La « révolution de mai 68 », comme on l’appelle depuis un demi-siècle, constitue davantage le symbole d’une rupture sociale forte qui a ouvert la voie à une revendication individualiste durable, qu’une révolte historique marquante comme l’ont été les révolutions de 1789, de 1830 ou de 1848.
Des restes d’un ordre social bourgeois et encore national qui s’était lui-même emparé du pouvoir en 1789, on est passé à une transgression adolescente qui tient lieu d’audace, à la contestation de toute autorité et de toute transcendance, qui donne l’illusion d’avoir atteint l’autonomie de l’âge adulte, alors que l’on a généralement affaire aux caprices d’enfants gâtés. La « déconstruction des stéréotypes » imposés par la société, la « fin des tabous », la revendication des droits les plus singuliers qui caractérisent l’esprit soixante-huitard rappellent les origines marxistes, freudiennes et existentialistes des inspirateurs du mouvement.
En ce fameux mois de mai surchauffé, on a offert à la jeunesse plutôt chanceuse du baby boom le luxe de jouer pour un temps dans un monde sans adultes. L’Etat contesté pensait qu’il fallait que jeunesse passe et finit par prendre peur devant les activistes déterminés. L’Université discréditée dut adapter ses programmes à la montée d’une génération qui voulait des diplômes et du travail.., sans travailler. La morale de papa fut jetée aux orties. La musique et le cinéma importés des USA faisaient rêver d’une révolution en jeans ou jupe courte, sur fond de rock and roll.
Dans ce nouveau monde factice, il est désormais interdit d’interdire. Le vent de la licence sexuelle balaiera la vieille morale rigide issue d’un temps révolu. Les hommes d’Eglise avaient montré l’exemple en inventant une doctrine nouvelle lors du Concile Vatican II, pour être plus proche des attentes du peuple, sans craindre de s’éloigner de la doctrine multiséculaire dont elle avait la garde.
Rousseau et Marc Sangnier avaient finalement raison. L’homme est un « tout parfait et solitaire[1] », il est son propre roi, libre et émancipé de toute autorité qui ne vienne de lui. Pourtant saint Pie X, en condamnant le Sillon de Marc Sangnier en 1910, avait dénoncé l’utopie :
« Le Sillon réclame, au nom de la dignité humaine, la triple émancipation politique, économique et intellectuelle, la cité future à laquelle il travaille n “aura plus de maîtres ni de serviteurs ; les ci toyens y seront tous libres, tous camarades, tous rois. Un ordre, un précepte, serait un attentat à la liberté ; la subordination à une supériorité quelconque serait une diminution de l’homme, l’obéissance une déchéance. [2]»
Cinquante ans après, les héritiers de mai 68 veulent réaliser l’étape suivante, celle que leurs grands-parents n’avaient même pas la prétention d’accomplir, dans l’agitation printanière de leurs vingt ans. Il s’agit de réaliser une nouvelle humanité, créée de toutes pièces par l’homme, sans autorité au-dessus d’elle, pas même celle issue des contraintes de la nature humaine elle-même.
Le progrès des technologies permet cette « ultime transgression[3]». Les transhumanistes, tel est leur nom, investissent des milliards pour concevoir un homme hybride : de chair, d’os et de microprocesseurs. Le cerveau d’un ordinateur dans un corps augmenté des puissances du numérique, choisies comme on achète des options pour l’achat d’une voiture neuve. Avec l’idée de pouvoir être un jour immortel.
1789 avait marqué le renversement d’un ordre politique et social soumis à l’autorité de Dieu. S’en est suivie la destruction de la société inférieure, la famille par le divorce, la contraception et l’avortement, l’enfant n’est plus la fin du mariage. Celui-ci devient un simple contrat entre deux êtres qui trouvent un intérêt provisoire à vivre ensemble, et l’enfant, une marchandise que l’on achètera selon des critères eugéniques stricts. Avec la révolution transhumaniste, c’est la nature même de l’homme qui est visée. L’homme rêve de ne plus dépendre de Dieu pour naître et pour vivre, mais de l’intelligence artificielle et des technologies humaines. Sa vie sera une recherche perpétuelle de plaisir, qui ne sera plus interrompue par la mort et ce qui y conduit. Société renversée, famille décomposée, individu régénéré et artificiel, voilà le triptyque de cette vaste Révolution dont mai 68 demeure un marqueur social important.
C’est dans ce contexte révolutionnaire que la jeunesse catholique d’aujourd’hui vivra et transmettra la ferveur de sa foi. Ou pas. Comme l’écrivait au début du XXe siècle Paul Claudel à Jacques Rivière, à la conversion duquel il contribua :
« Ne croyez point ceux qui vous diront que la jeunesse est faite pour s’amuser : la jeunesse n’est point faite pour le plaisir, elle est faite pour l’héroïsme. C’est vrai, il faut de l’héroïsme à un jeune homme pour résister aux tentations qui l’entourent, pour croire tout seul à une doctrine méprisée, pour oser faire face sans reculer d’un pouce à l’argument, au blasphème, à la raillerie qui remplissent les livres, lesrues et les journaux, pour résister à sa famille et à ses amis, pour être seul contre tous, pour être fidèle contre tous. Mais « prenez courage, j’ai vaincu le monde[4]». Ne croyez pas que vous serez diminué, vous serez au contraire merviellleusement augmenté. C’est par la vertu que l’on est un homme. La chasteté vous rendra vigoureux, prompt, alerte, pénétrant, clair comme un coup de trompette et tout splendide comme le soleil du matin. La vie vous paraî tra pleine de saveur et de sérieux, le monde de sens et de beauté.[5]» [3 mars 1907]
Or, pour concrétiser cette belle exhortation claudélienne, il faut une jeunesse audacieuse et magnanime, revêtue de la vertu de force. De l’audace qui se nourrit de la foi surnaturelle en la grâce de Jésus-Christ pour soulever des montagnes et vaincre le péché, d’abord en soi-même. On pourrait emprunter à séquence du Lauda Sion, de la Fête-Dieu, une devise qui invite le jeune à louer le Sauveur non seulement par des chants mais par une vie sainte :
« Quantum potes, tantum aude,/ Quia maior omni Iaude,/ Nec laudare sufficis. « Ose de tout ton pouvoir, car Il est plus grand que toute louange et à le louer tu ne suffis pas. »
Avec l’audace, la magnanimité qui fait désirer et accomplir les œuvres vertueuses les plus grandes. Le magnanime n’est pas orgueilleux, dès lors qu’il sait que ce qu’il entreprend et les talents dont il use pour servir Dieu lui viennent de Dieu lui-même.
Le programme décrit par Claudel peut-il encore enthousiasmer les petits-fils de mai 68 ? Le courage et la loyauté des adultes qui les éduqueront, l’Espérance invincible dans le mystère de la Croix, la vie eucharistique et mariale sont les conditions pérennes d’un idéal de vie chrétienne pour la jeunesse du XXIe siècle. A nos jeunes de saisir la grâce et de se laisser transformer par le Christ ressuscité qui les appelle.
Abbé Philippe Bourrat, Directeur de l’enseignement du District de France de la FSSPX
Accès à l’intégralité de la lettre de l’ADEC n° 32
- -J‑J. Rousseau, Du Contrat social, Livre II, ch. 7[↩]
- - St Pie X, Notre charge apostolique, 1910, § 22[↩]
- - Dr Jean-Pierre Dickès, L’Ultime transgression, Editions de chiré, 2016 et La Fin de l’espèce humaine, Editions de Chiré, 2016.[↩]
- - St Jean, XVI, 33[↩]
- - Jacques Rivière et Paul Claudel, Correspondance 1907–1914, Libraire Pion, 1926, Livre de vie, 1963, p.35–36[↩]