Sainte Eulalie de Mérida

Le martyre de sainte Eulalie, entourée par Saint Michel Archange et Sainte Catherine d'Alexandrie, par Bernat Martorell, ca. 1442-1445

Vierge et mar­tyre († 303).

Fête le 10 décembre.

Sainte Eulalie de Mérida, que cer­tains auteurs ont vou­lu à tort iden­ti­fier avec sainte Eulalie de Barcelone, est la sainte Agnès de l’Espagne. Ce que nous pos­sé­dons sur elle de meilleur est l’hymne troi­sième du Péri Stephanôn, recueil de qua­torze hymnes « sur les cou­ronnes » des mar­tyrs, c’est-à-dire sur leur vie et leur mort, com­po­sé par Prudence, le plus grand poète chré­tien du ive siècle et com­pa­triote de la Sainte.

La fille du noble Libère.

Sur les bords de l’Anas, aujourd’hui la Guadania, dans la moderne pro­vince de l’Estremadure en Espagne, flo­ris­sait, vers la fin du iiie siècle, Emerita-​Augusta, métro­pole de la Lusitanie, aujourd’hui Mérida. Le chris­tia­nisme y avait péné­tré de bonne heure, comme il avait fait dans tous les grands centres de la pénin­sule dont près de la moi­tié des habi­tants pra­ti­quaient alors la loi de l’Evangile. D’après Lactance, l’Espagne for­mait alors, avec l’Italie et l’Afrique, le domaine de Maximien Hercule, fana­tique enne­mi du nom chrétien.

A l’époque qui nous occupe vivait à Emerita-​Augusta une jeune fille nom­mée Eulalie, ou « la bien disante ». Son père avait nom Libère ; celui de sa mère est incon­nu. Tous deux appar­te­naient à la pre­mière noblesse du pays et jouis­saient d’une immense for­tune. Chrétiens, ils avaient éle­vé leur enfant dans la reli­gion chré­tienne et lui témoi­gnaient la plus vivre ten­dresse. Eulalie méri­tait cette affec­tion par les rares qua­li­tés qui se révé­lèrent en elle de très bonne heure. Il y avait en son natu­rel quelque chose de si exquis, qu’elle exer­çait une sorte de fas­ci­na­tion sur les per­sonnes qui l’approchaient et par­ti­cu­liè­re­ment sur les jeunes filles de son âge. Toutes aspi­raient à lui plaire, et cha­cun était heu­reuse quand elle avait pu obte­nir d’elle un sou­rire, une gra­cieuse parole.

Son père avait confié son édu­ca­tion à un prêtre nom­mé Donat ; il avait aus­si adjoint pour com­pagne à sa fille, qui était peut-​être enfant unique, une autre vierge appe­lée Julie.

Dès ses plus tendres années, Eulalie aimait déjà Jésus-​Christ de tout son cœur et, sans presque savoir ce que c’était que la virgi­nité, elle éprou­vait déjà pour elle un attrait irré­sis­tible. Prudence s’est plu à décrire en un lan­gage, trop brillant sans doute, mais qui n’est pas sans charme, cette gra­cieuse et inno­cente jeunesse :

Avec le concours de treize prin­temps, écrit-​il, avait alter­né celui de douze hivers et, déjà, il était facile de voir que son âme, étran­gère ici-​bas, n’aspirait qu’à remon­ter au trône de son Père. Il ne fal­lait lui par­ler ni de fian­çailles, ni de noces, ni de lit nup­tial. Elle avait voué son corps au Christ. Les jeux étaient bien de son âge ; mais elle dédai­gnait d’y prendre part. Plaisirs déli­cats, délices amol­lis­santes, douces sen­teurs des roses, riches et brillantes parures, elle aurait pu avoir toutes ces choses, mais elle les repous­sait. Son air sérieux, sa démarche modeste, son main­tien réser­vé, impri­maient le même res­pect que la che­ve­lure blanche des vieillards.

La persécution de Dioclétien en Espagne.

Eulalie ne fai­sait que tou­cher au seuil de l’adolescence, lorsque, en 303, écla­ta la per­sé­cu­tion de Dioclétien. Elle fit de grands ravages en Espagne. Sans doute il faut reje­ter, avec les cri­tiques sérieux, les ins­crip­tions qui, en divers points de la pénin­sule, auraient célé­bré le triomphe reli­gieux des empe­reurs et consta­té « l’entière abo­li­tion du nom et de la super­sti­tion chré­tienne ». Mais les docu­ments vrai­ment his­to­riques laissent voir com­bien fut grand l’achar­nement des hauts fonc­tion­naires païens, et avec quelle ardeur ils s’associèrent à la cruelle poli­tique des empereurs.

Le prin­ci­pal enne­mi des chré­tiens fut, en Espagne, un magis­trat nom­mé Datianus, dont parlent plu­sieurs écrits mar­ty­ro­lo­giques. Ce n’était pas le gou­ver­neur d’une des cinq pro­vinces qui, depuis la réor­ga­ni­sa­tion admi­nis­tra­tive de Dioclétien, for­maient la divi­sion de la pénin­sule : nous le voyons, en effet, juger indif­féremment dans plu­sieurs d’entre elles, et condam­ner des chré­tiens dans la Tarraconaise, dans la Lusitanie, dans la pro­vince de Carthagène. Datianus fut soit le vicaire du « dio­cèse » d’Espagne, fonc­tionnaire consi­dé­rable créé par Dioclétien, et inves­ti pour tout le pays des plus hautes fonc­tions judi­ciaires, admi­nis­tra­tives et finan­cières, soit un com­mis­saire spé­cial délé­gué à la recherche des chré­tiens. Datianus ayant pas­sé à Emerita-​Augusta y lais­sa Calpurnien pour pres­ser l’exécution des ordres de Dioclétien,

Les parents de sainte Eulalie la cachent à la campagne pour la soustraire aux persécuteurs. — Sa fuite.

La vue des sup­plices souf­ferts par les chré­tiens trans­por­ta d’indi­gnation Eulalie : une sainte colère la sai­sit et elle n’eut bien­tôt qu’une pen­sée, rendre elle-​même témoi­gnage de sa foi, com­battre à son tour les com­bats du Seigneur.

Son père et sa mère avaient péné­tré ses sen­ti­ments secrets, mais ils étaient loin de les par­ta­ger. Ils trem­blaient que la tour­mente ne leur ravît leur fille, et, crai­gnant quelque impru­dence de sa part, ils réso­lurent de l’éloigner. A trente milles d’Emerita, dans un recoin de mon­tagne, sur les fron­tières de l’Andalousie actuelle, Libère pos­sédait un domaine appe­lé vil­la Porcienne. Il y envoya Eulalie avec sa com­pagne Julie et une suite d’esclaves, sous la pro­tec­tion du prêtre Félix.

Cependant, Calpurnien s’empressait de faire exé­cu­ter les édits des empe­reurs, et, afin qu’aucun chré­tien ne lui échap­pât, il annon­ça un sacri­fice solen­nel auquel seraient obli­gés de prendre part tous les habi­tants de la cité. Chacun devait, à son tour, jeter de l’encens dans le feu, brû­ler du foie de porc devant l’idole ou accom­plir quelque autre rite sacrilège.

Eulalie eut connais­sance de cet édit, et, loin de s’en effrayer, elle n’en fut que plus réso­lue à subir le mar­tyre. Avide de se jeter dans la mêlée, elle s’ouvrit dis­crè­te­ment de son des­sein à Julie et elle n’eut aucune peine de l’amener à par­ta­ger ses vues. Il ne s’agissait plus pour les deux jeunes filles que de se sous­traire à la surveil­lance qui les rete­nait cap­tives. A la faveur de la nuit elles se glis­sèrent dans l’atrium, jusqu’à la porte d’entrée, puis, l’ayant ouverte sans bruit, elles gagnèrent la campagne.

Tandis qu’elles che­mi­naient silen­cieu­se­ment par la nuit noire, tan­tôt tra­ver­sant des fonds maré­ca­geux, tan­tôt gra­vis­sant et descen­dant des col­lines semées de ronces et d’épines qui leur déchi­raient les pieds, un chœur d’anges les pré­cé­dait, fai­sant luire devant elles une douce lumière, sem­blable à cette nuée qui diri­geait Israël fuyant vers le désert. Elles aus­si, nous dit Prudence, elles fuyaient la terre de Pharaon pour se diri­ger vers la terre pro­mise. Leur marche était rapide ; les milles dis­pa­rais­saient der­rière elles. Une héroïque ému­lation les rem­plis­sait. Eulalie, un moment, avait gagné du ter­rain et mar­chait la pre­mière. Julie fit un effort et l’atteignit :

– Tu as beau te hâter, ma sœur, lui dit-​elle, j’arriverai avant toi.

Elle par­lait de sa mort qui devait, en effet, pré­cé­der celle d’Eulalie.

Sainte Eulalie devant Calpurnien.

Le soleil était déjà levé quand elles entrèrent dans la ville. Eulalie cou­rut à la place publique où Calpurnien sié­geait sur son tri­bu­nal avec tout l’appareil de la puis­sance et pré­si­dait aux sacri­fices. Dans son élan elle fend la foule, se jette au milieu des lic­teurs, par­vient jusqu’au juge, et, se pla­çant devant lui avec assu­rance, elle l’interpelle har­di­ment, lui reproche la cruau­té dont il usait envers les chré­tiens, la vani­té de ses dieux, la tyran­nie des empereurs.

– Isis, Apollon, Vénus, ne sont rien, lui fait dire Prudence, les idoles ne sont rien, Maximien lui-​même n’est rien : étrange maître qui se repaît du sang inno­cent et ne se plaît qu’à déchi­rer les entrailles des saints. Il n’y a qu’un Dieu, seul vrai et seul grand, qui a tout fait, qui a créé l’homme à son image et qui seul a droit à ses adorations.

Et loi, ajoute-​t-​elle en s’adressant au juge, pour­quoi es-​tu venu ici, enne­mi de ce Dieu à qui cette ville est presque entiè­re­ment dévouée, pour étouf­fer son culte au pro­fit des démons et faire périr ses serviteurs ?

Calpurnien, assez décon­cer­té, lui demande son nom et la rai­son de sa hardiesse.

– Je m’appelle Eulalie, réplique-​t-​elle, et si je suis encore petite, ce n’est pas une rai­son pour moi d’avoir peur de tes menaces et de tes sup­plices ; car j’ai déjà assez vécu sur terre pour dési­rer d’aller vivre éter­nel­le­ment dans le ciel.

Cette intré­pide réponse n’irrita pas trop Calpurnien. Tant de jeu­nesse, tant de beau­té et tant de charme l’intéressaient mal­gré lui. Il entre­prit de gagner l’aimable enfant par la dou­ceur, la com­blant de caresses et de flat­te­ries, comme on a cou­tume de faire avec une petite fille. Il lui repré­sen­ta la noblesse de son ori­gine, la déli­catesse et la fraî­cheur de sa jeu­nesse, l’heureux des­tin qui lui sou­riait si elle consen­tait à brû­ler un grain d’encens devant les dieux ; puis enflant la voix il essaya de l’effrayer, lui pei­gnant, si elle se refu­sait à cet acte si facile, le sort affreux qui l’attendait : tor­tures, mort igno­mi­nieuse, déso­la­tion de son père et de sa mère :

– Ne per­siste donc pas, ma fille, ajouta-​t-​il, dans un des­sein qui, du reste, ne vient pas de toi, mais t’a été ins­pi­ré par quelques fana­tiques, enne­mis de ton bonheur.

Tandis que Calpurnien déve­lop­pait avec une cer­taine complai­sance ces ter­ri­fiantes pers­pec­tives, le visage de la vierge deve­nait radieux ; son regard s’animait d’un feu divin et son corps même sem­blait flot­ter dans l’air. Elle répon­dit avec une telle fer­me­té que le juge com­prit sans peine qu’il lui serait dif­fi­cile de l’ébranler.

– A l’œuvre ! lui disait-​elle. Emploie le feu, emploie le fer ; mutile des membres for­més du limon de la terre ; rien de plus facile que de bri­ser ce vase fra­gile qu’est mon corps ; mais le tran­chant de ton glaive et la mor­sure de tes flammes ne péné­tre­ront pas jus­qu’à mon âme où est ma vie.

Puis, cra­chant au visage du magis­trat stu­pé­fait, elle s’élança vers l’autel et ren­ver­sa l’idole ain­si que les réchauds où brû­lait l’encens. Cet acte était de ceux qu’en prin­cipe l’Eglise réprou­vait. De nom­breux chré­tiens d’Espagne ayant vou­lu l’imiter, le concile d’IIliberis les condam­na et décré­ta que qui­conque bri­se­rait les idoles, alors même que, de ce fait, il serait immo­lé pour la foi, ne pour­rait être comp­té par­mi les mar­tyrs. Néanmoins ce qui eût été zèle témé­raire, excès blâ­mable chez un adulte, deve­nait faci­le­ment digne de louange chez une enfant, empor­tée par un élan de géné­ro­si­té supé­rieur à son âge et inca­pable de maî­tri­ser les mou­ve­ments tumul­tueux de son âme.

Après avoir cra­ché au visage du pré­fet, l’hé­roïque enfant ren­verse l’i­dole et les acces­soires de l’autel.

Elle est flagellée et jetée en prison.

L’audace d’Eulalie mit Calpurnien en fureur. Il livra l’héroïque chré­tienne aux bour­reaux avec ordre de la fouet­ter sans miséri­corde, ce qui fut exé­cu­té d’une manière si cruelle et si outra­geante pour la pudeur que l’innocente vic­time en fit au juge d’amers reproches. Du reste, chaque coup ne pro­vo­quait chez la patiente que des louanges pour le Christ et des paroles de mépris pour les idoles. A la fin les bour­reaux se las­sèrent de frap­per. Tant de cou­rage dans une enfant si jeune décon­cer­tait Calpurnien. Il redou­bla de sol­li­ci­ta­tions, il eut recours aux pires menaces.

– Tes efforts sont inutiles, lui répon­dit la vierge. Ne vois-​tu pas que je me ris de tes tour­ments ? Je te l’ai dit et te le répète : ils n’ont de prise que sur mon corps, ils n’en ont aucune sur mon âme.

Et du ton le plus déci­dé elle décla­ra de nou­veau au magis­trat qu’elle avait ses divi­ni­tés en hor­reur, aus­si bien que les empe­reurs qui les adoraient.

Calpurnien la fît jeter en pri­son. Sans doute pensait-​il que le cou­rage d’Eulalie tom­be­rait de lui-​même ou que la conti­nui­té des souf­frances ne tar­de­rait pas à le briser.

Martyre de sainte Julie, compagne de sainte Eulalie.

Avant la fin de ce pre­mier jour Julie avait déjà cueilli la palme du mar­tyre ; mais nous n’avons aucun détail sur son atti­tude devant le juge ni sur la nature de son supplice.

Le len­de­main, Calpurnien se ren­dit de bonne heure à son tri­bunal éta­bli sur la place publique. Tous les habi­tants comparais­saient les uns après les autres. Ceux qui consen­taient à sacri­fier étaient ren­voyés ; ceux qui, par leur refus, confes­saient Jésus-​Christ, livrés au sup­plice. Les tour­ments avaient un tel carac­tère d’atro­cité que les chré­tiens timides en étaient épou­van­tés ; quelques-​uns d’entre eux abju­raient à la pre­mière som­ma­tion ; d’autres cher­chaient des com­pro­mis pour sau­ve­gar­der à la fois leur conscience et leur vie ; mais l’impitoyable magis­trat avait l’œil à tous les sub­terfuges et rame­nait inexo­ra­ble­ment les hési­tants à la ter­rible alter­native : ou sacri­fier ou mourir.

Les derniers combats.

Tandis que d’un côté l’appel se conti­nuait et que de l’autre on tor­tu­rait les chré­tiens demeu­rés fidèles, Calpurnien don­na l’ordre de rame­ner Eulalie en sa pré­sence. Quel ne fut pas son éton­ne­ment de la trou­ver aus­si intré­pide, aus­si atta­chée à sa foi que la veille ! Il la condam­na à subir une nou­velle fla­gel­la­tion. Mais on ne se conten­ta plus d’y employer les verges ordi­naires ; on se ser­vit de baguettes mouillées et de lanières de cuir armées de balles de plomb. Le corps de la vic­time ne fut bien­tôt plus qu’une plaie et ses os parurent à décou­vert. Cependant, disent les Actes, levant les yeux, elle chantait :

– Qu’ils sont beaux, Seigneur, les carac­tères que vous impri­mez sur tous mes membres ! Qu’ils y marquent bien votre nom, et avec la pourpre de mon sang, les tro­phées de votre mort !

Cette séré­ni­té éton­nante dans des sup­plices si atroces, cette naïve joie d’enfant dans des déchi­re­ments si cruels dépas­saient les forces de la nature. La mira­cu­leuse puis­sance et la divine bon­té du Christ écla­taient à tous les yeux. Les cris de haine des païens avaient ces­sé de se faire entendre ; et même çà et là des larmes fur­tives tom­baient des yeux. Calpurnien n’en fut que plus exas­pé­ré. Successivement, et avec des inter­valles, comme pour don­ner à la vic­time le temps de mieux dégus­ter la souf­france, on lui ver­sa de l’eau bouillante sur la poi­trine, on la plon­gea dans un bain de chaux embra­sée, on l’inonda de plomb fon­du. Mais, après cha­cun de ces tour­ments, les chairs, au lieu de se déta­cher en lam­beaux, se raf­fer­mis­saient à vue d’œil ; les cica­trices se fer­maient, la peau repre­nait sa car­na­tion et sa fraî­cheur, et l’enfant appa­rais­sait plus belle encore qu’auparavant. Ce qui frap­pait sur­tout les assis­tants, c’est que son corps deve­nait lumi­neux et que l’on éprou­vait une joie inef­fable à la contempler.

Incapable de rien com­prendre à ce spec­tacle, Calpurnien attri­buait à la magie les pro­diges dont il était le témoin. Aussi, loin d’en être éclai­ré et conver­ti, il n’en éprou­vait qu’un nou­veau sujet d’irritation.

– Qu’on sai­sisse, s’écria-t-il, cette jeune fille, rebelle aux ordres sacrés de nos empe­reurs, qu’on la conduise hors de la ville, au lieu de sup­plice réser­vé aux cri­mi­nels, qu’on l’étende sur le che­va­let, qu’on lui arrache les ongles, qu’on lui brûle les flancs avec des torches ardentes et qu’on la jette, pour en finir, toute vive dans les flammes !

Cette sen­tence atroce ne fît qu’accroître la joie de l’héroïque enfant. Enfin elle tou­chait au terme de sa course ; elle allait mon­ter au ciel ! Le vieux récit de son mar­tyre rap­porte qu’elle voyait en ce moment à ses côtés les anges envoyés par le Christ pour lui prê­ter assis­tance. Elle s’entretenait silen­cieu­se­ment avec eux, ne leur deman­dant qu’une grâce, celle de ne pas s’opposer à la consom­mation de son martyre.

Le bûcher.

Dans leur empres­se­ment ser­vile à exé­cu­ter l’ordre reçu, les bour­reaux ne per­mirent même pas à Eulalie de reprendre ses vête­ments et ils la pous­sèrent devant eux en cet état. C’était à qui l’accablerait le plus. Les uns, en la frap­pant, la ren­ver­saient à terre ; d’autres, la sai­sis­sant aux che­veux, la traî­naient par le che­min. Parvenus hors de la ville, ils exé­cu­tèrent à la lettre les volon­tés de leur maître, y ajou­tant encore d’eux-mêmes de plus affreux tour­ments. Leurs crocs de fer lui déchi­rèrent les flancs ; leurs torches embra­sées lui brû­lèrent les côtés à une si grande pro­fon­deur que les entrailles étaient mises à décou­vert. La mar­tyre ne sem­blait rien sen­tir. Le peuple, au contraire, était conster­né à ce spec­tacle d’horreur.

Quant à Calpurnien, on l’avait vu suivre l’escorte, applau­dir aux raf­fi­ne­ments de cruau­té des tor­tion­naires, puis, arri­vé au lieu du sup­plice, se pla­cer tout près de la vic­time afin de ne rien perdre des pal­pi­ta­tions de la dou­leur. Eulalie l’aperçut et, se rele­vant avec éner­gie, elle l’apostropha d’une voix forte qui fut enten­due de tous les spectateurs :

– Tu te repais de mon ago­nie, juge méchant, lui cria-​t-​elle. Eh bien, écoute-​moi, je n’ai que quelques mots à te dire ; regarde-​moi avec atten­tion, consi­dère bien ma figure et tous mes traits ; grave-​les soi­gneu­se­ment en ta mémoire, afin que lu puisses sans hési­ter les recon­naître un jour ; car tu me reverras.

Les forces tra­his­sant son cou­rage, elle s’arrêta, mais un ins­tant après :

– Oui, tu me rever­ras, reprit-​elle avec un ton d’exaltation sublime, au jour du juge­ment de Dieu, alors que, toi et moi, nous com­pa­raî­trons au tri­bu­nal de Jésus-​Christ, notre com­mun Seigneur, moi, pour rece­voir l’éternel et joyeux salaire des tour­ments que j’endure, toi pour être à jamais châ­tié de l’inhumanité que tu déploies.

Quand le bûcher eut été dres­sé, on y fit entrer la vic­time ; la torche y fut appli­quée ; les langues de feu mon­tèrent, léchant ses membres déli­cats, et elles s’élevèrent bien­tôt jusqu’à la figure. Alors, incli­nant dou­ce­ment la tête, elle se pen­cha vers la flamme, ouvrit la bouche, comme pour l’aspirer et la boire et, à l’instant, les flammes s’éteignirent, le corps s’affaissa avec grâce ; Eulalie venait de rendre le der­nier sou­pir. Tous, chré­tiens et infi­dèles, virent alors de ses lèvres expi­rantes s’échapper une blanche colombe qui, légère et rapide, s’élança vers le ciel. Nul ne dou­ta que ce ne fût l’âme très pure de la vierge qui s’envolait vers Dieu.

La mémoire de sainte Eulalie.

Les bour­reaux stu­pé­faits s’étaient hâtés de fuir. Calpurnien, ordon­na que le corps demeu­rât trois jours expo­sé aux insultes des païens et à la vora­ci­té des oiseaux de proie. Mais Dieu prit soin des restes mor­tels de sa ser­vante. Une neige d’une écla­tante blan­cheur tom­ba du ciel et la cou­vrit de flo­cons épais. Quand les chré­tiens rele­vèrent le corps de la mar­tyre quel ne fut pas leur éton­ne­ment de remar­quer que cette neige avait effa­cé jusqu’à la plus légère trace du feu, cica­tri­sé les bles­sures et com­mu­ni­qué à la vir­gi­nale dépouille une beau­té plus mer­veilleuse que celle de la vie.

Au temps de Prudence s’élevait sur le tom­beau d’Eulalie une riche basi­lique, déco­rée de marbres, d’or et de mosaïques.

L’Espagne entière se fai­sait un devoir d’y accou­rir. Saint Gré­goire de Tours raconte qu’un insigne miracle s’y opé­rait chaque année. Au jour de la fête de sainte Eulalie, le 10 décembre, anni­versaire de sa mort, trois arbres se cou­vraient de feuilles sauf, pour­tant, lorsque le peuple, par ses péchés, s’était ren­du digne de châ­timent, auquel cas la mira­cu­leuse ver­dure n’apparaissait pas tant que les cou­pables n’avaient pas fait pénitence.

Les his­to­riens d’Espagne nous apprennent que la Sainte appa­rut à Théodoric, roi des Goths, pour lui faire lever le siège d’Emerita. Comme sainte Agathe et comme sainte Lucie, ses sœurs, elle était deve­nue la pro­tec­trice de sa patrie. Mais le rayon­ne­ment de son culte en dépas­sa vite les limites, puisque Bordeaux et Montpellier la choi­sirent pour patronne.

A quel point le culte de la vierge de Merida était popu­laire en deçà comme au-​delà des Pyrénées, nous en avons une preuve dans la Cantilène de sainte Eulalie, œuvre poé­tique en langue romane, c’est-à-dire en fran­çais pri­mi­tif, com­po­sée dès la fin du ixe siècle, le plus ancien monu­ment connu de la poé­sie française.

L.-E.-B. Wohl.

Sources consul­tées. — Abbé F. Martin, Les Vierges mar­tyres, t. II (Paris, 1874). — Paul Allard « Les per­sé­cu­tions en Espagne pen­dant les pre­miers siècles du chris­tia­nisme », dans Revue des Questions his­to­riques (Paris, 1886). — (V. S. B. P., n° 200.)