­veau, Mademoiselle Elisabeth ? Les demoi­selles doivent se tenir droites, et non se jeter par terre comme des folles ou comme de vieilles nonnes qui se laissent tom­ber à la façon de mules fati­guées. Ne pouvez-​vous pas faire comme nous, au lieu de vous com­porter comme les enfants mal éle­vés ? Est-​ce que votre cou­ronne est trop lourde ? A quoi sert de res­ter ain­si ployée en deux comme un paysan ?

Elisabeth se rele­va humblement :

– Chère dame, ne m’en vou­lez pas. Voici devant mes yeux mon Dieu et mon Roi, ce doux et misé­ri­cor­dieux Jésus, qui est cou­ron­né d’épines aiguës, et moi qui ne suis qu’une vile créa­ture, je res­te­rais devant lui cou­ron­née de perles, d’or et de pier­re­ries ! Ma cou­ronne serait une déri­sion de la sienne !

Et aus­si­tôt elle se mit à pleu­rer amè­re­ment, car l’amour du Christ avait déjà bles­sé son cœur.

Non contents de l’injurier en public et en par­ti­cu­lier, les offi­ciers de la cour cher­chèrent à détour­ner le jeune Louis de l’amour qu’il avait voué à Elisabeth. Ils disaient tout haut qu’une pareille béguine n’était pas faite pour leur prince, et qu’il fal­lait la ren­voyer à son père. Mais Louis fut aus­si sourd à leurs dis­cours qu’il l’était à ceux de sa mère et de sa sœur Agnès.

– Voyez-​vous, leur dit-​il, cette grande mon­tagne en face de nous ? Eh bien, quand même vous me don­ne­riez une quan­ti­té d’or plus con­sidérable que cette masse gigan­tesque, je ne ren­ver­rais pas Elisabeth.

Bonheur conjugal.

Enfin, en 1220, mal­gré tant d’oppositions, le mariage fut célé­bré au châ­teau de la Wartbourg. Louis avait vingt ans ; Elisabeth n’en avait que treize. Tous deux étaient inno­cents, encore plus par le cœur que par l’âge ; tous deux étaient unis encore plus par la foi que par la ten­dresse ; ils s’aimèrent en Dieu d’un incroyable amour. Ils étaient d’ailleurs dignes l’un de l’autre, car Louis avait les qua­li­tés morales d’un sou­ve­rain chré­tien. Passionné pour la jus­tice, il employait toute la sévé­ri­té néces­saire pour punir les vio­la­teurs de ses lois. Il éloi­gna de la cour et pri­va de leurs emplois ceux qui oppri­maient le peuple et étaient orgueilleux envers les pauvres. Les blas­phé­ma­teurs étaient condam­nés à por­ter pen­dant un cer­tain temps un signe public d’igno­minie. Inflexible envers ceux qui outra­geaient la loi de Dieu, il était plein d’indulgence envers ceux qui lui man­quaient à lui-​même. Il était d’une pru­dence consom­mée et d’une véra­ci­té à toute épreuve. Toute sa vie pou­vait se résu­mer dans la noble devise qu’il s’était choi­sie : « Piété, chas­te­té, justice. »

Elisabeth, de son côté, unis­sait en elle tous les avan­tages exté­rieurs aux ver­tus qui pou­vaient la rendre chère à son mari. Malgré sa grande jeu­nesse et la viva­ci­té presque enfan­tine de son amour pour lui, elle n’oubliait jamais qu’il était son chef, comme Jésus-​Christ est le chef de l’Eglise, et elle lui était sou­mise. Du reste, le jeune prince lui accor­dait une pleine liber­té pour ses œuvres de prière et de cha­ri­té, et elle, se confiant en la pié­té et en la sagesse de son époux, ne lui cachait aucune de ses mor­ti­fi­ca­tions. Ils se fai­saient mutuelle­ment de douces exhor­ta­tions pour avan­cer ensemble dans le che­min de la per­fec­tion, et cette sainte ému­la­tion les for­ti­fiait et les mainte­nait dans le ser­vice de Dieu.

Consciente que la grâce que Dieu lui avait faite en l’unissant à un si saint mari l’obligeait à une fidé­li­té plus grande envers son bienfai­teur céleste, Elisabeth n’oubliait pas dans son bon­heur que nous sommes sur la terre pour souf­frir, expier et méri­ter le ciel. Sous ses riches vête­ments, elle por­tait tou­jours un cilice ; tous les ven­dre­dis et chaque jour en Carême, elle se fai­sait don­ner la dis­ci­pline et repa­raissait ensuite à la cour avec un visage joyeux.

Sa charité. – Miracles des roses et du manteau d’azur.

Le tendre amour d’Elisabeth envers les pauvres aug­men­tait chaque jour. Elle don­nait si rapi­de­ment tout ce qu’elle avait qu’il lui arri­va sou­vent d’être obli­gée de prendre de ses propres vête­ments pour sou­lager les malheureux.

De pauvres pay­sans étant venus se plaindre à elle que les ser­vi­teurs du duc leur avaient enle­vé tous leurs bes­tiaux, elle cou­rut chez son époux et en obtint la res­ti­tu­tion immédiate.

Un jour qu’elle des­cen­dait par un petit sen­tier très rude et que l’on montre encore, por­tant dans son man­teau du pain, de la viande, des œufs et autres ali­ments des­ti­nés aux pauvres, elle se trou­va tout à coup en face de son mari. Etonné de la voir ain­si ployant sous le poids de son fardeau :

– Voyons ce que vous por­tez, lui dit-il.

En même temps il ouvre le man­teau qu’elle tenait ser­ré contre sa poi­trine. Mais il n’y avait plus que des roses blanches et rouges, ce qui le sur­prit d’autant plus que ce n’était plus la sai­son des fleurs. Elisabeth se trou­blant, il vou­lut la ras­su­rer ; mais il s’arrêta tout à coup en voyant appa­raître sur sa tête une image lumi­neuse en forme de croix

Le miracle des roses

Parmi tous les mal­heu­reux, les lépreux étaient l’objet de la plus tendre sol­li­ci­tude de la bonne duchesse. Ayant ren­con­tré un jour un de ces infor­tu­nés qui souf­frait en outre d’une mala­die de tête et dont l’aspect était hor­rible, elle le fit venir en secret, lui cou­pa elle-​même les che­veux, le lava et lui pan­sa la tête, qu’elle tenait sur ses genoux.

Un Jeudi-​Saint, elle ras­sem­bla un grand nombre de lépreux, leur lava les pieds et les mains, puis, se pros­ter­nant devant eux, elle bai­sa hum­ble­ment leurs plaies et leurs ulcères.

Une autre fois, pen­dant l’absence du duc, Elisabeth, ayant soi­gné les pauvres et les malades avec un redou­ble­ment de zèle, prit l’un d’eux, un pauvre petit lépreux que tout le monde rebu­tait, le bai­gna elle-​même, l’oignit d’un onguent et le dépo­sa dans son propre lit. Le duc était reve­nu sur ces entre­faites, et, pré­ve­nu par sa mère, était prêt à se cour­rou­cer contre Elisabeth, quand, à la place de l’enfant lépreux, il vit Jésus-​Christ lui-​même cru­ci­fié et éten­du dans le lit.

Elle obéis­sait avec une grande humi­li­té et une par­faite exac­ti­tude à un prêtre nom­mé Conrad, direc­teur de sa conscience ; elle lui fai­sait connaître son âme avec beau­coup de confiance et de sin­cé­ri­té, pour rece­voir ses conseils.

Dieu se plai­sait par­fois à récom­pen­ser par des pro­diges l’esprit de pau­vre­té et de déta­che­ment de sa ser­vante. Un jour qu’il y avait à la cour de Thuringe une grande assem­blée de sei­gneurs, le duc vint tout affli­gé auprès de sa femme, lui repro­chant de n’avoir aucun vête­ment riche­ment bro­dé et qui leur fît honneur.

– Mon cher sei­gneur, il faut, répond la duchesse, que cela ne t’inquiète pas, car je suis bien réso­lue à ne jamais mettre ma gloire dans mes vête­ments. Je sau­rai bien m’excuser envers ces sei­gneurs et je m’efforcerai de les trai­ter avec tant de gaie­té et d’affabilité, que je leur plai­rai autant que si j’avais les plus beaux habits.

Et aus­si­tôt elle se met en prières, deman­dant à Dieu de lui venir en aide. Or, au grand éton­ne­ment du duc, elle parut revê­tue d’un man­teau de velours d’azur tout par­se­mé de perles.

– Voilà, fît-​elle en sou­riant dou­ce­ment, ce que sait faire le Sei­gneur quand cela lui plaît.

Le deuil et la misère.

Cependant, le moment de l’épreuve arri­vait. A l’appel du Souverain Pontife, en 1227, les princes chré­tiens s’étaient armés pour aller com­battre les infi­dèles, et le pieux et vaillant Louis s’était enrô­lé des pre­miers dans la sainte milice. Malgré sa trop légi­time dou­leur, Eli­sabeth lui avait dit :

– Contre le gré de Dieu, je ne veux pas te gar­der. Que Dieu t’ac­corde la grâce de faire en tout sa volon­té ! je lui ai fait le sacri­fice de toi et de moi-​même. Que sa bon­té veille sur toi ! que tout bon­heur soit avec toi à jamais ! Pars donc au nom de Dieu.

Louis par­tit cou­vert des larmes de sa chère épouse, pour qui le bon­heur d’ici-bas était à jamais éva­noui. En effet, le duc ne devait pas reve­nir : il mou­rut en route, lais­sant aux che­va­liers qui l’en­touraient le dou­lou­reux devoir de rap­por­ter à la duchesse de Thu­ringe les der­nières paroles de ten­dresse qu’il pro­non­ça en pen­sant à elle.

De leur chaste et courte union, Louis et Elisabeth avaient eu quatre enfants. Hermann, l’aîné, devait suc­cé­der à son père, sous la tutelle de ses oncles Henri et Conrad ; mais ces deux hommes déna­tu­rés, au lieu de pro­té­ger la veuve et les orphe­lins, chas­sèrent du palais Elisabeth et ses enfants, lui refu­sant d’emporter quoi que ce fût avec elle. La fille des rois des­cen­dit à pied le rude sen­tier qui menait à la ville. Elle por­tait dans ses bras son plus jeune enfant, qui n’avait pas deux mois ; les trois autres la sui­vaient, accro­chés à ses jupes. Le froid était rigou­reux. Elisabeth, au temps de sa gran­deur, avait com­blé les habi­tants d’Eisenach de ses bien­faits ; aucun cepen­dant, par crainte du duc Henri, ne vou­lut la rece­voir. Elle ne trou­va d’asile que dans une étable à pour­ceaux. Ce der­nier degré d’humiliation rame­na le calme dans son âme ; elle sécha ses larmes, et elle se sen­tit rem­plie d’une joie sur­na­tu­relle. Elle enten­dit son­ner Matines chez les Franciscains, entra dans leur église, et là elle épan­cha son âme dans les élans de la plus vive recon­nais­sance envers le Dieu pauvre et humi­lié qui l’appelait à l’honneur de par­ta­ger ses opprobres.

Cependant, la vue de ses pauvres enfants, mou­rant de froid et de faim, rame­na dans Elisabeth le sen­ti­ment de la dou­leur. Elle s’accusa alors d’être la cause de tant de maux, l’attribuant à ses péchés.

L’ingratitude humaine ne se mon­tra jamais plus grande que chez les habi­tants d’Eisenach. Il y avait, entre autres, une vieille men­diante, qui avait été long­temps l’objet des soins d’Elisabeth. Un jour que celle-​ci pas­sait un ruis­seau bour­beux sur quelques pierres étroites jetées là pour aider à le fran­chir, elle y ren­con­tra cette même vieille qui, la bous­cu­lant rude­ment, la fit tom­ber, en criant :

– Tu n’as pas vou­lu vivre en duchesse pen­dant que tu l’étais ; te voi­là pauvre et cou­chée dans la boue ; ce n’est pas moi qui te ramasserai.

Elisabeth se rele­va en riant.

– Voilà, dit-​elle, pour l’or et les pier­re­ries que je por­tais autrefois.

Renoncements. – Sous la livrée de sainte Claire.

Cependant, la famille d’Elisabeth s’émut en appre­nant ses épreuves, et, tour à tour, sa tante, l’abbesse Mathilde, et son oncle, l’évêque de Bamberg, lui don­nèrent asile à elle et à ses enfants. Ils vou­lurent même la déci­der à se rema­rier et à épou­ser l’empereur Frédéric II, mais Elisabeth n’avait plus de pen­sée que pour Dieu, et, dans son cœur de vingt ans, le der­nier cri de la nature vain­cue fut celui qu’elle pous­sa en voyant les restes de son mari :

« Vous savez, ô mon Dieu ! com­bien j’ai aimé cet époux qui vous aimait tant ; vous savez que j’aurais mille fois pré­fé­ré à toutes les joies du monde sa pré­sence qui m’était si déli­cieuse ; vous savez que j’aurais vou­lu vivre toute ma vie dans la misère, lui pauvre et moi pau­vresse, men­diant de porte en porte le bon­heur d’être avec lui, si vous l’aviez per­mis, ô mon Dieu ! Maintenant, je l’abandonne et je m’abandonne moi-​même à votre volon­té. Et je ne vou­drais pas, quand même je le pour­rais, rache­ter sa vie au prix d’un seul che­veu de ma tête, à moins que ce ne fût votre volon­té, ô mon Dieu ! »

Les che­va­liers qui avaient accom­pa­gné le duc Louis et rame­né ses restes en Thuringe ne purent voir sans indi­gna­tion com­ment Henri et Conrad se com­por­taient à l’égard de leur belle-​sœur. Par des remon­trances et peut-​être sur­tout par des menaces ils déci­dèrent les princes à lui rendre jus­tice, à réin­té­grer le jeune land­grave Her­mann dans ses droits et à rap­pe­ler Elisabeth au châ­teau de la Wartbourg. Elisabeth n’eut que des paroles de dou­ceur à l’égard de ces parents qui l’avaient persécutée.

Du reste, le duc Henri, à qui appar­te­nait de droit la régence pen­dant la mino­ri­té d’Hermann, la com­bla désor­mais d’égards et lui lais­sa une entière indé­pen­dance pour ses œuvres de pié­té et de cha­rité. Le 23 mars 1228, qui était le Vendredi-​Saint, elle fît solen­nel­le­ment pro­fes­sion dans le Tiers-​Ordre sécu­lier fon­dé par saint Fran­çois d’Assise qui devait être cano­ni­sé quatre mois plus tard. En 1229, deve­nue fon­da­trice d’un Institut reli­gieux appa­ren­té à l’Ordre de sainte Claire, mais à vœux simples et sans clô­ture, ce qui lui per­mettait de ser­vir les malades de l’hôpital, Elisabeth revê­tit pour tou­jours les livrées reli­gieuses, et pro­non­ça avec quelques com­pagnes les trois vœux de reli­gion. Mais tout cela était peu, elle fit le sacri­fice héroïque de se sépa­rer de ses enfants. Deux de ses filles furent pla­cées, sui­vant les mœurs du temps, dans des cou­vents, où elles prirent plus tard le voile ; une autre était fian­cée au duc de Brabant.

La mort.

Un jour qu’elle était malade et qu’elle sem­blait dor­mir retour­née contre la muraille, une de ses com­pagnes enten­dit comme une douce mélo­die s’échappant des lèvres de la jeune religieuse.

– Oh ! Madame, lui dit-​elle, que vous avez déli­cieu­se­ment chanté !

– Quoi ! répon­dit Elisabeth, as-​tu donc enten­du quelque chose ! Je te dirai qu’un char­mant petit oiseau est venu se poser entre moi et la muraille ; et il m’a chan­té d’une manière si douce et si suave, et il a tel­le­ment réjoui mon cœur et mon âme, qu’il m’a bien fal­lu chan­ter aus­si. Il m’a révé­lé que je mour­rais dans trois jours.

C’était, sans doute, ajoute le chro­ni­queur, son ange gar­dien qui venait ain­si mira­cu­leu­se­ment l’avertir. Elisabeth se pré­pa­ra aux noces de l’Agneau. Elle expi­ra en pro­non­çant ces paroles : « Ô Marie ! viens à mon secours… Le moment arrive où Dieu appelle ses amis à ses noces. L’Epoux vient au-​devant de l’épouse. Silence ! Silence ! » C’était dans la nuit du 19 novembre 1231. Ses funé­railles furent un triomphe. Les Frères Mineurs trans­por­tèrent son corps dans la cha­pelle de l’hôpital Saint-​François où il res­ta expo­sé quatre jours entiers ; un suave par­fum s’en exha­lait. On l’ensevelit ensuite dans la cha­pelle même ; les fidèles venaient prier sur son tom­beau et obte­naient de nom­breuses grâces ; des mal­heu­reux, atteints de toute espèce d’infirmités, s’en retour­naient gué­ris. Lorsqu’elle eut été cano­ni­sée par Grégoire IX du vivant de son père, le 27 mai 1235, on rem­pla­ça la cha­pelle par une grande et magni­fique église, et les reliques de sainte Elisabeth furent dépo­sées dans une belle châsse. Elles furent profa­nées et dis­per­sées, à la Réforme, et on en a per­du la trace cer­taine. On les croit cepen­dant à Vienne, au couvent des Elisabéthines, sauf le crâne, lequel fut acquis, à la fin du xvie siècle, par l’infante d’Espagne Isabelle-​Claire-​Eugénie ; celle-​ci le fit trans­por­ter à Bruxelles, d’où il pas­sa au châ­teau de La Roche-​Guyon, dans l’actuel dépar­te­ment de Seine-​et-​Oise, et de là, en 1830, à Besançon qui le conserve depuis lors. La fête de la Sainte a été por­tée au rite double par Clément X, le 29 mars 1671.

A. E. A.

Sources consul­tées. – Comte de Montalembert, Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe. – P. Léopold de Chérancé, O. M. G., Sainte Elisa­beth de Hongrie (Paris, 1927). – (V. S. B. P., nos 41 et 1185.)