Doutes sur la canonisation de Jean XXIII et de Jean-​Paul II

Le 3 sep­tembre 2013, à l’oc­ca­sion du consis­toire qui se tenait à Rome, le pape François a annon­cé qu’il pro­cè­de­rait à la cano­ni­sa­tion de Jean XXIII (1958–1963) et de Jean-​Paul II (1978–2005) dans une céré­mo­nie unique, le 27 avril 2014. Dès la béa­ti­fi­ca­tion d’Angelo Giuseppe Roncalli, le 3 sep­tembre 2000, et de Karol Wojtyla, le 1er mai 2011, la Fraternité Saint-​Pie X a émis de très sérieuses réserves.

Des interrogations restées sans réponse

S’agissant de Jean-​Paul II, ces réserves ont été expri­mées dans une étude théo­lo­gique qui fut remise aux auto­ri­tés romaines, à diverses reprises et par divers inter­mé­diaires, mal­heu­reu­se­ment en vain : il ne fut tenu aucun compte des argu­ments théo­lo­giques avan­cés dans le dos­sier que Mgr Bernard Fellay ren­dit public le 25 mars 2011. Dans la pré­face de cet ouvrage, le Supérieur géné­ral de la Fraternité Saint-​Pie X rap­pe­lait com­ment il avait ten­té de por­ter à la connais­sance des res­pon­sables du pro­cès les graves inter­ro­ga­tions que le pon­ti­fi­cat du pape polo­nais ne man­quait pas de soulever.

« A la suite de Mgr Marcel Lefebvre, dont les juge­ments sur le pape Jean-​Paul II sont publics, la Fraternité Saint-​Pie X n’a pas cru pou­voir taire de telles inter­ro­ga­tions. J’ai donc deman­dé en son temps à l’abbé Patrick de La Rocque de rédi­ger un docu­ment qui serait remis aux auto­ri­tés ecclé­sias­tiques en charge du pro­cès dio­cé­sain : c’est à cette ins­tance, en effet, qu’il reve­nait de recueillir tous les témoi­gnages favo­rables et défa­vo­rables concer­nant la répu­ta­tion de Jean-​Paul II.

« Ce docu­ment, qui consti­tue le corps du pré­sent livre, fut envoyé selon les normes du droit aux divers res­pon­sables du pro­cès dio­cé­sain, afin d’être pla­cé par­mi les pièces du dos­sier et exa­mi­né avec le même soin que les autres. Parvenu à temps aux bureaux com­pé­tents, notre pli fut mys­té­rieu­se­ment mis de côté, pour n’être déca­che­té qu’au len­de­main de la clô­ture du pro­cès dio­cé­sain, c’est-à-dire trop tard pour être pris en consi­dé­ra­tion. Ainsi, il ne figu­ra point par­mi les dizaines de mil­liers de pages de témoi­gnages solen­nel­le­ment remises à la Congrégation pour la doc­trine des saints. Portées par un autre biais à la connais­sance des tri­bu­naux romains, nos inter­ro­ga­tions ne reçurent mal­heu­reu­se­ment aucune réponse, bien au contraire : le 19 décembre 2009, le Saint-​Siège décla­rait l’héroïcité des ver­tus du pape défunt. Devions-​nous alors nous taire ? Fort de la recom­man­da­tion de l’apôtre – ‘Insiste à temps et à contre­temps’ (2 Tm 4,2) – nous choi­sis­sions de remettre ce même manus­crit à nos inter­lo­cu­teurs romains, dans le cadre des échanges doc­tri­naux entre la Fraternité Saint-​Pie X et le Saint-​Siège, leur indi­quant de sur­croît notre inten­tion de publi­ca­tion. Effet du hasard du calen­drier ou non, le monde appre­nait quelques jours plus tard l’arrêt pro­vi­soire du pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion, faute de preuves suf­fi­santes attes­tant le ‘miracle’ qui aurait été obte­nu par l’intercession de Jean-​Paul II. Pourtant ce même ‘miracle’ était fina­le­ment recon­nu quelques mois plus tard, et la céré­mo­nie de béa­ti­fi­ca­tion pro­gram­mée pour le 1er mai 2011. Ces pages repre­naient donc toute leur actua­li­té. Aussi en ai-​je deman­dé la publi­ca­tion. » (Préface à Jean-​Paul II, doutes sur une béa­ti­fi­ca­tion, Clovis, p.11–12)

Des doutes intacts

Quels étaient les doutes pro­fonds qui pla­naient sur la vali­di­té de la béa­ti­fi­ca­tion de Jean-​Paul II ? Ils étaient sus­ci­tés par la rapi­di­té inouïe avec laquelle on s’empressa d’instruire le pro­cès, éga­le­ment par les faits avé­rés qui tris­te­ment ponc­tuèrent le pon­ti­fi­cat, mais aus­si et sur­tout par l’« huma­nisme » qui mani­feste l’unité fon­da­men­tale de pen­sée et d’action de Karol Wojtyla. Ces mêmes doutes demeurent intacts à l’occasion de l’annonce de sa cano­ni­sa­tion, – et ce d’autant plus qu’aucune auto­ri­té romaine n’a pu ni vou­lu y répondre. Mgr Fellay les résu­mait en ces termes :

« Un mois après la mort de Jean-​Paul II, le pape Benoît XVI auto­ri­sait l’ouverture du pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion de son pré­dé­ces­seur. Moins de deux ans furent jugés suf­fi­sants pour clore le pro­cès dio­cé­sain, et deux nou­velles années pour éle­ver Karol Wojtyla au rang de ‘véné­rable’ : le 19 décembre 2009, en effet, Benoît XVI signait le décret recon­nais­sant l’héroïcité des ver­tus de Karol Wojtyla, ouvrant toute grande la voie à une béa­ti­fi­ca­tion, fixée au 1er mai 2011.

« L’empressement qui entoure cette béa­ti­fi­ca­tion n’est pas seule­ment regret­table au regard du juge­ment que l’histoire pour­ra por­ter sur ce pon­ti­fi­cat. Il a sur­tout pour consé­quence de délais­ser les graves inter­ro­ga­tions posées à la conscience catho­lique, et ce pré­ci­sé­ment au sujet des ver­tus qui défi­nissent la vie chré­tienne, à savoir les ver­tus sur­na­tu­relles et théo­lo­gales de foi, d’espérance et de cha­ri­té. Au regard du pre­mier com­man­de­ment de Dieu, par exemple, com­ment éva­luer les gestes d’un pape qui, par son pro­pos comme par son bai­ser, semble éle­ver le Coran au rang de Parole de Dieu (Rome, 14 mai 1999) ? qui implore saint Jean-​Baptiste pour la pro­tec­tion de l’islam (Terre Sainte, 21 mars 2000) ? qui se féli­cite d’avoir par­ti­ci­pé acti­ve­ment aux cultes ani­mistes dans les forêts sacrées du Togo (9 août 1985) ? Il y a quelques décen­nies, selon les normes mêmes du droit ecclé­sias­tique, de tels gestes auraient suf­fi à jeter la sus­pi­cion d’hérésie sur la per­sonne qui les aurait posés. Et ils seraient deve­nus aujourd’hui, comme par enchan­te­ment, le signe d’une ver­tu de foi pra­ti­quée à un degré héroïque ? Le pon­ti­fi­cat de Jean-​Paul II et les innom­brables inno­va­tions qui l’ont ponc­tué – de la réunion inter­re­li­gieuse d’Assise (27 octobre 1986) aux mul­tiples demandes de par­don (entre autres, la céré­mo­nie de repen­tance géné­rale à Saint-​Pierre de Rome, le 12 mars 2000), en pas­sant par la pre­mière visite d’un pape à une syna­gogue (Rome, 13 avril 1986) ne sont pas sans poser de graves inter­ro­ga­tions à la conscience catho­lique, inter­ro­ga­tions qui ne font que s’accentuer lorsque, par une béa­ti­fi­ca­tion, de telles pra­tiques sont pro­po­sées comme un exemple au peuple chrétien. (…)

« L’auteur aurait pu, dans son exa­men, pui­ser dans les nom­breux faits éton­nants, trou­blants, scan­da­leux même qui ont émaillé ce pon­ti­fi­cat. Etait-​il digne et conve­nable, pour un pape catho­lique, de rece­voir les cendres sacrées de Shiva (Madras, 5 février 1986) ? D’aller prier selon le mode juif au Mur des lamen­ta­tions (Jérusalem, 26 mars 2000) ? De faire lire l’épître en sa pré­sence par une femme aux seins nus (Nouvelle-​Guinée, 8 mai 1984) ? Tant et tant de faits auraient pu être rele­vés qui, pour le moins, jettent une ombre sur ce pon­ti­fi­cat et sèment le trouble dans toute âme vrai­ment catho­lique. Ces pages pour­tant ne s’arrêtent pas à une dimen­sion pure­ment fac­tuelle, mais nous mène­ront jusqu’au cœur du pro­blème, en expo­sant ce qui consti­tua le point essen­tiel de l’axe du pon­ti­fi­cat : ‘l’humanisme’ de Jean-​Paul II, ses pré­sup­po­sés avoués et ses consé­quences iné­luc­tables, ‘huma­nisme’ dont l’illustration la plus mar­quante fut la réunion inter­re­li­gieuse d’Assise en 1986. Si l’abbé de La Rocque nous pré­sente sous trois cha­pitres dis­tincts quelques-​unes des prin­ci­pales rai­sons qui font obs­tacle à la béa­ti­fi­ca­tion de Jean-​Paul II, son ana­lyse mani­feste l’unité fon­da­men­tale de pen­sée et d’action de Karol Wojtyla dont, il faut mal­heu­reu­se­ment le recon­naître, la com­pa­ti­bi­li­té avec la Tradition catho­lique est bien dif­fi­cile à éta­blir. » (Ibidem, p.10–11 et 13 – Les lieux et dates entre paren­thèses sont de la rédac­tion de DICI)

Une béatification problématique

Lors de la béa­ti­fi­ca­tion de Jean XXIII, la Fraternité Saint-​Pie X avait éga­le­ment fait paraître plu­sieurs études, par­mi les­quelles on peut citer : La « bon­té » de Jean XXIII de l’abbé Michel Simoulin, publiée ori­gi­nel­le­ment en ita­lien dans la revue La Tradizione Cattolica (n°43/mars-avril 2000), résu­mée par l’auteur dans Fideliter (n°136 de juillet-​août 2000). En 2008, Fideliter (n°182 de mars-​avril) consa­crait un dos­sier aux « Saints du Concile » où l’on pou­vait lire, sous la plume de l’abbé Philippe Toulza, un article inti­tu­lé Jean XXIII bien­heu­reux ?, – nous en extra­yons ces inter­ro­ga­tions bien légi­times aujourd’hui encore :

« Lorsque, peu avant sa mort, le pape Jean XXIII publie son ency­clique Pacem in ter­ris, il y défend une cer­taine liber­té reli­gieuse, qui sans être expli­ci­te­ment hété­ro­doxe (car le doute plane sur la ‘reli­gion’ dont il s’agit), est ambi­guë. La vision d’orientation plu­tôt natu­ra­liste qu’il donne de la socié­té idéale est fon­dée sur la digni­té de la per­sonne humaine.

« Finalement Jean XXIII sans se ran­ger fran­che­ment au moder­nisme, montre des atti­tudes libé­rales. Ses affec­tions se portent natu­rel­le­ment vers tout ce qui vise à récon­ci­lier le monde moderne avec la foi. Il avoue un jour lui-​même oscil­ler entre l’attrait pour ‘la lumière des temps nou­veaux’ et l’esprit ancien, incar­né dans les vieux curés qui ont mar­qué sa jeu­nesse. Il s’intéresse à la cri­tique his­to­rique, mais ne veut pas quit­ter l’autorité de l’Eglise. Plus atti­ré par l’histoire que par la phi­lo­so­phie ou la théo­lo­gie, il se tient à l’écart de l’effervescence intel­lec­tuelle moder­niste, et cepen­dant n’apprécie guère qu’on la condamne. Il dira un jour à Mgr Casaroli : ‘Monseigneur, l’Eglise a beau­coup d’ennemis, mais elle n’est l’ennemie de personne.’

« Cette ten­dance fon­cière que l’on vient de décrire, d’où vient-​elle ? D’une for­ma­tion doc­tri­nale défi­ciente ? Bien plus sûre­ment d’un tem­pé­ra­ment enclin à l’indulgence totale, fausse imi­ta­trice de la vraie bon­té. On est à jeun de voir le prêtre, l’évêque, le pape prendre des sanc­tions contre l’erreur et le mal. Toujours il bénit, jamais il ne réprouve. Toujours il se fait des amis, jamais il ne s’attire d’ennuis, si ce n’est des soup­çons de libé­ra­lisme. Lui qui consi­dère Dieu plus volon­tiers ‘comme une mère que comme un père’ doit, en pleine pre­mière ses­sion du concile Vatican II, gérer le conflit entre d’une part, les car­di­naux Bacci, Ottaviani, Ruffini et Browne, et d’autre part les car­di­naux et théo­lo­giens moder­nistes. Que fait-​il ? Certes pas ce qu’aurait fait saint Pie X. Mais il ne va pas non plus, à l’opposé, jusqu’à sou­te­nir aus­si ouver­te­ment les nova­teurs comme le fera Paul VI. Il console les plaintes des car­di­naux tra­di­tion­nels en leur fai­sant des leçons d’histoire. Il refuse de prendre posi­tion pour tran­cher les que­relles, rap­pelle la ‘sainte liber­té des enfants de Dieu’ et énonce clai­re­ment son atti­tude en citant l’Ecriture (his­toire de Joseph et ses frères) : ‘Le Père, lui, consi­dé­rait (ces dif­fé­rends entre ses fils) en se tai­sant’. Il se tait ? Ne pas tran­cher dans ces cir­cons­tances, c’est enté­ri­ner le com­plot des nova­teurs. De fait, il approu­ve­ra taci­te­ment la prise du concile par les libé­raux, au détri­ment de la Curie.

« La béa­ti­fi­ca­tion de Jean XXIII pose pro­blème. Car béa­ti­fier, c’est pro­po­ser un modèle de ver­tu chré­tienne aux âmes catho­liques. Jean XXIII fut-​il un modèle de pié­té per­son­nelle et de sou­mis­sion ? Dieu seul le sait. Mais, sous d’autres rap­ports, mal­gré cer­taines posi­tions doc­tri­nales en appa­rence très tra­di­tion­nelles, la balance pèse du côté de l’adhésion du prêtre, de l’évêque et du pape Roncalli à la mise à jour de l’Eglise, de son estime pour la démo­cra­tie chré­tienne, de son refus de toute condam­na­tion doc­tri­nale, de son œcu­mé­nisme, de ses faveurs pour l’aile qui, à Vatican II, a mis la révo­lu­tion dans l’Eglise de Dieu. Lorsqu’un pape a visi­ble­ment le devoir de garan­tir l’ordre et d’empêcher les mau­vais d’agir, qu’il peut encore le faire et qu’il ne le fait pas et davan­tage, que son cœur et son action penchent du côté des fau­teurs, qui va nous convaincre qu’il y a là un modèle de pape ? » (Abbé Philippe Toulza, Fideliter n°182 – mars-​avril 2008, p.14–15)

Des doutes fondés

Les graves pro­blèmes qu’a posés la béa­ti­fi­ca­tion de Jean XXIII et de Jean-​Paul II, les dif­fi­cul­tés qu’aujourd’hui sou­lève leur cano­ni­sa­tion, obligent à s’interroger sur le bien-​fondé des béa­ti­fi­ca­tions et des cano­ni­sa­tions opé­rées depuis le concile Vatican II, sui­vant une pro­cé­dure nou­velle et avec des cri­tères inédits. Le Courrier de Rome n°341 (février 2011) a publié une étude inti­tu­lée Béatification et cano­ni­sa­tion depuis Vatican II, dans laquelle l’abbé Jean-​Michel Gleize, pro­fes­seur d’ecclésiologie au sémi­naire d’Ecône, relève trois dif­fi­cul­tés qui montrent bien que le doute est loin d’être infon­dé sur cette ques­tion. On pour­ra en lire ici une syn­thèse faite par l’auteur lui-même.

« Sans pré­tendre don­ner le fin mot de l’histoire (qui reste réser­vé à Dieu), l’on peut au moins sou­le­ver trois dif­fi­cul­tés majeures, qui suf­fisent à rendre dou­teux le bien-​fondé des béa­ti­fi­ca­tions et cano­ni­sa­tions nou­velles. Les deux pre­mières remettent en cause l’infaillibilité et la sûre­té de ces actes. La troi­sième remet en cause leur défi­ni­tion même.

1re difficulté : l’insuffisance de la procédure.

« L’assistance divine qui cause l’infaillibilité ou la sûre­té des actes du magis­tère s’exerce à la façon d’une Providence. Celle-​ci, loin d’exclure que le pape exa­mine avec soin les sources de la révé­la­tion trans­mises par les apôtres, exige au contraire cet exa­men par sa nature même. Cela est encore plus vrai pour la cano­ni­sa­tion : celle-​ci sup­pose la véri­fi­ca­tion la plus sérieuse des témoi­gnages humains qui attestent la ver­tu héroïque du futur saint, ain­si que l’examen du témoi­gnage divin des miracles, au moins deux pour une béa­ti­fi­ca­tion et deux autres encore pour une cano­ni­sa­tion. La pro­cé­dure sui­vie par l’Eglise jusqu’à Vatican II était l’expression de cette rigueur extrême. Le pro­cès de la cano­ni­sa­tion sup­po­sait lui-​même un double pro­cès accom­pli lors de la béa­ti­fi­ca­tion, l’un qui se dérou­lait devant le tri­bu­nal de l’Ordinaire, agis­sant en son nom propre ; l’autre qui rele­vait exclu­si­ve­ment du Saint-​Siège. Le pro­cès de cano­ni­sa­tion com­por­tait l’examen du bref de béa­ti­fi­ca­tion, sui­vi de l’examen des deux nou­veaux miracles. La pro­cé­dure se ter­mi­nait lorsque le Souverain Pontife signait le décret ; mais avant de don­ner cette signa­ture, il tenait trois consis­toires successifs.

« Les nou­velles normes intro­duites par Jean-​Paul II en 1983, avec la Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter confient l’essentiel du pro­cès aux soins de l’évêque Ordinaire : celui-​ci enquête sur la vie du saint, ses écrits, ses ver­tus et ses miracles et consti­tue un dos­sier trans­mis au Saint-​Siège. La Sacrée Congrégation exa­mine ce dos­sier et se pro­nonce avant de sou­mettre le tout au juge­ment du pape. Ne sont plus requis qu’un seul miracle pour la béa­ti­fi­ca­tion et à nou­veau un seul pour la canonisation.

« L’accès aux dos­siers des pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion et de cano­ni­sa­tion n’est pas aisé, ce qui ne nous donne guère la pos­si­bi­li­té de véri­fier le sérieux avec lequel cette nou­velle pro­cé­dure est mise en appli­ca­tion. Mais il est indé­niable que, prise en elle-​même, elle n’est déjà plus aus­si rigou­reuse que l’ancienne. Elle réa­lise d’autant moins les garan­ties requises de la part des hommes d’Eglise pour que l’assistance divine assure l’infaillibilité de la cano­ni­sa­tion, et à plus forte rai­son l’absence d’erreur de fait dans la béa­ti­fi­ca­tion. Par ailleurs, le pape Jean-​Paul II a déci­dé de faire une entorse à cette pro­cé­dure actuelle, (laquelle sti­pule que le com­men­ce­ment d’un pro­cès en béa­ti­fi­ca­tion ne peut se faire moins de cinq ans après la mort du ser­vi­teur de Dieu) en auto­ri­sant l’introduction de la cause de Mère Teresa à peine trois ans après son décès. Benoît XVI agit de même pour la béa­ti­fi­ca­tion de son pré­dé­ces­seur. Le doute n’en devient que plus légi­time, quand on sait le bien-​fondé de la len­teur pro­ver­biale de l’Eglise en ces matières.

2e difficulté : le collégialisme.

« Si l’on exa­mine atten­ti­ve­ment ces nou­velles normes, on s’aperçoit que la légis­la­tion revient à ce qu’elle était avant le XIIe siècle : le pape laisse aux évêques le soin de juger immé­dia­te­ment de la cause des saints et se réserve seule­ment le pou­voir de confir­mer le juge­ment des Ordinaires. Comme l’explique Jean-​Paul II, cette régres­sion est une consé­quence du prin­cipe de la col­lé­gia­li­té : « Nous pen­sons qu’à la lumière de la doc­trine de la col­lé­gia­li­té ensei­gnée par Vatican II, il convient beau­coup que les évêques soient asso­ciés plus étroi­te­ment au Saint-​Siège quand il s’agit d’examiner la cause des saints »[1]. Or, cette légis­la­tion du XIIe siècle confon­dait la béa­ti­fi­ca­tion et la cano­ni­sa­tion comme deux actes de por­tée non-​infaillible [2]. Voilà qui nous empêche d’assimiler pure­ment et sim­ple­ment les cano­ni­sa­tions issues de cette réforme à des actes tra­di­tion­nels d’un magis­tère extra­or­di­naire du Souverain Pontife ; ces actes sont ceux où le pape se contente d’authentifier l’acte d’un évêque ordi­naire rési­den­tiel. Nous dis­po­sons ici d’un pre­mier motif qui nous auto­rise à dou­ter sérieu­se­ment que les condi­tions requises à l’exercice de l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions sont bien remplies.

« Le Motu pro­prio Ad tuen­dam fidem du 29 juin 1998 ren­force ce doute. Ce texte nor­ma­tif a pour but d’introduire en les expli­quant de nou­veaux para­graphes dans le Code de 1983, addi­tion ren­due néces­saire par la nou­velle Profession de foi de 1989. Dans un pre­mier temps, l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions est posée en prin­cipe. Mais dans un deuxième temps, le texte éta­blit des dis­tinc­tions, qui dimi­nuent la por­tée de l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions, puisqu’il en res­sort que cette infailli­bi­li­té ne s’entend plus clai­re­ment selon le sens tra­di­tion­nel. C’est du moins ce qui appa­raît à la lec­ture du docu­ment rédi­gé par le car­di­nal Ratzinger pour ser­vir de com­men­taire offi­ciel à ce Motu pro­prio de 1998 [3]. Ce com­men­taire pré­cise de quelle manière le pape peut désor­mais exer­cer son magis­tère infaillible. Jusqu’ici, nous avions l’acte per­son­nel­le­ment infaillible et défi­ni­toire de la locu­tio ex cathe­dra ain­si que les décrets du concile œcu­mé­nique. Désormais nous aurons un acte qui ne sera ni per­son­nel­le­ment infaillible ni défi­ni­toire par lui-​même mais qui res­te­ra un acte du magis­tère ordi­naire du pape : cet acte aura pour objet de dis­cer­ner une doc­trine comme ensei­gnée infailli­ble­ment par le Magistère ordi­naire uni­ver­sel du Collège épis­co­pal. Le pape agit sous ce troi­sième mode comme un simple inter­prète du magis­tère col­lé­gial. Or, si l’on observe les nou­velles normes pro­mul­guées en 1983 par la Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter de Jean-​Paul II, il est clair que dans le cas pré­cis des cano­ni­sa­tions le pape va – pour les besoins de la col­lé­gia­li­té – exer­cer son magis­tère selon ce troi­sième mode. Si l’on tient compte à la fois et de la Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter de 1983 et du Motu pro­prio Ad tuen­dam fidem de 1998, lorsque le pape exerce son magis­tère per­son­nel pour pro­cé­der à une cano­ni­sa­tion, il semble bien que sa volon­té soit d’intervenir comme l’organe du magis­tère col­lé­gial ; les cano­ni­sa­tions ne sont donc plus garan­ties par l’infaillibilité per­son­nelle du magis­tère solen­nel du pape. Le seraient-​elles en ver­tu de l’infaillibilité du Magistère ordi­naire uni­ver­sel du Collège épis­co­pal ? Jusqu’ici, toute la tra­di­tion théo­lo­gique n’a jamais dit que c’était le cas, et a tou­jours regar­dé l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions comme le fruit d’une assis­tance divine dépar­tie seule­ment au magis­tère per­son­nel du pape, assi­mi­lable à la locu­tio ex cathe­dra. Voici un deuxième motif qui nous auto­rise à dou­ter sérieu­se­ment de l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions accom­plies dans la dépen­dance de ces réformes post-conciliaires.

3e difficulté : la vertu héroïque.

« L’objet for­mel de l’acte magis­té­riel des cano­ni­sa­tions est la ver­tu héroïque du saint. De la même manière que le magis­tère est tra­di­tion­nel parce qu’il enseigne tou­jours les mêmes véri­tés inchan­gées, ain­si la cano­ni­sa­tion est tra­di­tion­nelle parce qu’elle doit signa­ler tou­jours la même héroï­ci­té des ver­tus chré­tiennes, à com­men­cer par les ver­tus théo­lo­gales. Par consé­quent, si le pape donne en exemple la vie d’un fidèle défunt qui n’a pas pra­ti­qué les ver­tus héroïques, ou s’il les pré­sente dans une optique nou­velle, ins­pi­rée davan­tage par la digni­té de la nature humaine que par l’action sur­na­tu­relle du Saint-​Esprit, on ne voit pas en quoi cet acte pour­rait être une cano­ni­sa­tion. Changer l’objet c’est chan­ger l’acte.

Ce chan­ge­ment d’optique appa­raît dans la nou­velle théo­lo­gie et dans le magis­tère post-​conciliaire. On y passe sous silence la dis­tinc­tion entre une sain­te­té com­mune et une sain­te­té héroïque dans laquelle consiste la sain­te­té : le terme même de « ver­tu héroïque » n’apparaît nulle part dans les textes de Vatican II. Depuis le concile, quand les théo­lo­giens parlent de l’acte de la ver­tu héroïque, ils ont plus ou moins ten­dance à le défi­nir en le dis­tin­guant plu­tôt de l’acte de ver­tu sim­ple­ment natu­relle, au lieu de le dis­tin­guer d’un acte ordi­naire de ver­tu surnaturelle.

« Ce chan­ge­ment d’optique appa­raît aus­si si l’on observe l’orientation œcu­mé­nique de la sain­te­té, depuis Vatican II. L’orientation œcu­mé­nique de la sain­te­té a été affir­mée par Jean-​Paul II dans l’encyclique Ut unum sint [4]) ain­si que dans la lettre apos­to­lique Tertio mil­le­nio adve­niente. Le pape fait allu­sion à une com­mu­nion de sain­te­té qui trans­cende les dif­fé­rentes reli­gions, mani­fes­tant l’action rédemp­trice du Christ et l’effusion de son Esprit sur toute l’humanité. Quant au pape Benoît XVI, force est de recon­naître qu’il donne du salut une défi­ni­tion qui va dans le même sens œcu­mé­niste, et qui fausse par le fait même la notion de sain­te­té, cor­ré­la­tive du salut sur­na­tu­rel [5]. On peut donc hési­ter sérieu­se­ment à voir dans les actes de ces nou­velles béa­ti­fi­ca­tions et cano­ni­sa­tions une conti­nui­té réelle avec la Tradition de l’Eglise.

Conclusion

« Trois sérieuses rai­sons auto­risent le fidèle catho­lique à dou­ter du bien-​fondé des nou­velles béa­ti­fi­ca­tions et cano­ni­sa­tions. Premièrement, les réformes qui ont sui­vi le Concile ont entraî­né des insuf­fi­sances cer­taines dans la pro­cé­dure et deuxiè­me­ment elles intro­duisent une nou­velle inten­tion col­lé­gia­liste, deux consé­quences qui sont incom­pa­tibles avec la sûre­té des béa­ti­fi­ca­tions et l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions. Troisièmement, le juge­ment qui a lieu dans les pro­cès fait inter­ve­nir une concep­tion pour le moins équi­voque et donc dou­teuse de la sain­te­té et de la ver­tu héroïque.

Dans le contexte issu des réformes post­con­ci­liaires, le pape et les évêques pro­posent à la véné­ra­tion des fidèles catho­liques d’authentiques saints, mais cano­ni­sés au terme d’une pro­cé­dure insuf­fi­sante et dou­teuse. C’est ain­si que l’héroïcité des ver­tus de Padre Pio, cano­ni­sé depuis Vatican II, ne fait aucun doute, alors même qu’on ne peut qu’hésiter devant le nou­veau style de pro­cès qui a abou­ti à pro­cla­mer ses ver­tus. D’autre part, la même pro­cé­dure rend pos­sible des cano­ni­sa­tions jadis incon­ce­vables, où l’on décerne le titre de la sain­te­té à des fidèles défunts dont la répu­ta­tion reste contro­ver­sée et chez les­quels l’héroïcité de la ver­tu ne brille pas d’un éclat insigne. Est-​il bien sûr que, dans l’intention des papes qui ont accom­pli ces cano­ni­sa­tions d’un nou­veau genre, la ver­tu héroïque soit ce qu’elle était pour tous leurs pré­dé­ces­seurs, jusqu’à Vatican II ? Cette situa­tion inédite s’explique en rai­son de la confu­sion intro­duite par les réformes post­con­ci­liaires. On ne sau­rait la dis­si­per à moins de s’attaquer à la racine et de s’interroger sur le bien-​fondé de ces réformes. »

Abbé Jean-​Michel Gleize, FSSPX

Sources : Le Courrier de Rome n° 531

Notes de bas de page
  1. Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter, AAS, 1983, p. 351. Ce texte de Jean-​Paul II est cité par Benoît XVI dans son « Message aux membres de l’Assemblée plé­nière de la Congrégation pour les causes des saints », en date du 24 avril 2006 et publié dans l’édition en langue fran­çaise de l’Osservatore roma­no du 16 mai 2006, page 6.[]
  2. Benoît XIV, De la béa­ti­fi­ca­tion des ser­vi­teurs de Dieu et de la cano­ni­sa­tion des saints, livre 1, cha­pitre 10, n°6[]
  3. § 9 de la Note de la sacrée Congrégation pour la doc­trine de la foi parue dans les AAS de 1998, pp. 547–548.[]
  4. Dans Ut unum sint, voir §§ 15, 21, 48, 84 ; dans Tertio mil­le­nio adve­niente, voir § 19 (NDLR[]
  5. Benoît XVI, « Discours pro­non­cé lors de la ren­contre œcu­mé­nique à l’archevêché de Prague, le dimanche 27 sep­tembre 2009 » dans DC n°2433, p. 971–972 : « Le terme de salut pos­sède de mul­tiples signi­fi­ca­tions, mais il exprime quelque chose de fon­da­men­tal et d’universel concer­nant l’aspiration humaine au bien-​être et à la plé­ni­tude. Il évoque l’ardent désir de récon­ci­lia­tion et de com­mu­nion qui jaillit des pro­fon­deurs de l’esprit humain ».[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.