Y‑a-t-il aujourd’hui dans l’Eglise un nouveau magistère, plus précisément, deux conceptions du magistère ? [1]
1. Il semblerait à première vue que non. Premièrement, le Christ dit lui-même dans l’Evangile (Mt, 23, 8) que nous n’avons qu’un seul Maître. Ce Maître est le Verbe Incarné, dont le vicaire ici-bas est le successeur de saint Pierre. Et le Christ qui est Dieu ne saurait autoriser chez son vicaire une dualité qui serait fatale à l’exercice de son propre magistère divin.
2. Deuxièmement, le décret Unitatis redintegratio explique la démarche de l’œcuménisme en des termes qui ne laissent apparemment place à aucun changement dans la définition du magistère. « Rien n’est plus étranger à l’œcuménisme », est-il dit, « que ce faux irénisme qui altère la pureté de la doctrine catholique et obscurcit son sens authentique et assuré » [2].
Participant à une rencontre entre théologiens catholiques et protestants à Harvard, durant le concile Vatican II, le cardinal Béa, premier président du Secrétariat Pontifical pour l’unité des chrétiens, s’expliquait ainsi :
Avant tout l’enseignement fondamental de l’Eglise catholique ne sera pas changé. Un compromis sur des points de foi qui ont déjà été définis est impossible. Il serait franchement injuste, vis-à-vis de nos frères non-catholiques, de soulever de faux espoirs de cette nature. Et il n’y a pas de possibilité que l’Eglise – même dans son zèle pour une éventuelle union – puisse jamais se satisfaire d’une reconnaissance des seuls dogmes essentiels ou qu’elle renverse ou retire les décrets dogmatiques rédigés au concile de Trente. Il serait aussi simplement malhonnête de suggérer qu’il y ait quelque vraisemblance à ce que les dogmes de la primauté et de l’infaillibilité du pape soient révisés. L’Eglise a proclamé toutes ces doctrines comme étant de foi, c’est à dire comme des vérités révélées par Dieu lui-même et nécessaires au salut. Précisément, à cause de ces déclarations solennelles, faites sous la conduite de l’Esprit-Saint, l’action de l’Eglise dans ce domaine est sévèrement limitée. Elle doit garder ces vérités, les expliquer, les prêcher, mais elle ne peut les compromettre. Car l’Eglise fondée par le Christ ne peut falsifier la Parole de Dieu, que Dieu a prêchée et confiée à son soin. Elle doit humblement se soumettre à Celui à qui elle est inaltérablement unie.
Cité par Charles Morerod, Tradition et unité des chrétiens. Le dogme comme condition de possibilité de l’œcuménisme, Parole et Silence, 2005, p. 117–118, note 1.
3. Troisièmement, dans l’Encyclique Mysterium fidei, le pape Paul VI condamne clairement une conception relativiste et évolutionniste du magistère, en des termes qui sont exactement repris du concile de Trente et du concile Vatican I.
Au prix d’un travail poursuivi au long des siècles, et non sans l’assistance de l’Esprit Saint, l’Église a fixé une règle de langage et l’a confirmée avec l’autorité des Conciles. Cette règle a souvent donné à l’orthodoxie de la foi son mot de passe et ses enseignes. Elle doit être religieusement respectée. Que personne ne s’arroge le droit de la changer à son gré ou sous couleur de nouveauté scientifique. Qui pourrait jamais tolérer un jugement d’après lequel les formules dogmatiques appliquées par les conciles œcuméniques aux mystères de la Sainte Trinité et de l’Incarnation ne seraient plus adaptées aux esprits de notre temps, et devraient témérairement être remplacées par d’autres ? De même on ne saurait tolérer qu’un particulier touche de sa propre autorité aux formules dont le concile de Trente s’est servi pour proposer à la foi le mystère eucharistique. C’est que ces formules, comme les autres que l’Église adopte pour l’énoncé des dogmes de foi, expriment des concepts qui ne sont pas liés à une certaine forme de culture, ni à une phase déterminée du progrès scientifique, ni à telle ou telle école théologique ; elles reprennent ce que l’esprit humain emprunte à la réalité par l’expérience universelle et nécessaire ; et en même temps ces formules sont intelligibles pour les hommes de tous les temps et de tous les lieux. On peut assurément, comme cela se fait avec d’heureux résultats, donner de ces formules une explication plus claire et plus ouverte, mais ce sera toujours dans le même sens selon lequel elles ont été adoptées par l’Eglise : ainsi la vérité immuable de la foi restera intacte tandis que progressera l’intelligence de la foi. Car comme l’enseigne le premier concile du Vatican, dans les dogmes sacrés « on doit toujours garder le sens que notre Mère la sainte Église a déclaré une fois pour toutes et jamais il n’est permis de s’en écarter sous le prétexte spécieux d’intelligence plus profonde ».
Paul VI, Encyclique Mysterium fidei du 03 septembre 1965, n° 24–25
4. Quatrièmement, le pape Jean-Paul II affirme la même idée dans l’Encyclique Ut unum sint :
En reprenant une idée que le Pape Jean XXIII avait exprimée à l’ouverture du Concile, le décret sur l’œcuménisme fait figurer la manière de formuler la doctrine parmi les éléments de la réforme permanente. Dans ce contexte, il ne s’agit pas de modifier le dépôt de la foi, de changer la signification des dogmes, d’en éliminer des paroles essentielles, d’adapter la vérité aux goûts d’une époque ou d’abolir certains articles du Credo sous le faux prétexte qu’ils ne sont plus compris aujourd’hui. L’unité voulue par Dieu ne peut se réaliser que dans l’adhésion commune à la totalité du contenu révélé de la foi. En matière de foi, le compromis est en contradiction avec Dieu qui est Vérité. Dans le Corps du Christ, lui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie (Jn 14, 6), qui pourrait considérer comme légitime une réconciliation obtenue au prix de la vérité ?.
Jean-Paul II, Encyclique Ut unum sint du 25 mai 1995, n° 18.
5. Malgré tout, nous sommes bien obligés de constater qu’une nouvelle idée du magistère se fait jour, à travers des faits importants unanimement constatés. Premièrement, les fruits du concile peuvent se résumer dans le fait d’une protestantisation généralisée et d’une apostasie silencieuse, dénoncée par les autorités de l’Eglise.
6. Deuxièmement, les textes majeurs du concile Vatican II énonçant la doctrine de la liberté religieuse (Dignitatis humanae, n° 2), de la collégialité (Lumen gentium, n° 22) et de l’œcuménisme (Lumen gentium, n° 8 et Unitatis redintegratio, n 3) sont contraires à la Tradition.
7. Troisièmement, l’unanimité avec laquelle ces deux faits sont constatés constitue elle aussi un argument.
8. Ceci nous conduit au moins à nous poser légitimement la question. Mais pour être claire et convaincante, la réponse à cette question représente un aboutissement, et se situe au terme logique d’un exposé qui doit se décomposer en cinq articles. Celui-ci doit commencer par montrer qu’il y a d’abord : premièrement, deux conceptions de la révélation ; deuxièmement, deux conceptions de l’Eglise ; troisièmement deux conceptions de la Tradition ; quatrièmement, deux conceptions de l’unité. Et enfin : deux conceptions du magistère. Tels seront donc les cinq points entre lesquels se répartira notre propos.
- Premièrement, la révélation divine est-elle la parole de Dieu ?
- Deuxièmement, l’Eglise est-elle la gardienne et la maîtresse de la parole de Dieu ?
- Troisièmement, la Tradition est-elle la transmission vivante de la parole de Dieu ?
- Quatrièmement, l’unité de la Tradition est-elle une continuité ?
- Cinquièmement, la définition du magistère a‑t-elle changé avec Vatican II ?
Abbé Jean-Michel Gleize
Source : du 01/07/13