Le pape saint Pie X et les rites orientaux

Certains de nos lec­teurs seront peut-​être sur­pris d’ap­prendre que le pape saint Pie X fit preuve de bien­veillance envers les rites orien­taux (pré­ci­sons bien qu’il s’a­git des rites orien­taux catho­liques : il est tou­jours inter­dit de prendre part à un rite des orien­taux sépa­rés de Rome (dits« ortho­doxes ») et d’y com­mu­nier, même un dimanche).

Saint Pie X a suc­cé­dé à Léon XIII, et les his­to­riens ont ten­dance à exa­gé­rer le contraste entre les deux pon­tifes : alors que Léon XIII a lais­sé le sou­ve­nir d’un pape d’esprit ouvert, voire auda­cieux (dans sa volon­té d’en­tente avec la IIIe République en France, en par­ti­cu­lier), saint Pie X appa­raît avant tout, aux yeux des his­to­riens, comme un pape « de com­bat », dans sa lutte contre les erreurs modernes regrou­pées sous le nom de « moder­nisme ». Et l’on pré­sen­te­rait faci­le­ment son action comme un net aban­don de la poli­tique de « conquête » et d” « ouver­ture » du pon­ti­fi­cat pré­cé­dent, au pro­fit d’une stra­té­gie toute de « concen­tra­tion » des forces catho­liques pour pré­ser­ver le bas­tion de la véri­té que doit demeu­rer la Sainte Église romaine…

Et, pour ce qui est du monde des chré­tiens d’Orient, les grandes entre­prises « unio­nistes » (consis­tant à favo­ri­ser le retour à l’u­ni­té des chré­tiens sépa­rés dans le res­pect de leurs tra­di­tions) semblent désor­mais pas­ser au second plan, alors qu’elles consti­tuaient un axe majeur du pon­ti­fi­cat de Léon XIII (cette poli­tique avait culmi­né avec le Congrès eucha­ris­tique de Jérusalem en 1893). Pourtant, et c’est d’au­tant plus remar­quable dans le contexte dif­fi­cile des années 1900–1910, saint Pie X ne négli­gea nul­le­ment les demandes venant des chré­tiens d’Orient, monde qui a prio­ri ne rele­vait ni de sa for­ma­tion ni de ses préoccupations.

La constitution Tradita ab antiquis

C’est ain­si que le saint pape encou­ra­gea dis­crè­te­ment, mais vive­ment, l’ar­che­vêque majeur des gréco-​catholiques ukrai­niens, Mgr André Szeptycki (Cheptitskij, selon la gra­phie ukrai­nienne), à déve­lop­per un apos­to­lat en Russie tsa­riste. De même, exemple très révé­la­teur, saint Pie X enga­gea expres­sé­ment, en 1913, les époux Vladimir et Anna Abrikosov, couple de Saint-​Pétersbourg récem­ment conver­ti de l’or­tho­doxie russe au catho­li­cisme, à ne pas aban­don­ner leur patrie et leur rite byzan­tin, comme ils en avaient le pro­jet avec la pers­pec­tive d’en­trer en reli­gion en Occident : c’est en res­tant dans le rite byzan­tin qu’ils devaient être à la fois authen­ti­que­ment catho­liques et authen­ti­que­ment russes ; c’est ain­si qu’ils seraient – et qu’ils furent effec­ti­ve­ment – mis­sion­naires auprès de leurs com­pa­triotes (lui, comme prêtre catho­lique byzan­tin, expul­sé dès 1922 ; elle, comme fon­da­trice d’un Tiers Ordre régu­lier domi­ni­cain à Moscou, qui allait subir de plein fouet les per­sé­cu­tions staliniennes).

Dans la conti­nui­té de ses pré­dé­ces­seurs, mais avec la volon­té de rendre défi­ni­tives leurs déci­sions, saint Pie X publia en 1912 un texte fort impor­tant et qui allait faire date : la consti­tu­tion apos­to­lique Tradita ab anti­quis, qui fit le point sur : « la récep­tion de la très sainte Eucharistie en des rites dif­fé­rents ». Le contexte doit être rap­pe­lé. Depuis quelques dizaines d’an­nées, des demandes d’as­sou­plis­se­ment des règles sur ce sujet par­ve­naient au Saint-​Siège : des catho­liques occi­den­taux étaient appe­lés, pour des rai­sons pro­fes­sion­nelles, à séjour­ner de façon durable dans des contrées d’Europe orien­tale ou du Proche-​Orient, où l’Église latine était fort peu pré­sente… Devaient-​ils alors s’abs­te­nir de rece­voir les sacre­ments, puis­qu’à l’é­poque les règles cano­niques inter­di­saient de com­mu­nier dans un autre rite que celui de son bap­tême ? Ponctuellement, sous Léon XIII, des per­mis­sions furent accor­dées. Par ailleurs, on avait à tenir compte des pers­pec­tives de conver­sions en nombre de chré­tiens orien­taux à l’Église romaine, en ces années-​là : en Inde, en Perse, mais aus­si peut-​être du côté de l’Empire russe… Enfin, au Proche-​Orient, des congré­ga­tions latines s’im­plan­taient et enga­geaient les catho­liques orien­taux sur la voie de la com­mu­nion fré­quente, guère en usage en Orient (ni non plus d’ailleurs en Occident, jus­qu’au décret libé­ra­teur alors tout récent de saint Pie X, en 1905). Tout cela ame­na saint Pie X à recon­si­dé­rer à fond la ques­tion et à assou­plir la dis­ci­pline sacramentelle.

Il en résul­ta cette consti­tu­tion apos­to­lique, datée du 14 sep­tembre 1912, qui com­mence par une pré­sen­ta­tion his­to­rique rapide mais soi­gnée. Nos lec­teurs les plus inté­res­sés pour­ront se repor­ter au texte lui-​même, pré­sent sur La Porte Latine.

Et il nous semble qu’il vaut la peine de résu­mer la chro­no­lo­gie de la dis­ci­pline sacra­men­telle, telle que ce texte pon­ti­fi­cal nous la pré­sente et sans nous pri­ver d’en don­ner quelques cita­tions textuelles.

Historique de la communion en des rites différents

1) A l’o­ri­gine, « les fidèles en voyage pou­vaient, sui­vant la diver­si­té des lieux, et pour­vu que tout dan­ger de super­sti­tion ou d’i­do­lâ­trie fût écar­té pour eux, se plier, sans aucune dif­fi­cul­té, à la varié­té des cou­tumes et des rites sacrés. Cet usage s’est intro­duit pour entre­te­nir la paix et l’u­nion entre les nom­breux membres d’une seule Église catho­lique, ou entre les Églises par­ti­cu­lières, selon ce mot de saint Léon IX [au XIe siècle] : « Ne sont en rien un obs­tacle au salut des croyants les cou­tumes qui varient sui­vant les temps et les lieux, alors qu’une seule foi, qui opère par la cha­ri­té tout le bien qu’elle peut, recom­mande tous les fidèles à un seul Dieu. » Il s’y ajou­tait un autre motif : la néces­si­té des fidèles, qui, dans les pays étran­gers où ils arri­vaient, n’a­vaient la plu­part du temps à leur dis­po­si­tion ni églises ni prêtres de leur rite (…). Clercs et laïques en voyage avaient libre accès au minis­tère eucha­ris­tique ou à la com­mu­nion dans des rites dif­fé­rents du leur. »

2) Au début du second mil­lé­naire eut lieu un chan­ge­ment com­plet du contexte et des direc­tives : « Lorsqu’un schisme lamen­table eut déta­ché du centre de l’u­ni­té catho­lique une grande par­tie de l’Orient chré­tien, il ne fut pas pos­sible de conser­ver plus long­temps une cou­tume si louable. En effet Michel Cérulaire [le patriarche de Constantinople fau­teur du schisme de 1054], non content de calom­nier les cou­tumes et les céré­mo­nies des latins, décré­tait même ouver­te­ment illi­cite et nulle la consé­cra­tion du pain azyme [= sans levain]. C’est alors que les pon­tifes romains inter­dirent aux latins, pour éloi­gner d’eux le péril d’er­reur, de consa­crer ou de rece­voir l’eu­cha­ris­tie sous les espèces du pain fermenté. »

3) Nouvelle donne à la fin du Moyen Âge, avec le rap­pro­che­ment entre les Orientaux sépa­rés et Rome : le concile de Florence, qui pro­cla­ma l’u­nion entre Rome et Constantinople en 1439, décide de reve­nir à l’an­cienne dis­ci­pline : pour le main­tien de la paix, il est per­mis de com­mu­nier en des rites dif­fé­rents… Mais le peu d’ef­fet de l’u­nion pro­cla­mée ne per­mit pas à ces dis­po­si­tions d’être vrai­ment appli­quées… Et même, quelques mesures en sens contraire, visant sur­tout à inter­dire aux latins de com­mu­nier dans les rites orien­taux, furent prises au XVIIIe siècle, pour l’Italie du sud (le rite gréco-​catholique, dit « italo-​grec », s’y est main­te­nu, butte-​témoin du temps où une bonne par­tie de la pénin­sule ita­lienne était par­tie inté­grante de l’Empire byzan­tin) ; en plein XIXe siècle encore, le Saint-​Siège pre­nait des dis­po­si­tions ana­logues pour les Melkites et les Coptes au Proche-Orient …

4) Mais là n’é­tait pas la véri­table tra­di­tion, dont la res­tau­ra­tion se pré­pa­rait. Le pre­mier concile du Vatican en effet étu­dia cette ques­tion : la com­mis­sion char­gée des rites orien­taux éla­bo­ra un décret accor­dant aux fidèles la per­mis­sion de com­mu­nier dans les deux rites… Mais le concile dut se sépa­rer avant d’a­voir pu l’ap­prou­ver. Le pape Léon XIII prit par la suite (comme on l’a indi­qué plus haut) des mesures allant dans ce sens.

Décisions de saint Pie X

Après avoir dres­sé ce tableau, saint Pie X prend la déci­sion, pour favo­ri­ser la concorde entre catho­liques de rites dif­fé­rents et pour encou­ra­ger la com­mu­nion fré­quente, de sup­pri­mer toutes res­tric­tions à la pos­si­bi­li­té pour un catho­lique de com­mu­nier en quelque rite approu­vé que ce soit, « selon l’u­sage ancien de l’Église, afin que (sui­vant un pas­sage de la ses­sion XIII du concile de Trente), tous et cha­cun de ceux qui portent le nom de chré­tiens puissent enfin s’en­tendre et s’ac­cor­der dans ce sym­bole de la concorde. » Et le saint pape achève son étude his­to­rique et dis­ci­pli­naire en citant la Ière Épître de S. Paul aux Corinthiens (I Co 10, 17), qui sert d’an­tienne de com­mu­nion de la messe pour le retour à l’u­ni­té des chré­tiens (messe votive ad tol­len­dum schis­ma) : « Puisqu’il y a un seul pain, nous for­mons un seul corps tout en étant plu­sieurs, nous qui par­ti­ci­pons tous à un même pain. » Le texte pon­ti­fi­cal se conclut sur des pres­crip­tions très claires, dont la prin­ci­pale a été reprise tex­tuel­le­ment dans le Code de droit cano­nique alors en pré­pa­ra­tion et publié en 1917 (canon 466 § 1) : « Il est per­mis à tous les fidèles, de quelque rite qu’ils soient, pour satis­faire leur dévo­tion, de rece­voir la sainte Eucharistie, quel qu’ait été le rite de consé­cra­tion. » Il est seule­ment rap­pe­lé qu’il faut, autant que faire se peut, faire sa com­mu­nion pas­cale dans son rite propre.

Que conclure de tout cela, sinon que la véri­table tra­di­tion de l’Église est celle qui a été remise à l’hon­neur par saint Pie X ? Lorsqu’on est en pré­sence d’une litur­gie digne de ce nom (c’est-​à-​dire, d’une litur­gie approu­vée et trans­mise par les siècles, et non pas for­gée de toutes pièces sous pré­texte de s’a­dap­ter au monde), lorsque cette litur­gie est célé­brée par des ministres catho­liques, c’est-​à-​dire recon­nais­sant l’au­to­ri­té du suc­ces­seur de saint Pierre, il est per­mis sans res­tric­tion d’y assis­ter et d’y prendre part par la sainte com­mu­nion, lors­qu’on est en voyage dans un pays orien­tal, mais aus­si pour de simples motifs de pié­té – lorsque, par exemple, on a l’oc­ca­sion de suivre une céré­mo­nie célé­brée par des prêtres orien­taux en voyage. Le rite qu’ils pra­tiquent est une richesse de l’Église uni­ver­selle ; pour peu qu’on soit un peu ini­tié à ce rite (par un livret bien consti­tué par exemple), et qu’on s’y asso­cie avec dévo­tion et non par sou­ci déré­glé de faire de l’exo­tisme, la pié­té et la foi n’y per­dront rien, bien au contraire.

Néanmoins, il nous faut ajou­ter, pour que notre expo­sé soit com­plet, qu’il ne serait pas nor­mal de délais­ser de façon habi­tuelle son rite propre : les textes offi­ciels nous l’in­diquent, ain­si que le simple bon sens. A moins qu’a­gir ain­si soit la seule façon d’as­sis­ter à un rite catho­lique irré­pro­chable. Le cas n’est pas chi­mé­rique ; nous connais­sons plus d’un catho­lique « latin » qui, à la fin du XXe siècle, fuyant des « nou­velles messes » qui les cho­quaient à juste titre, furent heu­reux de trou­ver des lieux de culte catho­liques orien­taux à leur por­tée, qui leur per­mirent de pro­té­ger leur foi et leur piété.

Fraternité de la Transfiguration