« Il s’agit de savoir si l’on désire vivre avec les Anges ou avec les bêtes…»
Ces mots de Psichari résument assez bien la grande différence qui divise les hommes. Ils ne font que reprendre ce que disait saint Paul aux Galates : Marchez selon l’esprit… la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair. Ils sont opposés l’un à l’autre. La chair, c’est ce qui s’oppose à l’esprit… c’est la matière, c’est l’obsession du corps avec toutes ses addictions. C’est aussi la tyrannie du pouvoir, de la domination par l’argent ou par la science dévoyée, qu’elle soit économique, écologique ou médicale. Le marxisme continue tous les jours avec succès à matérialiser les masses…
C’est dans ce monde matérialiste que nous survivons et les pseudos valeurs qu’il nous impose tendent toujours plus à étouffer notre réalité spirituelle. Le fait est là… les hommes ne croient plus. Non seulement ils ne croient plus au Credo, mais ils ne croient plus à l’esprit, c’est-à-dire à Dieu, à l’âme spirituelle : ils ne savent plus qu’ils ont une âme et qu’elle est faite pour Dieu.
L’homme n’est pas une bête. Contre le matérialisme, l’opposition doit être un combat moral et spirituel. Car la défaite de la matière, c’est la victoire de l’esprit. Et la victoire de l’esprit, c’est une âme qui trouve la transcendance absolue de Dieu.
Erat in civitate peccatrix...
Il y avait dans la ville une pécheresse. Luc ne dit ni son nom, ni son passé. La tradition juive, le Talmud, par contre, nous prodiguent les détails sur la beauté de la Madeleine, son opulente chevelure, ses richesses, ses scandales.
Mariée à un certain Pappus, docteur de la loi qui poussa la jalousie – cela est assez conforme aux mœurs orientales – jusqu’à l’enfermer, quand il quittait la maison, la fière Juive s’affranchit de cet esclavage et s’attachant à un officier romain de Naïm, elle le suivit à Magdala. Ses désordres l’y rendirent célèbre, lui valant le surnom de « la Madeleine, la femme de Magdala ».
Ces détails, supposés exacts, ne prouveraient nullement qu’il faille voir en elle une pécheresse de bas étage différente de tant de patriciennes romaines.
Le sobriquet par lequel les juifs la flétrissaient, « la Madeleine », s’explique suffisamment par ces faits : adultère public que la loi juive punissait de lapidation, vie païenne, en un milieu particulièrement dissolu : Magdala. De cette ville, il ne reste aujourd’hui que quelques pierres croulantes au bord du lac de Tibériade. Mais à l’époque, Magdala était pour la colonie romaine une ville d’eau, une ville de plaisirs, une ville de péché. Madeleine, la belle Juive, l’épouse infidèle d’un docteur de la loi, était « l’étoile », l’âme perdue de Magdala.
Mais Magdala était aussi au cœur de cette Palestine évangélisée, depuis un an, par Jésus. C’était dans ces villes et ces villages voisins du lac qu’il multipliait ses prodiges, à la recherche de la brebis égarée. Il y avait prononcé le Discours sur la Montagne : Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ! – Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !
Habituée, en son nouveau milieu, à se déplacer librement, la Madeleine avait dû voir et entendre celui que les foules acclamaient et que les Docteurs poursuivaient de leur haine jalouse.
Âme élevée, malgré ces « sept démons » dont Jésus la délivrera, la sœur de Marthe et de Lazare écoutait cette parole si nouvelle, si différente de la casuistique pharisienne à laquelle l’avait initiée son premier époux.
Son cœur inquiet s’ouvrit à la confiance. C’était une dimension autre pour elle. Les lépreux purifiés, les aveugles guéris, le fils de la veuve de Naïm ressuscité, les pécheurs évangélisés, tout lui suggérait qu’elle pouvait elle-aussi ressusciter, entrer dans la terre des vivants où l’amour n’est plus un mot profané. Sa lèpre, c’était la luxure. Sa mort, c’était ce corps qu’elle avait détourné de Dieu. Elle commence à voir, mais son péché la tient écartée de la Lumière. Où trouvera-t-elle la Vie ? Elle cherche ce regard éternel de bonté qui rend beau.
Cette inexorable volonté féminine qui, chez Hérodiade poursuivait des fins criminelles par des prodiges d’astuce, nous la retrouvons en elle, mais tournée vers le bien. Madeleine n’aura de cesse qu’elle n’ait réalisé son rêve : obtenir de Jésus son pardon.
Car elle est la seule, comme le souligne Bourdaloue, qui paraisse, dans l’Évangile, s’être adressée à Jésus-Christ en vue d’obtenir la rémission de ses péchés. Les autres qui étaient Juifs d’esprit et de cœur ; aussi bien que de religion, ne recouraient à Lui que pour obtenir des grâces temporelles, pour être guéris de leurs maladies. Et si Jésus les convertissait, c’était presque contre leur intention.
Mais Madeleine cherche Jésus-Christ pour Jésus-Christ même. Tu ne me chercherais, si tu ne m’avais déjà trouvé… Indice d’une rare qualité d’âme dont se souviendra Jésus quand il dira aux Pharisiens drapés dans leurs vertus extérieures : Les pécheresses publiques vous précéderont dans le Royaume de Dieu.
Ces juifs, ce qu’ils demandent au Christ, c’est qu’il s’estime honoré de recevoir d’eux un salut protecteur, c’est qu’il les consulte sur le juste et l’injuste dont ils sont les arbitres. Mais demander le pardon de leurs péchés ! Quelle idée ! Eux qui sont sans péché, eux qui jugent et ne sont pas jugés.
Or un de ces purs, Simon le Pharisien, invite Jésus à dîner. Pourquoi ? Est-ce seulement par curiosité, pour espionner ce Rabbi dont les Sanhédrites cherchent à se débarrasser comme ils se sont débarrassés de Jean-Baptiste, et prendre ainsi une certaine importance dans ce milieu ? Ou, est-ce par cette vanité mondaine, faite d’elle-même de seulement paraître ?
J’irai !
Madeleine apprend l’événement et décrète en elle-même ce même mouvement qui arrache son âme du bourbier de ses esclavages, comme l’enfant prodigue abandonnant le service de l’auge des porcs dont il s’occupe. J’irai, je lui arracherai mon pardon. Quel pécheur, lucide de son état, ne s’est-il pas dit, un jour, ce même mot… J’irai !
Elle, l’excommuniée, légalement réservée à la lapidation, n’ignore pas que la porte d’un pharisien lui est doublement interdite. Elle sait que la loi ordonne à Simon de la jeter dehors. Il n’y a que le regard miséricordieux du Christ qu’elle recherche. Que lui importe ? écrit Bourdaloue, elle aime enfin et pour la première fois. Avec la crainte, on délibère, mais avec l’amour on agit.
Des désordres d’hier il ne lui reste que l’impudence. Elle a été jusqu’à présent sans pudeur ; elle ne sait ce que c’est que de rougir. Et le regard de ces hommes qui la toisent pour la réduire à ce qu’elle était, lui est indifférent. Elle entre dans la salle où Jésus était. Elle a quitté l’impureté d’une mondaine, mais elle s’est réservée le front d’une mondaine.
Or, raconte saint Luc, Simon le Pharisien en accueillant Jésus avait omis les devoirs élémentaires de la politesse juive. Était-ce une subtile façon pour se couvrir aux yeux des Pharisiens ou une nouvelle arrogance pour souligner le grand honneur qu’il faisait à ce Rabbi sans titres de l’admettre à sa table ?
Il avait donc omis de baigner les pieds couverts de poussière de Jésus, il avait volontairement oublié de l’embrasser, de parfumer ses cheveux. Jésus n’avait pas souligné ces impolitesses. Il s’était mis à table, au milieu des Pharisiens dont le regard le mesurait de leurs bassesses. Après les bénédictions rituelles dont Simon n’avait certainement omis cette fois-ci aucune rubrique, il s’était étendu sur le sofa, comme il le fera sur la Croix : le royaume du Ciel est semblable à un festin de noces dira-t-il… dans quelques instants, une petite âme, une épouse retrouvera la Vie.
Selon l’usage, la salle de festin était restée ouverte et les amis de Simon y entraient librement. Or, soudain, c’est l’émoi ! La Madeleine se glisse parmi les visiteurs. Elle profite de l’étonnement et marche rapidement vers le Rabbi dont les pieds nus s’offrent à elle.
Dans ses mains, elle porte un vase d’albâtre plein de parfum, vase au long col qu’une pression des doigts suffit à briser. Silencieuse, elle s’agenouille, arrose de ses larmes les pieds de Jésus, brise le col du vase, en répand l’huile parfumée sur ces pieds qu’elle essuie de ses longs cheveux dénoués. Acte créateur… acte premier d’humilité, acte de naissance.
C’est pour une femme juive une honte de paraître en public les cheveux épars… Et Jésus semble ne rien remarquer. Simon, lui, s’agite, un sourire moqueur aux lèvres ; la joie l’emporte sur la colère, c’est une joie mauvaise… c’est la joie du damné qui se réjouit du mal et du scandale. Jésus est jugé ! S’il était un prophète, comme le pense cette populace ignorante de la loi, il saurait quelle est cette femme qui le touche… une pécheresse. Il l’aurait repoussée – il aurait dû le faire ! – pour ne pas contracter une souillure légale. La morale hypocrite de Simon ne sait pas que Jésus lit dans son âme. Parce que Jésus regarde les âmes.
Simon, dit-il, regardant son âme au delà de son regard… j’aurais quelque chose à te dire. Voilà Simon face à lui-même : Parle, maître.
Maître ? À la seule façon que le Christ a de lui parler, Simon est lui aussi invité aux réalités spirituelles, mais il n’y rentrera pas. Deux hommes devaient à un créancier ; l’un 500 deniers, l’autre 50. Comme ils n’avaient pas de quoi s’acquitter ; il leur remit leur dette à tous deux. Quel est, penses-tu, celui qui l’aimera le plus ? – Sans doute celui à qui il aura remis davantage. – Très bien répondu. Alors que Simon se perdait dans de mauvaises pensées, Jésus lui parle d’amour : Quel est, penses-tu, celui qui l’aimera le plus ?
Tu vois cette femme, Simon ?
Et, se tournant vers Madeleine, Jésus apprend à Simon à mieux regarder l’autre, à le regarder autrement que par les yeux du corps. Quand je suis entré chez toi, tu ne m’as pas versé d’eau sur les pieds, mais elle, de ses larmes, elle a arrosé mes pieds et de ses cheveux elle les a essuyés. Tu ne m’as pas donné de baiser ; mais elle, depuis que je suis entré, n’a pas cessé de me baiser les pieds. Tu ne m’as pas oint d’huile la tête, mais elle m’a oint les pieds de parfum.
Cette succession de « tu ne m’as pas » a dû meurtrir la vanité du pharisien. Mais voici que ce rabbi qu’il a invité à sa table, le compare à une femme, et quelle femme ! Cette comparaison avec cette pécheresse l’a certainement profondément humilié. Pour Simon, c’est une chute terrible, semblable à celle de Saint Paul de son cheval. C’est une chute intérieure de soi-même que provoque le Christ dans son âme.
C’est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Et elle aimera davantage parce qu’on lui a remis davantage. Les paroles de Jésus sont d’une extrême douceur. Pourtant la leçon est rude pour Simon ; mais il en va de sa vie éternelle. Mais celui à qui on remet moins aime moins… Jésus dit à Simon ce qu’il voit en lui : toi, tu n’aimes pas du tout parce que tu estimes n’avoir rien reçu et tu penses n’avoir rien à recevoir. Simon est l’image du désespoir.
Il n’y a pas de progrès, il n’y a pas d’horizons, il n’y a pas d’espoir pour l’homme qui s’adonne aux esclavages de la chair : il n’y a que le « moi », le « je » obèse qui rend aveugle. La matière le renferme, le limite à lui-même. Il s’agit de savoir si l’on désire vivre avec les Anges ou avec les bêtes. Alors, s’adressant à Madeleine, Jésus dit, tes péchés te sont remis… Tes péchés te sont remis, parole qui soulève les murmures des Pharisiens : Qu’est-il celui-là pour remettre les péchés ? pouvoir réservé à Dieu. Mais Lui, sans s’émouvoir continue : ta foi t’a sauvée, va en paix !
Madeleine se lève. Eux, ils continueront à murmurer… malheureux pharisiens, pauvres pécheurs imbus de vous-mêmes et incapables en cet instant de saisir le drame spirituel de cette âme qui a trouvé Dieu. Cela vous vaudra un jour cette réplique foudroyante : Race de vipères ! Pas plus que vous ne songez à vous faire pardonner, vous ne pardonnez à ceux que vous faites tomber. Tandis qu’ils courbent la tête, qu’ils détournent leurs regards avec mépris, Madeleine, indifférente à leurs murmures s’en va, changée, purifiée, ressuscitée. Elle vit ! désormais elle est insensible à tout, sauf aux pures joies de l’amour pénitent.
Bossuet s’exalte à ce spectacle et fixe, en quelques traits la psychologie des grands mystiques pénitents : Va, cœur épuisé, fatigué, qui n’as jamais rien trouvé qui fût capable de recevoir l’immensité de ton amour ; va t’abîmer dans l’océan, va te perdre dans l’infini, va t’absorber dans le tout.
Beaucoup de péchés lui sont remis. C’est parce que Madeleine a quitté la geôle des sens et s’est éveillée à l’esprit que Jésus pardonne. Cette pécheresse dont il voit l’âme changée, il va la réhabiliter avec une audace déconcertante ; il va l’admettre, à côté de la Vierge Marie, dans le collège des saintes Femmes. Parce que Jésus regarde le cœur. Bien plus, il ne refusera pas de prendre ses repas, dans la maison de Béthanie. Et tandis que Marthe s’affaire et s’agite, préparant le repas, Madeleine, aux pieds du Maître, écoute et désormais se nourrit. Cela indispose Marthe, mais Jésus défend Madeleine. Elle a choisi la meilleure part. Laquelle n’est pas l’inaction. Madeleine se montrera plus agissante que Marthe, l’heure des grands combats venue ; la meilleure part c’est d’apprendre avant d’agir.
D’apprendre ceci : Dieu a moins besoin de nos bras que de nos cœurs, d’ailleurs quand les cœurs ne sont pas donnés, les bras se lassent vite.
Ce sont les larmes de Madeleine qui, après la mort de Lazare, ont tiré des larmes à Jésus et lui ont fait commander, penché sur le tombeau où reposait depuis quatre jours le cadavre putréfié le Lazare, lève-toi et sors !
Au lendemain de la résurrection de Lazare, au festin de Simon le lépreux, à Béthanie, nous retrouvons ce geste de la pécheresse de Magdala. Au début du repas, Madeleine, prosternée devant les pieds nus de Jésus, les arrose de larmes et de parfums et les essuie de ses cheveux dénoués. Or ce parfum valait 300 deniers ! Scandale de prodigalité aux yeux de Judas, mais geste d’amour auquel Jésus promet l’immortalité. En elle l’esprit s’est affirmé, elle a remporté la victoire sur la chair… l’homme animal est dompté. Judas, c’est la défaite de l’esprit, c’est la défaite de l’homme ; il sera éternellement l’ombre, l’antithèse, la démonstration par l’absurde des possibilités spirituelles incroyables de l’esprit. Malheureusement il sera aussi le modèle de notre monde moderne.
La grande réalité mystique emporte la Madeleine vers l’expiation, l’amour, le don de soi. Gloire suprême de la réhabilitée, le Vendredi Saint, au Calvaire, plus courageuse que les Apôtres, réhabilitant par son courage l’honneur de l’humanité, elle sera debout à côté de la Vierge. Le dernier regard du Christ mourant se posera sur elle et sur l’immaculée. Puis, prouvant une fois de plus que jamais le courage de l’action ne fut porté plus haut que chez les contemplatifs, avant les Apôtres, elle reviendra au Saint-Sépulcre, le matin de Pâques. Audace qui ne doute de rien, car l’amour ignore les impossibilités. Voyant le tombeau vide, elle interrogera Jésus ressuscité qu’elle prend pour le jardinier : Si c’est toi qui l’as enlevé, dis-moi où tu l’as mis et moi je l’emporterai.
Maria !
D’un mot Jésus se fait reconnaître, puis il l’envoie aux Apôtres leur annoncer la Résurrection. Elle est choisie pour être « l’apôtre des Apôtres ». Au lendemain de l’Ascension, aux hasards des flots, Jésus la conduit aux rivages de Provence. Après avoir secondé, à Marseille, l’apostolat de son frère Lazare, jusqu’au jour de son martyre, elle gagne les solitudes sauvages de la Sainte-Baume. Là, le Christ lui fera gravir les plus hauts sommets de la vie mystique.
À de telles âmes, souligne Bossuet, il faut la solitude des déserts et des sites sauvages, symbole de ce dénuement total où elles tendent. Une heure vient où elles ne connaissent plus qu’une joie : celle de donner ; même les pures joies de la contemplation, elles les sacrifient. Et là finit le Cantique, consommation de tout le mystère du saint Amour. Alors il ne reste plus que la mort, commencement de la vie.
Quand Madeleine, sentit venir sa fin, elle descendit de son Thabor, après avoir prié saint Maximin de lui apporter une dernière fois la communion. Elle le rejoignit sur la voie Aurélienne, s’agenouilla, comme jadis à Magdala et à Béthanie, aux pieds du Maître. Son opulente chevelure jadis profanée, puis réhabilitée, est devenue blanche. À genoux, au bord du chemin, elle reçoit Celui qui lui dit un jour, va en paix, tes péchés te sont pardonnés. Il restait à les expier par la pénitence et l’action. Dans le don quotidien elle a trouvé cette paix qui la fuyait dans le péché. Après la communion, elle inclina la tête et entra dans l’extase éternelle.
C’est au fond de notre âme, entre l’esprit et la matière, entre l’esprit et la bête, que se joue le sort du monde et notre sort. C’est parce qu’il sait que depuis vingt siècles, sur la Croix du vendredi saint, l’esprit a fini par avoir raison de la matière, que le chrétien ne peut céder au vertige du désespoir. Le carême qui approche sera encore le temps des grands combats avec Jésus sur la Croix et des grandes victoires avec Lui, au matin de Pâques.
Source : La part des Anges n° 13 – février 2025