1. L’interview du pape François aux revues jésuites [1] a fait couler beaucoup d’encre, et de l’excellente [2]. Loin de porter un regard global sur le texte, ne sera retenu ici qu’un passage dont la portée est remplie d’implications pour qui entend garder, en ces temps troublés, une attitude catholique. Il s’agit de celui où le pape François, à l’occasion d’une question qui lui est posée sur le « sentire cum Ecclesia » décrit sa conception du magistère de l’Eglise : « Le peuple est sujet. Et l’Église est le peuple de Dieu cheminant dans l’histoire, avec joies et douleurs. […] L’ensemble des fidèles est infaillible dans le croire, et il manifeste son infallibilitas in credendo à travers le sens surnaturel de la foi de tout le peuple en marche. Voilà pour moi le sentir avec l’Église dont parle Saint Ignace. Quand le dialogue entre les personnes, les Évêques et le pape va dans cette direction et est loyal, alors il est assisté par l’Esprit Saint. Ce n’est donc pas un sentir faisant référence aux théologiens. […] Évidemment, il faut rester bien attentif et ne pas penser que cette infallibilitas de tous les fidèles, dont je suis en train de parler à la lumière du Concile, soit une forme de populisme. Non, c’est l’expérience de notre Sainte Mère l’Église hiérarchique, comme l’appelait Saint Ignace, de l’Église comme peuple de Dieu, pasteurs et peuple tous ensemble. L’Église est la totalité du peuple de Dieu. » Cette conception du magistère, que le pape François enracine à juste titre dans les affirmations du concile Vatican II [3] et qui fut commune à tous les papes depuis ce concile y compris, jamais aucun d’eux n’en avait exposé la nature de façon aussi claire que concise. Il est capital de s’y arrêter, pour estimer le degré d’assentiment que le fidèle catholique se doit d’avoir – ou de ne pas avoir – à son endroit.
I – Une nouvelle conception du Magistère et de la Tradition
2. Mettre en lumière la nouvelle conception du magistère, que l’on pourrait appeler magistère de la conscience ecclésiale, ne peut se faire sans aborder la notion de Tradition, tellement ces deux concepts sont liés. L’acte magistériel s’entend en effet de l’acte par lequel l’Eglise enseignante (sujet de l’acte) transmet – « tradit » – de façon intègre (acte en lui-même) l’ensemble des vérités révélées par Dieu (objet de l’acte). Or les trois éléments de cette définition donnent au mot Tradition sa triple acception. Est en effet appelé Tradition active l’acte par lequel le Magistère transmet le dépôt, Tradition objective l’objet du magistère, c’est-à-dire l’ensemble des vérités révélées, ensemble clos à la mort du dernier apôtre, et enfin sujet de la Tradition l’Eglise enseignante, c’est-à-dire les successeurs des apôtres, pape et évêques, qui seuls ont reçu du Christ le pouvoir et le devoir d’enseigner avec autorité. Magistère et Tradition se renvoient donc l’un l’autre. Or, sous ces trois aspects, la nouvelle théologie a substantiellement modifié la notion de Tradition, et avec elle celle de Magistère. La Tradition ne s’identifie plus à l’ensemble des vérités révélées par Dieu (Tradition objective) constamment prêchées (Tradition active) par les dépositaires du magistère de l’Eglise (sujet de la Tradition). Elle est désormais présence immanente de la Parole (ontologique) dans le Peuple de Dieu (en lieu et place de la Tradition objective) lequel, par contact vital avec elle (en lieu et place de la Tradition active) renouvelle constamment sous la conduite de ses pasteurs la formulation de sa foi pour le monde présent. Au magistère revient alors la fonction de formuler authentiquement l’expérience de foi faite par le peuple de Dieu, afin d’en assurer l’unité sociale. De la sorte, le Peuple de Dieu pris dans son entier – avec la diversité de ses charismes – devient le nouveau sujet de la Tradition.
3. Cette nouvelle conception s’appuie sur un double changement d’axe, touchant d’une part la nature première de la Révélation (objet du magistère), et d’autre part son dépositaire (sujet du magistère).
- A la suite de Dei Verbum, l’Instruction Donum veritatis [4] considère la Révélation non pas tant comme don d’un contenu révélé définitivement closque comme don du Révélant lui-même : celui-ci « s’est approché de l’homme pour faire route avec lui » (Donum veritatis 2), Il « ne cesse de converser avec l’Epouse de son Fils bien aimé » (Dei Verbum 8) et, par l’Esprit Saint, Il mène cette dernière sur les chemins de l’histoire jusqu’à la Vérité tout entière (Lumen Gentium 4). Désormais, que Dieu ait « parlé par son Fils » (He 1, 1–2) doit se comprendre non plus seulement comme faisant allusion aux paroles logiques qu’à dites le Christ (ainsi l’expliquaient Trente et Vatican I), mais principalement de la Parole ontologique qu’est le Christ lui-même : « Jésus-Christ – le voir, c’est voir le Père – par toute sa présence, par la manifestation qu’il fait de lui-même par paroles et par œuvres, […] achève en la complétant la révélation » (Dei Verbum 4).
- Si la Révélation n’est plus à considérer premièrement comme depositum fidei, mais comme don de Dieu lui-même à l’homme, alors cette révélation n’est plus confiée à la garde des seuls apôtres et de leurs successeurs pour qu’ils enseignent toutes les nations (Mt 28, 20), mais elle appartient en propre à la communauté de ceux qui, devenus uns dans le Christ, constituent le Peuple de Dieu. Par voie de conséquence, la fonction prophétique n’est plus le propre des apôtres et de leurs successeurs, mais du Peuple de Dieu pris dans son entier (Lumen Gentium 12). Le cardinal Ratzinger insiste sur cette idée, à ses yeux fondamentale, dans la Présentation qu’il fait de l’Instruction Donum veritatis : « En considérant la structure du document, on sera surpris de voir que nous n’avons pas placé le magistère au début, mais plutôt le thème de la vérité comme don de Dieu à son Peuple ; la vérité de la foi n’est pas donnée à l’individu isolé [ndlr : pape ou évêque, ou simple fidèle] mais par elle Dieu a voulu donner naissance à une histoire et à une communauté. La vérité réside dans le sujet communautaire du Peuple de Dieu, dans l’Eglise » [5].
4. Ainsi donc, la Tradition nouvellement conçue ne se réduit plus au depositum fidei, mais est d’abord « présence permanente du Sauveur qui vient à notre rencontre », ou encore « actualisation permanente de la présence active du Jésus Seigneur dans son Peuple […]. Elle n’est pas la simple transmission matérielle de ce qui a été donné au début par les apôtres, mais la présence efficace du Seigneur Jésus, crucifié et ressuscité, qui accompagne et conduit dans l’Esprit la communauté rassemblée par lui » [6]. En lieu et place de la Tradition objective, voici désormais établi le principe d’immanence, désignée par une expression traditionnelle quoique profondément modifiée [7], celle de sensus fidei, le « sens surnaturel de la foi de tout le peuple en marche » mentionné par le pape François. Cette immanence est élevée au rang de source principale et même unique à laquelle puisent et doivent se conformer tant la théologie que le magistère : « Le document [Donum veritatis] traite du problème de la mission ecclésiale du théologien non pas à partir du dualisme magistère-théologie, mais dans le contexte de la relation triangulaire : Peuple de Dieu, en tant que porteur du sens de la foi et lieu commun à tous de l’ensemble de la foi ; magistère ; théologie » [8]. Il y a donc, « obligation de part et d’autre [théologie et magistère], à l’égard du « sens de la foi » possédé par l’Eglise dans le passé et aujourd’hui. La Parole de Dieu, en effet, se propage de façon vitale à travers le temps [9], dans le « sens commun de la foi » dont est animé le peuple de Dieu tout entier et selon lequel, la collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du saint, ne peut se tromper dans sa foi » (LG 12) » [10].
5. Toujours selon Benoît XVI, la Tradition active devient alors expérience vitale que le Peuple de Dieu fait du Ressuscité présent en son sein : « Grâce au Paraclet, l’expérience du Ressuscité, que la communauté apostolique a faite aux origines de l’Église, pourra toujours être vécue par les générations successives, en tant qu’elle est transmise et actualisée dans la foi, le culte et la communion du Peuple de Dieu en pèlerinage dans le temps » [11]. La Tradition active n’est donc plus l’acte par lequel le magistère enseigne, transmet et défend le dépôt révélé, mais l’acte essentiellement communautaire du Peuple de Dieu lorsque celui-ci, de par l’Esprit Saint [12], entre en contact vital avec la Parole qui lui est immanente. En lieu et place de la Tradition active, voici donc l’acte de conscientisation de la Parole (ontologique) posé par l’Eglise-sujet (sujet de la Tradition), antécédemment à toute parole logique.
6. Quelle est alors la place du titulaire de la fonction magistérielle ? Mysterium Ecclesiae n°2 expose que « le Saint-Esprit accorde sa lumière et son secours au Peuple de Dieu comme au corps du Christ uni par la communion hiérarchique ». Elle ajoute encore que si le Peuple de Dieu s’attache à la foi, cela a lieu seulement « sous la conduite du magistère ». Et le texte d’écarter la thèse extrême selon laquelle la fonction magistérielle se réduirait à sanctionner un consentement déjà exprimé. C’est le fameux « populisme » écarté par le pape François. La thèse est autre : c’est au seul magistère qu’il revient – non pas d’enseigner les fidèles – mais d’exprimer et formuler authentiquement la foi issue de l’acte de conscience posé par l’Eglise peuple de Dieu [13], et d’assurer ainsi son unité sociale [14]. Le cardinal Ratzinger décrivit à maintes reprises cette fonction magistérielle nouvellement considérée [15]. Une fois devenu pape, il reprendra les mêmes explications en son livre La lumière du monde : « Dans bien des choses je ne dis pas seulement ce qui est passé par l’esprit de Joseph Ratzinger, mais je parle à partir de la communauté de l’Eglise, Je parle alors dans une certaine mesure en communion intérieure avec ceux qui partagent ma foi, j’exprime ce que nous sommes ensemble et que nous pouvons croire ensemble. Dans cette mesure, ce « nous » [Benoît XVI justifie sa réintroduction] n’est pas un pluriel de majesté, mais une réalité qui vient des autres, de la parole à travers les autres et avec les autres » [16]. En un mot, ce magistère nouvellement conçu se considère comme l’expression authentique de la conscience ecclésiale.
7. Dans quelle mesure un tel magistère se dit-il encore lié par les formules dogmatiques énoncées dans le passé ? Dans la conception traditionnelle où le magistère est l’organe du depositum fidei, les expressions dogmatiques sont substantiellement immuables et, une fois fixées comme telles, celles qui ont atteint un certain degré de précision ne peuvent plus être remises en cause sans que soit couru le risque d’altérer la doctrine [17]. Dans un premier temps, Mysterium Ecclesiae n°5 s’exprime dans le même sens, mais pour ajouter bientôt une réflexion qui relativise dangereusement la portée de cette première affirmation : « Les vérités que l’Eglise entend réellement enseigner par ses formules dogmatiques sont sans doute distinctes des conceptions changeantes propres à une époque déterminée ; mais il n’est pas exclu qu’elles soient éventuellement formulées, même par le magistère, en des termes qui portent des traces de telles conceptions. Tout considéré, on doit dire que les formules dogmatiques du magistère ont été aptes dès le début à communiquer la vérité révélée et que demeurant inchangées elles la communiqueront toujours à ceux qui les interprèteront bien. Mais il ne s’ensuit point que chacune d’entre elles eut et gardera toujours cette aptitude au même degré ». S’il fallait douter de la portée de ce dernier propos, le commentaire qu’en fit le cardinal Ratzinger montre combien ce passage consacre l’introduction d’un véritable relativisme dogmatique, quoique déguisé : « [L’enseignement magistériel] affirme – peut-être pour la première fois de façon aussi claire – qu’il existe des décisions du magistère qui ne peuvent constituer le dernier mot sur une matière en tant que telle, mais une stimulation substantielle par rapport au problème, et surtout une expression de prudence pastorale, une sorte de disposition provisoire […] A cet égard, on peut penser aussi bien aux déclarations des papes du siècle dernier sur la liberté religieuse qu’aux décisions anti-modernistes du début de ce siècle, en particulier aux décisions de la Commission biblique de l’époque. En tant que cri d’alarme devant les adaptations hâtives et superficielles, elles demeurent pleinement justifiées. […] Mais dans les détails relatifs aux contenus, elles ont été dépassées, après avoir rempli leur devoir pastoral à un moment précis » [18].
II – Evaluation de cette nouvelle conception du Magistère
8. Absolument nouvelle, cette conception du magistère considéré comme expression de la conscience ecclésiale l’est, en ce sens que jamais un tel critère d’autorité n’a été invoqué par l’Eglise pour appuyer la force contraignante de ses décisions. A lui seul, ce caractère radicalement nouveau rend irrecevable cette réinterprétation de la nature de l’acte magistériel de l’Eglise. Il faut relire ici la Constitution Dei Filius : « Le sens des dogmes sacrés qui doit être conservé à perpétuité est celui que notre Mère la sainte Eglise a présenté une fois pour toutes et jamais il n’est loisible de s’en écarter sous le prétexte ou au nom d’une compréhension plus poussée » [19]. D’où le Serment antimoderniste de saint Pie X, au n° 4 : « Je reçois sincèrement la doctrine de la foi transmise des apôtres jusqu’à nous toujours dans le même sens et dans la même interprétation que lui ont donnée les Pères de l’Eglise ; pour cette raison, je rejette absolument l’invention hérétique de l’évolution des dogmes, qui passeraient d’un sens à l’autre, différent de celui que l’Eglise a d’abord professé » [20].
9. Pour autant, une telle conception du magistère n’est pas entièrement nouvelle en ce sens qu’elle se trouve déjà dans des actes pontificaux antécédents au concile Vatican II… pour y être dénoncée comme erronée ! Le magistère de la conscience ecclésiale correspond en effet à la conception moderniste du magistère, condamnée en son temps par saint Pie X : « Veut-on savoir comment ils imaginent le magistère ecclésiastique ? Nulle société religieuse disent-ils, n’a de véritable unité que si la conscience religieuse de ses membres est une, et une aussi la formule qu’ils adoptent. Or, cette double unité requiert une espèce d’intelligence universelle, dont ce soit l’office de chercher et de déterminer la formule répondant le mieux à la conscience commune, qui ait en outre suffisamment d’autorité, cette formule une fois arrêtée, pour l’imposer à la communauté. De la combinaison et comme de la fusion de ces deux éléments, intelligence qui choisit la formule, autorité qui l’impose, résulte, pour les modernistes, la notion du magistère ecclésiastique » [21]. Le pourquoi d’une telle condamnation s’explique aisément. En ses trois points, ce nouveau magistère de la conscience ecclésiale s’oppose en effet à l’enseignement constant de l’Eglise.
10. Quant au premier point – l’acte de conscience ecclésiale, en lieu et place de la Tradition active – il n’est qu’une transposition communautaire du principe de l’immanence vitale condamnée par l’encyclique Pascendi Dominici gregis. Saint Pie X y réprouve les thèses identifiant conscience et révélation, ou encore qui font de la révélation l’expérience de la présence intime du Révélant beaucoup plus qu’un contenu révélé [22]. Or ce sont précisément ces thèses que soutiennent les tenants du magistère de la conscience ecclésiale : Dieu se révèle directement, plus encore par sa présence que par ses dires, à la conscience communautaire de l’Eglise. Certes saint Pie X ne vise directement que l’immanence vitale individuelle. Mais sa condamnation s’applique tout autant à l’immanence communautaire, basée sur les mêmes principes et clairement issue d’elle, de l’aveu même de Paul VI en son encyclique Ecclesiam suam : « Ce besoin de considérer les choses connues dans un acte réflexe pour les contempler dans le miroir intérieur de son propre esprit est caractéristique de la mentalité de l’homme moderne ; sa pensée se replie facilement sur elle-même et trouve certitude et plénitude à la lumière de sa propre conscience. […] dûment uni à une formation de pensée apte à découvrir la vérité là où celle-ci coïncide avec la réalité de l’être objectif, l’exercice de la conscience révèle toujours mieux à qui s’y livre le fait de l’existence, de son être propre, de sa propre dignité spirituelle, de sa propre capacité de connaître et d’agir » [23].
11. Quant au deuxième point – le sensus fidei du Peuple de Dieu en lieu et place de la Tradition objective –, dire que le dépôt de la révélation a été confié non plus à la garde des seuls apôtres et de leurs successeurs pour qu’ils enseignent toutes les nations (Mt 28,20), mais en premier lieu à l’Eglise Peuple de Dieu, c’est oublier l’incontournable distinction entre Eglise enseignante et Eglise enseignée. Certes, il est classique en théologie d’affirmer que le sensus fidei est un critère infaillible de la divine Tradition. Mais ce consensus unanime in credendo est celui de l’Eglise enseignée, et se réduit proprement et strictement à l’infaillibilité in docendo de la hiérarchie ecclésiastique. En effet, l’infaillibilité in docendo est la cause efficiente et formelle de l’infaillibilité in credendo, qui en est son effet propre : en raison de la foi et de la sainteté de l’Eglise, l’universalité synchronique et diachronique des fidèles est indéfectiblement et solidairement docile à l’enseignement du magistère. L’infaillibilité in credendo ne se distingue de l’infaillibilité in docendo que comme « lieu théologique », du seul fait que nombreuses sont les vérités proposées infailliblement et oralement par le magistère ordinaire universel dont l’existence ne peut être connue que par la profession de foi de l’Eglise universelle. Voilà pourquoi le consensus de l’Eglise dans la croyance d’une vérité possède la valeur d’un critère, c’est-à-dire d’un signe faisant connaître l’infaillibilité du magistère qui a enseigné cette vérité crue unanimement. Mais ce n’est que le signe de cette infaillibilité de l’enseignement, et non sa cause. Dire que c’en est la cause, c’est reprendre à son compte, en l’appliquant au domaine particulier du premier munus, « que le primat de juridiction a été donné immédiatement et directement non pas à Pierre lui-même, mais à l’Eglise, pour remonter ensuite à Pierre comme à son représentant » [24], erreur condamnée par le concile Vatican I. Menée jusqu’à son terme, la logique du magistère de la conscience ecclésiale impliquerait encore qu’une proposition du magistère ne serait infaillible que dans la mesure où elle est agréée (même antécédemment) par le Peuple, ce qui est en contradiction formelle avec la sentence énoncée infailliblement par le même concile Vatican I : « De telles définitions portées par le Souverain Pontife sont irréformables de soi, et non de par le consentement de l’Eglise » [25].
12. Quant au troisième point – le sujet de la Tradition –, il faut rappeler que le magistère a pour fonction de conserver et d’expliquer la doctrine substantiellement immuable telle qu’elle fut révélée par le Christ et les apôtres, et telle qu’elle doit se transmettre à travers les successeurs des apôtres, qui enseignent au nom du Christ. Et c’est parce que le magistère a d’abord pour objet cette conservation et cette explication de la révélation confiée par Dieu aux douze (individus isolés, c’est-à-dire choisis d’entre les autres hommes), qu’il a ensuite pour fonction d’établir le dogme, qui est l’expression précise et définitive de la vérité révélée, dirigeant par ce moyen les fidèles dans la profession d’une même foi. Réduire la fonction magistérielle à l’expression de la conscience présente d’une l’Eglise en perpétuelle reformulation, c’est introduire peu ou prou le relativisme du dogme, ainsi que le dénonçait Pie XII dans Humani generis [26]. Réduire le magistère à une fonction de porte voix – même supposé authentique – de la conscience du Peuple de Dieu, c’est encore le dénaturer profondément. Les Pasteurs sont ministres du Peuple de Dieu seulement en ce sens qu’ils agissent au profit des âmes, non du fait qu’ils seraient l’expression de la conscience du Peuple de Dieu.
III – Application pratique
13. Le seul magistère authentique que l’Eglise connaisse est celui qui, pour conserver et expliquer le depositum fidei, parle au nom de Jésus-Christ, duquel seul découle sur le corps ecclésial abondance de grâce et de vérité (Jo 1,14 et 16). Ainsi parlaient les apôtres, ainsi sont appelés à parler leurs successeurs : « C’est en envoyés de Dieu que, devant Dieu, nous parlons dans le Christ » (2 Co 2,17). « Nous sommes en ambassade pour le Christ ; c’est comme si Dieu exhortait par nous » (2 Co 5,20). Parlant ainsi au nom de Celui qui, étant la Vérité même, ne peut ni se tromper ni nous tromper, ils peuvent alors, et seulement alors, revendiquer en toute légitimité l’autorité que leur a conférée la promesse du Christ : « Qui vous écoute m’écoute, qui vous méprise me méprise et qui me méprise, méprise celui qui m’a envoyé » (Lc 10,16). Tel est le seul magistère que reconnaît l’Eglise, à l’exclusion d’un pseudo magistère de la conscience ecclésiale, pour lequel elle n’a que condamnation.
14. Ainsi que cela a été montré en d’autres lieux [27], cette nouvelle conception n’a pas été étrangère à la promulgation des actes du concile Vatican II ; c’est également à elle que, quant à l’intention habituelle, se sont référés les papes subséquents, notamment Jean-Paul II et Benoît XVI. Pour sa part, le pape François en a fait profession publique lors de son interview aux revues jésuites. Ces déclarations sont déterminantes. En effet, selon le mot de saint Paul : « Dieu seul est véridique, tout homme est menteur » (Rm 3,4), la cause principale de l’infaillibilité des vérités de foi est bien évidemment Dieu, les pasteurs n’étant que ses ministres et instruments. Or, pour produire son effet, l’instrument doit agir sous la mouvance de la cause principale et, dans le cas d’un instrument doué de raison, cela suppose qu’il en ait l’intention (IIIa q. 64, art. 8). A la suite de ses prédécesseurs immédiats, le pape François a donc exprimé, relativement à ses actes « magistériels », une intention habituelle autre. On ne peut donc partir du présupposé que ses enseignements habituels, tout comme ceux de ses prédécesseurs immédiats, soient simpliciter dotés de la force magistérielle de l’Eglise. Dans la mesure où cette intention autre n’éclipserait pas totalement celle de l’Eglise, ces enseignements seraient à considérer comme douteusement magistériels, à la proportion – difficilement estimable ! – prise par chacune des deux intentions. Si cette intention excluait celle de l’Eglise, alors il n’y aurait simplement aucun acte magistériel stricto sensu.
15. Dire cela n’est pas affirmer que les papes conciliaires soient incapables d’actes magistériels authentiques. C’est dire simplement que, pour être reconnus comme tels, le pape devrait préalablement se dégager de son intention habituelle, et donc exprimer explicitement celle de l’Eglise, comme le fit Jean-Paul II à quelques reprises [28]. Tout en reconnaissant donc pleinement dans le pape et les évêques d’aujourd’hui – comme en ceux d’hier – le sujet du magistère authentique de l’Eglise, nous sommes cependant obligés de constater que, depuis le concile inclusivement, l’exercice de ce magistère est d’autant vicié que s’y est introduit cette nouvelle conception du magistère, dépourvu de toute autorité surnaturelle, et vis-à-vis duquel on ne peut que se défier en raison de la condamnation portée par Saint Pie X.
16. Ainsi en sera-t-il de la prochaine « canonisation » de celui que Mgr Lefebvre n’hésitait pas à comparer à un antichrist [29], le pape Jean-Paul II. Si dramatique soit-elle pour toute l’Eglise, elle ne sera cependant pas de nature à poser un cas de conscience à l’âme véritablement catholique : celle-ci saura y reconnaître un acte d’une autorité moderniste, destiné à rendre toujours plus irréversible l’erreur dont elle est imbue. Mettre ainsi Jean-Paul II sur leurs autels sera un nouvel et terrible épisode de ce que Mgr Lefebvre appelait le coup de maître de Satan : « Le coup de maître de Satan sera donc de diffuser les principes révolutionnaires introduits dans l’Eglise par l’autorité de l’Eglise elle-même, mettant cette autorité dans une situation d’incohérence et de contradiction permanente ; tant que cette équivoque ne sera pas dissipée, les désastres se multiplieront dans l’Eglise. […] La hiérarchie de l’Eglise elle-même vit dans une équivoque permanente entre l’autorité personnelle reçue du sacrement de l’Ordre et la Mission de Pierre ou de l’Evêque, et les principes démocratiques. » [30]
Abbé Patrick de La Rocque
- Pape François, interview donnée aux revues culturelles jésuites, publié en français par la revue Etudes du 19 septembre 2013[↩]
- Cf. entre autres, Abbé J.P. Boubée, Cap sur les récifs, à propos de deux interviews du pape François, La Porte Latine, 13 octobre 2013.[↩]
- Concile Vatican II, Constitution Lumen Gentium, n° 12 : « Le Peuple saint de Dieu a part également à la fonction prophétique du Christ. […] L’ensemble des fidèles qui ont reçu l’onction du Saint (cf. 1 Jn 2,20 et 27) ne peut pas errer dans la foi ; et il manifeste cette prérogative au moyen du sens surnaturel de la foi commun à tout le peuple, lorsque « depuis les évêques jusqu’au dernier des fidèles laïcs », il fait entendre son accord universel dans les domaines de la foi et de la morale. »[↩]
- Instruction Donum veritatis de la sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 24/05/1990, DC 1990 n° 2010, p. 693–701.[↩]
- L’Osservatore romano, édition hebdomadaire en langue française du 10/07/1990, p. 9. Cf. encore cardinal Ratzinger, conférence Qu’est-ce que la théologie ? dans Faire route avec Dieu, Parole et silence, 2003, p. 26–27[↩]
- Benoît XVI, Audience générale du 26/04/2006, DC 2006 n° 2358. Cf. cardinal Ratzinger, conférence du 15/08/1986 à la faculté de théologie Saint-Michel de Toronto : « Pour le chrétien, cette Parole qui me précède n’est pas un « quelque chose », mais un « il » ou mieux un « tu ». C’est le Christ, le Verbe fait chair. Il est le nouveau départ qui stimule une nouvelle pensée. Il est le nouveau « je » en lequel je peux transcender les limites de ma propre subjectivité tout comme les limites entre sujet et objet. »[↩]
- Cf. plus bas, notre § 17.[↩]
- Cardinal Ratzinger, présentation de l’instruction Donum veritatis. En cette même présentation, le cardinal ajoute encore : « L’Eglise, en tant que sujet vivant, qui demeure inébranlable au milieu des changements de l’Histoire, est au contraire le milieu vital du théologien ; c’est en elle que sont conservées les merveilles de Dieu que la foi a expérimentées. »[↩]
- Cf. conférence du cardinal Ratzinger, Discours à l’université de Navarre et Pampelune, dans Faire route avec Dieu, Parole et silence, 2003, p. 26–28.[↩]
- Commission théologique internationale, 1975, Magistère et théologie, thèse III.[↩]
- Benoît XVI, Audience générale du 26/04/2006, DC 2006 n° 2358.[↩]
- Cf. cardinal Ratzinger, « L’Esprit Saint comme communio », in Faire route avec Dieu, Parole et Silence 2003, p. 32 : « Le soupçon est toujours utile quand quelqu’un parle de son expérience personnelle, c’est-à-dire « à partir de ce qu’il tire de lui-même » ; cela ne correspond pas à la façon d’être de l’Esprit Saint que « ne parle pas de lui-même » (Jn 16,13) – originalité et vérité peuvent facilement se trouver en contradiction. Cela veut dire que la confiance est justifiée seulement là où on ne parle pas d’une manière strictement personnelle, mais où l’expérience de l’Esprit, ayant fait ses preuves devant la communauté, se place dans la communauté pour y prendre la parole. »[↩]
- Cf. Cardinal Ratzinger, homélie du 03/12/1979 à la cathédrale de Munich : « Un passage de la première épître de Jean [1 Jn 2, 18–27] fait mieux comprendre la fonction du magistère ecclésial. […] Le baptisé, celui qui est dans la foi du baptême, n’a pas besoin d’être endoctriné. Il a reçu la vérité première, et il la porte en lui avec la foi elle-même. Voilà le critère chrétien fondamental qui doit être aujourd’hui rappelé à nouveau énergiquement. La foi chrétienne, dans la ligne du Sermon sur la montagne, est et reste la défense des simples contre les prétentions élitistes des intellectuels. C’est ce qui manifeste l’élément totalement démocratique qui est à la racine du devoir magistère ecclésial : il a reçu le rôle de défendre la foi des simples contre le pouvoir des intellectuels. Son rôle est d’exprimer la voix des simples. » Cf. Cal Ratzinger, conférence du 15/08/1986 à la faculté de théologie Saint-Michel de Toronto : « On peut dire qu’il y a une sorte de démocratie dans les enseignements de l’Eglise : ils proclament et défendent la foi commune, également normative et vraie pour chacun. »[↩]
- Mysterium Ecclesiae, n° 2 : « Le Peuple de Dieu enfin, pour garder dans l’unité du corps du Seigneur l’unité d’une même foi a spécialement besoin de l’intervention et du secours du Magistère lorsque des divisions naissent ou se répandent au sujet de la doctrine qu’il faut croire ou tenir. »[↩]
- Cf. par exemple, cardinal Ratzinger présentation de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, DC 1994 n°2097, p. 613 : « L’Ecriture ne peut devenir le fondement d’une vie que si elle est confiée à un sujet vivant – celui-là même dont elle est née. Elle a eu son origine dans le Peuple de Dieu guidé par l’Esprit Saint et ce Peuple, ce sujet, n’a cessé de subsister. […] Selon la vision de Vatican II, l’Ecriture, la Tradition et le magistère ne doivent pas être considérés comme trois réalités séparées, mais l’Ecriture, lue à la lumière de la Tradition et vécue dans la foi de l’Eglise, s’ouvre, dans ce contexte vital, dans sa pleine signification. Le magistère a pour tâche de confirmer cette interprétation de l’Ecriture rendue possible par l’écoute de la Tradition dans la foi ».[↩]
- Benoît XVI, La lumière du monde, édition française Bayard, 2010, page 115.[↩]
- Cf. Pie XII, Humani generis du 12/08/1950 : « Le propos de certains est d’affaiblir le plus possible la signification des dogmes et de libérer le dogme de la formulation en usage dans l’Eglise depuis si longtemps et des notions philosophiques en vigueur chez les Docteurs catholiques […] Que cela puisse et doive même être fait ainsi, de plus audacieux l’affirment pour la bonne raison, disent-ils, que les mystères de la foi ne peuvent pas être signifiés par des notions adéquatement vraies, mais par des notions, selon eux, approximatives et toujours changeables, par lesquelles la vérité est indiquée sans doute jusqu’à un certain point, mais fatalement déformée. C’est pourquoi ils ne croient pas absurde, mais absolument nécessaire que la théologie qui a utilisé au cours des siècles différentes philosophies comme ses instruments propres substitue aux notions anciennes des notions nouvelles, de telle sorte que, sous des modes divers et souvent opposés, et pourtant présentés par eux comme équivalents, elle nous exprime les vérités divines, sous le mode qui sied à des êtres humains. Ils ajoutent que l’histoire des dogmes consiste à exprimer les formes variées qu’a revêtues la vérité successivement selon les diverses doctrines et selon les systèmes qui ont vu le jour tout au long des siècles. Or, il ressort, avec évidence, de ce que nous avons dit, que tant d’efforts non seulement conduisent à ce qu’on appelle le relativisme dogmatique, mais le comportent déjà en fait : le mépris de la doctrine communément enseignée et le mépris des termes par lesquels on le signifie le favorisent déjà trop. […] Voilà pourquoi négliger, rejeter ou priver de leur valeur tant de biens précieux qui au cours d’un travail plusieurs fois séculaire des hommes d’un génie et d’une sainteté peu commune, sous la garde du magistère sacré et la conduite lumineuse de l’Esprit-Saint, ont conçus, exprimés et perfectionnés en vue d’une présentation de plus en plus exacte des vérités de la foi, et leur substituer des notions conjecturales et les expressions flottantes et vagues d’une philosophie nouvelle appelées à une existence éphémère, comme la fleur des champs, ce n’est pas seulement pécher par imprudence grave, mais c’est faire du dogme lui-même quelque chose comme un roseau agité par le vent. Le mépris des mots et des notions dont ont coutume de se servir les théologiens scolastiques conduit très vite à énerver la théologie qu’ils appellent spéculative et tiennent pour dénuée de toute véritable certitude, sous prétexte qu’elle s’appuie sur la raison théologique. »[↩]
- Cf. cardinal Ratzinger, présentation de l’Instruction Donum veritatis.[↩]
- Vatican I, Constitution Dei Filius, DzH 3020.[↩]
- Saint Pie X, Serment antimoderniste, DzH 3541.[↩]
- Saint Pie X, Encyclique Pascendi Dominici gregis du 08/09/1907.[↩]
- Saint Pie X, Encyclique Pascendi Dominici gregis du 08/09/1907, n° 8 : « Là ne se borne pas leur philosophie, ou, pour mieux dire, leurs divagations. Dans ce sentiment ils trouvent donc la foi ; mais aussi, avec la foi et dans la foi, la révélation. Et pour la révélation, en effet, que veut-on de plus ? Ce sentiment qui apparaît dans la conscience, et Dieu qui, dans ce sentiment, quoique confusément encore, se manifeste à l’âme, n’est-ce point là une révélation, ou tout au moins un commencement de révélation ? Même si l’on y regarde bien, du moment que Dieu est tout ensemble cause et objet de la foi, dans la foi on trouve donc la révélation, et comme venant de Dieu et comme portant sur Dieu, c’est-à-dire que Dieu y est dans le même temps révélateur et révélé. »[↩]
- Paul VI, Encyclique Ecclesiam suam, § 30. On notera les derniers mots de cette citation : rendre plus manifeste ce qui était encore partiellement implicite (« révéler toujours mieux ») tout en garantissant la véracité de ce qui est affirmé (« trouver certitude »), n’est-ce point là les deux traits caractéristiques du Magistère ? Les voici désormais attribués à la conscience.[↩]
- Concile Vatican I, constitution Pastor æternus, ch. 1, DzH 3054.[↩]
- Concile Vatican I, constitution Pastor æternus, ch. 4, DzH 3074.[↩]
- Pie XII, Humani generis ; cf. citation plus haut, dans notre note 17.[↩]
- Cf. Abbé P. de La Rocque, Vatican II, voix de la conscience ecclésiale, essai sur l’autorité réelle de Vatican II, in actes du IVe symposium de Paris pour les 40 ans du Concile, hors série de Vu de Haut, 2005.[↩]
- Jean-Paul II, lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, n°4 ; lettre encyclique Evangelium Vitæ, n°57, 62 et 65.[↩]
- Mgr Lefebvre, lettre du 29 août 1987 aux futurs évêques de la Fraternité Saint Pie X.[↩]
- Mgr Lefebvre, Le Coup de maître de Satan, éditions saint Gabriel 1977, p. 5–6.[↩]