« Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie (Jn 15, 13) pour des condamnés à mort. »
Saint Bernard
Pour le sacrifice de la Pâque, la loi mosaïque prévoyait que l’agneau immolé serait fixé sur le bois pour être cuit au feu, avant d’être consommé. Et voici que Jésus, véritable Agneau de Dieu qui seul enlève le péché du monde, s’étend de lui-même sur le bois. Ma vie, nul ne me l’ôte, c’est moi qui la donne, avait-Il dit (Jn 10, 18). Ainsi cela s’accomplit-il : Il se livre à ses bourreaux. Il présente ses mains et ses pieds aux clous qui brisent ses veines, ses nerfs, qui traversent ses membres. Il se laisse fixer à l’autel de son sacrifice. Saint Paul, extasié, le chantera à sa manière : Il m’a aimé et s’est livré pour moi ! (Ga 2, 20)
Cette immense liberté du Christ, cette folie d’amour par laquelle II nous a aimés, n’éclate que plus dès l’instant qui suit. Tandis que les bourreaux préparent clous et marteaux, voici qu’on présente à Jésus du vin mêlé de myrrhe, pour qu’il en boive. Ce geste qui étonne au premier abord s’enracine dans une antique coutume juive, fondée sur le livre des Proverbes (Pr 31, 6- 7). Elle réclamait qu’au moment où allait débuter le supplice, on présentât aux condamnés une boisson faite de vin généreux coupé de myrrhe.
Cette boisson, euphorisante, enivrait à demi. Elle rendait donc moins pénibles au supplicié les tortures qu’il allait subir. Ainsi fit-on pour le Christ : Ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de myrrhe. Mais, continue saint Marc, Il ne le prit pas (Mc 15, 23). Il ne voulut point en boire, insiste saint Matthieu (Mt 27, 34). Il ne voulut point en boire, car II ne voulut point soulager ses souffrances. Désireux de nous aimer jusqu’au bout (Jn 13, 1), Il porta jusqu’au bout le poids de nos péchés, afin de les expier sur le bois.
Pourtant, rien n’était plus cruel que cette crucifixion.
Bien sûr, il y a ce moment terrible où les clous transpercent les poignets et les pieds. Les exécutants agissent d’autant plus brutalement qu’ils sont excités par ceux qui les entourent. Du Christ, ces derniers avaient eu peur. Ils en avaient eu peur, car II répandait le bien partout où il allait (Ac 10, 38) ; Il guérissait miraculeusement les malades, multipliait les pains, et d’un seul mot ressuscitait les morts. Ils avaient eu peur de sa puissance, car de lui ils ne voulaient pas, tellement II menaçait leur statut et leur propre puissance, leurs petits arrangements et leurs lâches compromissions.
Maintenant qu’il est là, apparemment impuissant et en tout cas à leur merci, toute cette peur se mue d’un coup en haine et en mépris, se déversant d’autant plus violemment que grande fut leur peur. Ils pensent tenir leur victoire, et ne veulent que plus l’assurer en immobilisant à tout jamais le Christ en son gibet de bois. Non seulement II y mourrait, mais avec lui son mythe, pensaient-ils. Comment, pantelant sur le bois, pourrait-Il prétendre venir de Dieu, alors que le Deutéronome affirme maudit de Dieu celui qui meurt sur le bois (Dt 21, 23) ? Aveuglés qu’ils sont, ils ignorent qu’en cette Passion, le Christ veut incarner notre malédiction, pour la faire périr en lui !
Voici donc Jésus, les mains et les pieds transpercés. On dresse la croix et d’un coup, de tout son poids, le corps du supplicié laissé à lui-même s’affale vers le bas. Les clous des poignets sont les seuls points d’appui le retenant, tandis que les jambes se recroquevillent. Quant aux bras, les voici suspendus, fermant d’autant la cage thoracique ; en une telle position, toute respiration digne de ce nom devient impossible. Pour reprendre son souffle, le crucifié n’a d’autre choix que de prendre appui sur les clous des pieds et des mains pour se redresser, avant de s’affaler à nouveau, de douleur. Mais le voici bientôt acculé à se redresser à nouveau, sous peine d’asphyxie. En cette terrible alternance où la douleur ne cède le pas qu’à la douleur, les clous se font toujours plus cruellement sentir, labourant d’autant les plaies des poignets et des pieds.
Ces plaies sont les plus grands supplices physiques de la Passion. À elles seules, elles résument toute la souffrance du Christ crucifié. Avec celle du côté bientôt transpercé, elles nous clament donc l’amour de Dieu pour nous, toute la victoire de Jésus sur le péché : Il a été transpercé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos iniquités ; le châtiment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris (Is 53, 5). « Par ces trous béants, s’exclame saint Bernard, je puis goûter et voir combien le Seigneur est bon (Ps 33, 9). Le clou qui pénètre en lui est devenu pour moi une clef qui m’ouvre le mystère de ses desseins. Comment ne pas voir à travers ces ouvertures ? Les clous et les plaies crient que vraiment, en la personne du Christ, Dieu se réconcilie le monde. Le secret de son cœur paraît à nu dans les plaies de son corps ; apparaît à découvert le grand mystère de sa bonté, cette miséricordieuse tendresse de notre Dieu, Soleil levant qui nous a visités d’en haut (Lc 1, 78–79). Et comment cette tendresse ne serait-elle pas manifeste dans ses plaies ? Quoi de plus éclatant que tes plaies pour montrer que toi, Seigneur, tu es doux et compatissant et d’une grande miséricorde (Sg 15, 1), puisqu’il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie (Jn 15, 13) pour des condamnés à mort ? » (Saint Bernard).
Son amour infini, Dieu nous l’avait chanté en Isaïe : Une femme oubliera-t-elle son nourrisson, n’aura-t-elle pas pitié du fruit de ses entrailles ? Quand même les mères oublieraient, moi, je ne t’oublierai point ! Vois, je t’ai gravé sur la paume de mes mains (Is 49, 15–16). Oui, Jésus aujourd’hui nous a gravés en ses plaies. Nous y sommes gravés non avec de l’encre, mais avec son propre sang ; non à la plume, mais par les clous. Nous sommes inscrits dans les stigmates mêmes de sa chair, et voici que ces mêmes stigmates s’inscrivent en nous par le caractère baptismal, marque d’appartenance s’il en est. Ces plaies de Jésus deviennent notre espérance, notre confiance, notre prière : « Seigneur, ce sont vos mains qui m’ont fait, ces mêmes mains qui ont été clouées à la croix pour moi ; Seigneur, ne méprisez pas le travail de vos mains ; je prie les plaies de vos mains de m’obtenir que vous jetiez les yeux sur moi. Vous m’avez inscrit, marqué dans vos mains (Is 49, 16) ; lisez cet écrit, et sauvez-moi » (Saint Augustin).
Oui, ces plaies desquelles se déversent des torrents d’amour, ces plaies offertes en propitiation pour nous, ces plaies sont devenues de véritables fontaines de salut. Voici accomplie la prophétie de Zacharie : En ces jours-là, une fontaine sera ouverte pour la maison de David et pour les habitants de Jérusalem, pour laver les péchés et les souillures (Za 13, 1). Tous les saints y ont puisé, tous les saints s’y sont enivrés. Car pour nous, elles sont toujours ouvertes : le Seigneur les a gardées telles en son corps glorieux. C’est en les montrant que le Ressuscité redonna paix à ses disciples (Jn 20, 20), c’est à leur contact que Thomas recouvra la foi et s’écria : Mon Seigneur et mon Dieu (Jn 20, 28). Ces plaies, Jésus constamment les présente pour nous à son Père dans les Cieux, semper ad interpellandum pro nobis (He 7, 25), comme perpétuelle intercession faite en notre nom. Ni le temps ni l’éternité ne pourront détruire ces marques, éternellement offertes par le Christ Prêtre à son Père. D’année en année, et ce jusqu’à la fin des temps, de ces clous le prêtre scelle le cierge pascal, prononçant pour nous la formule salutaire : « Par ses saintes plaies glorieuses, que le Christ Seigneur nous garde et nous protège. Amen ».
Par ses blessures nous sommes donc guéris (1 P 2, 24). En considérant ce corps pantelant, où depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête plus rien n’est sain, contemplons le Christ labouré, merveilleux champs où sont cachés tous les trésors ; Puisons les eaux vives aux fontaines du Seigneur (Is 12, 3).
Source : Lou Pescadou n° 227