Les données de la théologie traditionnelle ont de quoi justifier l’initiative des sacres d’Ecône en 1988.
L’enseignement du Pape Pie XII sur l’épiscopat [1] ne fait que reprendre les données de la Révélation, consignées dans ces deux sources que sont l’Écriture et la Tradition. En particulier, l’accord unanime des théologiens atteste la doctrine rappelée dans les trois grandes Encycliques Mystici corporis, Ad sinarum gentem et Ad apostolorum principis. Ces théologiens enseignent tous unanimement qu’il existe de droit divin dans l’Église un double pouvoir, le pouvoir de juridiction et le pouvoir d’ordre. Ce pouvoir est double du point de vue des définitions formelles et de la manière dont il est communiqué ou radicalement ; mais il est un d’une unité d’ordre, du point de vue de son exercice.
2. Ces données théologiques ont toute leur importance, car nous pouvons nous appuyer sur elles en toute certitude pour vérifier, une fois de plus [2], en quoi les consécrations épiscopales accomplies par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988 ne sauraient être qualifiées de « non catholiques » ni de « schismatiques ». C’est pourtant ce genre d’épithètes que les tout premiers membres de la Fraternité Saint Pierre, rédacteurs en 1989 d’un Essai dont il sera question plus loin [3], auraient voulu décerner à l’épiscopat de la Fraternité Saint Pie X, sous prétexte que cet épiscopat serait « dénaturé » [4]. Le présent article se propose de vérifier si les données de la saine théologie peuvent autoriser les prêtres de la Fraternité Saint Pierre à user de telles dénominations, à l’encontre de l’épiscopat transmis par Mgr Lefebvre.
I. La distinction formelle et radicale des deux pouvoirs
L’opinion commune avant Pie XII
3. Les deux pouvoirs sont formellement distincts non seulement en raison de leur objet, mais encore en raison de la manière dont ils sont communiqués.
4. Le pouvoir de juridiction est précisément le pouvoir de diriger les hommes vers leur fin. C’est le pouvoir royal du Christ. Il est acquis par une investiture. Le pouvoir d’ordre est le pouvoir de réaliser les sacrements. C’est le pouvoir sacerdotal du Christ. Il est acquis par un rite consécratoire.
5. Saint Thomas évoque d’ailleurs la différence qui sépare les deux pouvoirs d’ordre et de juridiction en se plaçant du point de vue de leur cause efficiente [5]. « Il y a », dit le docteur angélique, « deux pouvoirs spirituels : le pouvoir sacramentel, et le pouvoir juridictionnel. Le pouvoir sacramentel est celui qui est conféré par une consécration. […] Quant au pouvoir de juridiction, il est conféré par simple investiture humaine ».
6. En 1859, le Père Marie-Dominique Bouix insistait, dans son Traité de l’évêque et du synode diocésain [6], sur la distinction formelle et radicale entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction. Dans une étude sur laquelle nous reviendrons plus loin [7], notre confrère l’abbé Gérard Mura, de la Fraternité Saint Pie X, souligne la portée de cet enseignement de l’illustre canoniste : « Sur trois pages, Bouix explique en détail cette thèse avec une précision difficilement égalable. Le but de son analyse est de démontrer avec certitude la parfaite séparabilité de la juridiction et du pouvoir d’ordre » [8]. Le passage essentiel qui rend compte de l’explication du Père Bouix est le suivant : « A l’essence de l’épiscopat n’est pas requis que l’évêque possède une juridiction particulière, qui s’étende donc sur un diocèse. En effet, les évêques déposés ou démissionnaires, tout comme les évêques sans peuple ou consacrés à titre honorifique, ainsi que les évêques titulaires ou auxiliaires, ont toujours été considérés comme de vrais évêques. C’est pourquoi, la juridiction actuelle, qui est un élément accidentel et non essentiel, n’a pas à entrer dans la définition de l’épiscopat » [9]. Le savant canoniste entend ici par « évêque » le sujet revêtu du pouvoir d’ordre, moyennant la consécration épiscopale et il entend signifier que ce pouvoir d’ordre épiscopal n’exige nullement, de par sa définition essentielle, le pouvoir de juridiction, dont il reste formellement distinct. « Si quelqu’un objecte », poursuit-il, « que la définition ne se vérifie pas dans le cas des évêques titulaires ou in partibus infidelium, et moins encore chez un évêque qui n’est sacré qu’à titre honorifique, je réponds : la définition se vérifie encore, car la plénitude du sacerdoce qu’ils ont eux aussi reçue est destinée selon la volonté du Christ au gouvernement de l’Église. Mais, selon la même volonté, le Pape peut exceptionnellement ne pas donner de charge pastorale à quelques-uns de ceux qui ont cette plénitude » [10].
7. En 1895, le cardinal Louis Billot [11] affirme lui aussi la même distinction dans le cours qu’il professa à l’Université Pontificale Grégorienne, durant les années de son enseignement à Rome (1887- 1910). « Il n’est pas contradictoire », dit-il, « qu’il se trouve un évêque dépourvu du pouvoir de juridiction. Mais bien sûr, le pouvoir d’ordre épiscopal réclame en général l’autorité du pouvoir de gouvernement, dans les deux fors, et, réciproquement, l’autorité du pouvoir de gouvernement ne peut se trouver ordinairement par soi que dans un sujet revêtu du pouvoir d’ordre » [12]. Distinction est faite ici entre d’une part ce qui n’est pas contradictoire, c’est-à-dire ce qui est possible du point de vue des définitions pures des données révélées, c’est-à-dire possible théologiquement, et d’autre part ce qui est nécessaire dans la plupart des situations ou ordinairement. En soi, le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction peuvent exister l’un sans l’autre dans le même sujet, et dans les faits, le plus souvent, ils sont conjoints dans le même sujet, qui se trouve donc dénommé « évêque » en deux sens différents : comme détenteur d’un pouvoir d’ordre et comme détenteur d’un pouvoir de juridiction.
8. En 1939, le Père Emile Valton, professeur de droit canonique au grand séminaire de Langres, auteur de l’article « Évêques » dans le Dictionnaire de théologie catholique, écrivait : « Le pouvoir de l’évêque est de deux sortes : le pouvoir d’ordre, qui découle de la consécration épiscopale, et le pouvoir de juridiction, qui dépend de l’institution canonique, auxquels il faut ajouter certains droits honorifiques et privilèges spéciaux. Les pouvoirs d’ordre et de juridiction sont incontestablement séparables ; et, de même que la juridiction épiscopale peut exister sans le pouvoir d’ordre, par exemple dans l’évêque élu et confirmé, mais non encore consacré, ainsi le pouvoir d’ordre peut exister sans la juridiction épiscopale, au moins exercible en fait, par exemple, dans l’évêque qui a déjà reçu la consécration épiscopale, mais auquel le Souverain Pontife n’a pas encore assigné un diocèse propre ni des sujets déterminés » [13]. Nous retrouvons les mêmes distinctions classiques déjà enseignées par Bouix et Billot.
L’opinion nouvelle avant Pie XII
9. Remarquons ici que l’étude du Père Valton, comme du reste les ouvrages de Bouix et Billot, sont antérieurs aux enseignements donnés par Pie XII dans les trois grandes Encycliques citées plus haut. Dans l’état de l’explicitation de la doctrine, relative à l’épiscopat, telle qu’elle avait été proposée par le Magistère avant Pie XII, les théologiens restaient partagés pour résoudre la question de l’origine de la juridiction chez l’évêque. Certains d’entre eux ont pu estimer que les évêques reçoivent leur pouvoir de juridiction immédiatement du Christ, l’investiture du Pape n’intervenant que comme une condition nécessaire mais non suffisante. On rencontre cette explication chez les espagnols François de Vitoria, op (1492–1546), Alphonse de Castro, ofm (1495–1558), Gabriel Vasquez, sj (1549–1604) et chez le lazariste français Pierre Collet (1693–1770). Pour ces théologiens, le pouvoir de juridiction est donné immédiatement par le Christ, et moyennant la mission canonique du pape qui joue le rôle d’une simple condition. Il est bien connu que cette explication théologique a été élaborée à l’occasion de la 23e session du concile de Trente. Cette explication ne dit pas encore que le Christ donne l’investiture dans et par le sacre, et distinction est donc faite entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction non seulement selon leur essence de pouvoir mais même selon leur origine.
10. Par la suite, d’autres théologiens sont même allés jusqu’à soutenir que ce pouvoir de juridiction était formellement communiqué à l’évêque par la consécration épiscopale, de concert avec le pouvoir d’ordre [14]. Cette explication se présente sous sa forme la plus achevée chez Jean-Vincent Bolgeni (1733–1811), dans son ouvrage L’Episcopato ossia la potestà di governare la Chiesa, de 1789. Ces explications sont restées relativement isolées.
11. Avant le concile de Trente et après, la plupart des théologiens suivent l’opinion classique, déjà soutenue par saint Thomas [15], selon laquelle l’évêque reçoit son pouvoir de juridiction directement du Pape lors de l’investiture ou de l’institution canonique : Jean de Torquemada, op (1388–1458) [16], saint Robert Bellarmin, sj (1542–1621) [17] et Benoît XIV (1675–1758) [18] en sont les témoins principaux. L’explication de Bolgeni, en particulier, a été critiquée et réfutée par la grande majorité des théologiens [19].
L’opinion commune et l’enseignement de Pie XII
12. Certes, cette opinion nouvelle ne va pas directement contre la foi, dans la mesure où elle reste conciliable avec le dogme du Primat du Souverain Pontife et avec la distinction formelle entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction. On peut s’en rendre compte en lisant cet enseignement du Pape Pie VI dans sa Lettre Post factum tibi à l’archevêque de Trêves : « Même au cas où l’autorité épiscopale émanerait immédiatement de Dieu, comme quelques docteurs le soutiennent, il faut néanmoins tenir pour certain et maintenir fermement que cette autorité ne s’étend pas en vertu d’un droit propre jusqu’à la faculté de dispenser des lois générales de l’Église sans la permission expresse ou tout au moins tacite de la puissance supérieure qui a établi ces lois. C’est en effet un dogme de foi que l’autorité des évêques, même en admettant qu’elle émane immédiatement du Christ, demeure sous la dépendance de celle du Pontife romain » [20]. On voit bien en lisant ce texte que le Pape n’écarte pas encore comme contraire à la doctrine catholique commune la thèse de ces théologiens. Cependant, les enseignements subséquents du Magistère de Pie XII ont fini par dirimer la question. En vertu de l’autorité de ce Magistère ordinaire tel qu’il s’est exprimé notamment dans les trois Encycliques Mystici corporis, Ad sinarum gentem et Ad apostolorum principis, les fidèles catholiques doivent désormais regarder comme une doctrine catholique commune et certaine l’explication traditionnelle selon laquelle l’évêque reçoit sa juridiction immédiatement du Pape, de par l’investiture canonique, et indépendamment de la consécration épiscopale. Pie XII déclare en effet dans la troisième de ces Encycliques, qui fait référence aux deux autres que : « la juridiction ne parvient aux évêques que par l’intermédiaire du Pontife romain, comme Nous vous en avertissions dans Notre encyclique Mystici Corporis : « Si les évêques jouissent du pouvoir ordinaire de juridiction, ce pouvoir leur est immédiatement communiqué par le Souverain Pontife [immediate sibi ab eodem Pontifice impertita]». Nous avons rappelé cet enseignement dans la lettre encyclique, à vous destinée, Ad Sinarum gentem : » Le pouvoir de juridiction, qui est conféré directement au Souverain Pontife par le droit divin, les évêques le reçoivent du même droit mais seulement à travers le Successeur de saint Pierre ». L’opinion inverse doit être logiquement abandonnée comme étant – implicitement — sinon téméraire et fausse à tout le moins improbable.
13. Cette clarification doit prendre toute son importance, si l’on se reporte à ce qu’écrivait encore, en 1939, donc avant l’Encyclique Mystici corporis de Pie XII, le Père Valton dans l’article déjà cité : « Le pouvoir d’ordre peut-il exister sans un certain pouvoir de juridiction, au moins lié dans son exercice, mais constitué dans sa racine et en principe ? Cette dernière question est intimement liée à celle que nous avons signalée, précédemment. À savoir si l’évêque reçoit immédiatement de droit divin la juridiction épiscopale au moment de la consécration, ou bien si cette juridiction lui est conférée immédiatement par le Souverain Pontife » [21]. La réponse définitive à cette deuxième question, donnée quatre ans plus tard par Pie XII, conduit à donner la réponse à la première : oui, d’après ce qu’enseigne Pie XII, le pouvoir d’ordre peut exister sans le pouvoir de juridiction. L’un et l’autre sont en effet distincts non seulement dans leur essence mais encore dans le mode de leur communication.
L’opinion commune depuis Pie XII
14. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de lire en 1955 sous la plume du cardinal Charles Journet [22], qui écrivait après Mystici corporis et Ad sinarum gentem, l’affirmation plus nette de ces distinctions. Nous donnons ici citation intégrale du passage où le théologien suisse explique la nature des deux pouvoirs d’ordre et de juridiction, avec leurs différences.
15. « La double action que le Christ avait commencé d’exercer par son contact propre sur l’Eglise pour lui infuser secrètement la grâce et pour l’orienter du dehors vers la vérité, il continuera de l’exercer par le contact ministériel de la hiérarchie. D’où la distinction de deux grands pouvoirs hiérarchiques. Le pouvoir de servir d’instrument au Christ-Prêtre pour perpétuer à la messe le sacrifice rédempteur et pour communiquer par les sacrements la plénitude de la grâce chrétienne. C’est le pouvoir d’ordre. Et le pouvoir de servir de ministre au Christ Roi pour continuer sous son action de prêcher au monde la plénitude de la vérité chrétienne : c’est le pouvoir de juridiction, le pouvoir pastoral, l’autorité d’enseigner ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire ».
16. « S’il fallait insister davantage », continue Journet, « sur la distinction du pouvoir d’ordre et du pouvoir de juridiction, on noterait qu’ils diffèrent non seulement, comme nous venons de le dire, par leur fin, mais encore par leur nature, et par la façon dont ils se transmettent ».
17. « A) Ils diffèrent par leur nature. Le pouvoir d’ordre, et plus généralement le pouvoir sacramentel, est une participation au sacerdoce du Christ. […] Le pouvoir juridictionnel est une participation à la royauté du Christ. […] Le sacerdoce du Christ ayant pour fin de répandre dans les âmes la vertu même de la rédemption, les intermédiaires créés ne peuvent procurer un effet si divin qu’à titre de simples instruments : le pouvoir sacramentel est donc un pouvoir ministériel, purement instrumental. […] La royauté du Christ ayant pour fin de prêcher au dehors la plénitude de la Révélation divine, les intermédiaires créés peuvent participer à cet effet d’une manière plus libre : le pouvoir juridictionnel est encore un pouvoir ministériel, mais on peut dire qu’il agit davantage à la façon d’une cause seconde. […] Le pouvoir d’ordre, ayant pour fin de communiquer aux âmes la vertu rédemptrice, est une participation spirituelle, physique, au pouvoir spirituel du Christ prêtre. […] Comme tout caractère sacramentel, le pouvoir d’ordre est une puissance spirituelle physique et de ce fait indélébile. Il pourra persister et se transmettre sous le schisme et l’hérésie. Le pouvoir de juridiction ayant pour fin de prêcher au dehors la vérité chrétienne, spéculative et pratique, est une autorité, une mission, un pouvoir moral. […] Il disparaît dès qu’on se sépare de l’Eglise. L’autorité apostolique, à la différence du pouvoir d’ordre, avait abandonné Judas. La juridiction régulière ne peut résider de soi dans le schisme et l’hérésie ».
18. « B) Les deux pouvoirs d’ordre et de juridiction diffèrent enfin par la manière dont ils se transmettent. Le pouvoir sacramentel, étant un pouvoir physique, sera normalement conféré par voie de consécration, per consecrationem (consécration reçue du baptême, de la confirmation, de l’ordre). Le pouvoir juridictionnel, étant un pouvoir moral, sera normalement conféré par voie de désignation, de commission, de mandat, ex simplici injunctione ».
II. L’unité d’ordre dans l’exercice des deux pouvoirs
19. Avec ceci, il reste vrai que les deux pouvoirs sont un, d’une unité d’ordre, car l’un dépend de l’autre dans son exercice et c’est pourquoi ils sont le plus souvent sinon ordinairement exercés par un seul et même sujet. Dans le passage déjà cité, Charles Journet a soin de le préciser. « Le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction sont deux pouvoirs réellement distincts. Ils ne sont pas cependant, disons-le ici déjà succinctement, indépendants l’un de l’autre ».
20. « L’une des tâches du pouvoir de juridiction », explique Journet, « est de déterminer les conditions d’exercice du pouvoir d’ordre. Sous cet aspect, c’est le pouvoir d’ordre qui dépend du pouvoir de juridiction. Il en dépend toujours pour ce qui est de son exercice légitime. Il en dépend même parfois pour ce qui est de son exercice valide. […] D’autre part, le pouvoir de juridiction ne réside d’une manière régulière et connaturelle que dans les évêques en qui se trouve la plénitude du pouvoir d’ordre. Sous cet aspect, c’est le pouvoir de juridiction qui dépend du pouvoir d’ordre. Et si la juridiction peut exister chez ceux qui sont privés du pouvoir d’ordre, ce n’est pas en eux toutefois, c’est en d’autres, qu’elle trouve son sujet ultime et définitif. Si le sacerdoce souverain et la royauté suprême sont inséparables dans le Christ, qui est la tête, comment le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, qui en sont la double dérivation, ne seraient-ils pas étroitement unis pour agir sur l’Eglise, qui est son Corps ? Ils sont, suivant l’image de saint Paul, le système des jointures et des ligaments par lequel descend de la tête au corps l’accroissement de la charité et de la vérité, en un mot l’unité d’une même vie ».
21. Cette interdépendance consiste donc premièrement en ce que les deux pouvoirs ne s’exercent pas l’un indépendamment de l’autre et deuxièmement en ce qu’ils sont réunis ordinairement dans un même sujet. Cela s’explique parce que, de ces deux pouvoirs, l’exercice de l’un est la fin de l’autre. Et c’est au même qu’il appartient de causer la fin et de causer ce qui conduit ou dispose à la fin. Pour pouvoir donner la grâce des sacrements, par le pouvoir d’ordre, il faut d’abord disposer ceux qui vont la recevoir en leur donnant promulgation de la loi divine et en les régissant selon les normes du droit ecclésiastique, par le pouvoir de juridiction. C’est en ce sens qu’il y a dans l’Eglise non point deux hiérarchies, mais une seule, fondée tantôt sur le pouvoir d’ordre, tantôt sur le pouvoir de juridiction, les mêmes sujets étant, à l’ordinaire, en possession de l’un et de l’autre. « Il n’y a donc pas », dit encore Journet, « deux hiérarchies, l’une d’ordre, l’autre de juridiction. Ce serait une erreur de le penser. Il n’y a qu’une seule hiérarchie, présentant deux pouvoirs distincts mais interdépendants ». L’unité de la hiérarchie résulte non de l’unité du pouvoir mais de l’interdépendance de deux pouvoirs distincts.
22. Voilà pourquoi la nécessité qui relie concrètement dans un même sujet en vue d’un même exercice les deux pouvoirs, l’ordre et la juridiction, est une nécessité non pas métaphysique mais morale. Ce n’est pas la nécessité d’une définition essentielle qui serait la même dans les deux pouvoirs. C’est la nécessité d’un exercice concret où les deux pouvoirs doivent, le plus souvent, concourir ensemble puisque l’exercice de l’un est la condition de l’exercice de l’autre. Mais si on ne doit pas les séparer en tout sujet, ces deux pouvoirs sont essentiellement distincts et séparables, et ils peuvent être séparés en quelques sujets. Cette conjonction est donc nécessaire si elle s’entend par rapport à l’épiscopat en général dans l’Eglise ; mais elle ne l’est plus si elle s’entend par rapport à chaque évêque en particulier dans l’Eglise. « « Dans un sujet particulier » dit Journet, « […] si la juridiction requiert l’ordre, c’est pour exister dans ce sujet d’une manière régulière et connaturelle. Mais si au lieu de se borner à la considération de sujets particuliers on regarde l’Eglise entière, alors […] la juridiction dans son ensemble n’a jamais subsisté et ne pourra jamais subsister là où le pouvoir d’ordre fait défaut ».
23. Nous nous plaçons donc ici au point de vue de l’union concrète des deux pouvoirs dans le même sujet, dénommé « évêque ». Cette dénomination en devient ambivalente — ou analogue — et le même mot peut désigner le sujet de deux pouvoirs différents. Mais l’on ne saurait dire que l’épiscopat pris comme tel implique toujours et partout, en vertu de sa définition propre et d’une nécessité qui serait quasiment absolue ou métaphysique, la réunion des deux pouvoirs, la consécration épiscopale qui communique le pouvoir d’ordre communiquant dès lors aussi ou du moins exigeant strictement le pouvoir de juridiction.
III. Un épiscopat « dénaturé » ?
24. Ces données de la théologie traditionnelle, qui s’accordent avec les enseignements du Magistère de Pie XII, ont de quoi justifier l’initiative des sacres d’Ecône. En consacrant quatre évêques le 30 juin 1988, Mgr Lefebvre a voulu transmettre seulement le pouvoir d’ordre, en se gardant bien de communiquer une juridiction qu’il ne lui appartenait pas de donner aux consacrés. Son but était de donner à la Tradition et à l’Eglise le moyen de perpétuer le sacerdoce, sans compromission avec les nouveautés de Vatican II. La circonstance exceptionnelle de cette crise dans l’Eglise justifie pleinement la transmission d’un épiscopat restreint au seul pouvoir d’ordre, à partir du moment où elle s’avère possible. Et précisément, la théologie nous donne la certitude de cette possibilité.
25. Pourtant, les prêtres de la Fraternité saint Pierre n’ont pas hésité à écrire ces lignes surprenantes : « La création d’un épiscopat sans détermination juridictionnelle d’aucune sorte, comme le veut explicitement Mgr Lefebvre, est un épiscopat dénaturé, puisqu’il est frustré intentionnellement de son complément naturel et nécessaire qu’est la juridiction ou la communion avec ceux qui l’ont : c’est faire violence au constitutif même de l’épiscopat catholique » [23]. Il y aurait, selon ces vues étonnantes, « un lien intrinsèque » [24] entre la consécration épiscopale et le pouvoir de juridiction. « On se demande », écrit pour sa part notre confrère l’abbé Gérard Mura dans l’article cité, « comment la brochure de la Fraternité Saint Pierre a pu affirmer que les évêques sacrés en 1988 avaient reçu un épiscopat dénaturé, alors que ces passages de Bouix [25] étaient certainement connus des auteurs de la brochure » [26].
25. L’impression, fâcheuse, que ne peut manquer de provoquer la lecture de l’Essai patronné par l’abbé Josef Bisig, est que c’est bien plutôt la théologie de l’épiscopat qui se trouve passablement dénaturée dans l’esprit des prêtres de la Fraternité Saint Pierre.
Source : Courrier de Rome n° 655 – juillet-août 2022
- Voir l’article « Pie XII et l’épiscopat » dans le numéro 655 du Courrier de Rome[↩]
- Nous l’avons vérifié dans notre article précédent intitulé « Pie XII et l’épiscopat ».[↩]
- Voir l’article « La Fraternité Saint Pierre et l’épiscopat » dans ce même numéro du Courrier de Rome.[↩]
- Du sacre épiscopal contre la volonté du Pape, avec application au sacres conférés le 30 juin [1988] par Mgr Lefebvre, Essai publié sous la direction de l’abbé Josef Bisig, 1989, notamment p. 55–56.[↩]
- Somme théologique, 2a2ae, question XXXIX, article 3, corpus.[↩]
- Marie-Dominique Bouix (1808–1870), Tractatus de episcopo ubi et de synodo dioecesana, 1859, en 2 volumes[↩]
- Voir l’article « La Fraternité Saint Pierre et l’épiscopat » dans ce même numéro du Courrier de Rome.[↩]
- Abbé Gérard Mura, « Les sacres épiscopaux de 1988. Étude théologique », dans Le Sel de la terre n° 4 (printemps 1993), p. 41[↩]
- Bouix, vol. I, p. 91 de l’édition de la 2e édition de 1873, cité par Mura, p. 41.[↩]
- Bouix, ibidem, p. 93.[↩]
- Louis Billot, « De episcopatu » dans De sacramentis, t. II, Rome, 6e édition, 1922, p. 314–325, spécialement, thèse XXXII, § 2, p. 319–325.[↩]
- Billot, thèse XXXII, § 1, p. 315.[↩]
- Emile Valton (1873–1963), « Évêques » dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. V, 2e partie, Letouzey et Ané, 1939, col. 1708.[↩]
- Cf. Joseph Saraiva Martins, « De collegialitate episcoporum in concilio Tridentino ac in theologia postridentina » dans Divus Thomas, juillet-septembre 1967, p. 269–311.[↩]
- Commentaire sur le livre des Sentences de Pierre Lombard, livre IV, dist. 24, q. 3, a. 2, qla 3 avec l’ad 1 ; Somme théologique, Suppl, q. 17, a. 3, q. 40, a. 6 et ad 1um ; Contra gentes, livre IV, chapitre 76.[↩]
- Summa de Ecclesia, livre II, chapitres 54–64[↩]
- De romano pontifice, livre 4, chapitre 24.[↩]
- De synodo dioecesana, livre 1, chapitre 4, § 2.[↩]
- Le premier fut le canoniste français Marie-Dominique Bouix dans son De episcopo. La synthèse la plus complète actuellement est l’article du père Gagnebet, op, « L’Origine de la juridiction collégiale du corps épiscopal au Concile selon Bolgeni » dans Divinitas, 1961 (2), p. 431–493. On retrouve aussi une solide analyse critique des thèses de Bolgeni dans les études de Mgr Staffa, qui fut au moment du concile Vatican II un des premiers à réagir contre l’idée de la collégialité présentée dans le chapitre 3 du schéma De Ecclesia. Nous avons conservé dans les archives personnelles de Mgr Lefebvre en dépôt à Ecône des Observations sur les schémas de Ecclesia et de
Pastorali episcoporum munere in Ecclesia, en date du 25 juillet 1964.[↩] - Lettre du 2 février 1782 dans Les enseignements pontificaux (Solesmes), L’Église, tome I, n° 19.[↩]
- Emile Valton (1873–1963), « Evêques » dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. V, 2e partie, Letouzey et Ané, 1939, col. 1708.[↩]
- Charles Journet (1891–1975), L’Eglise du verbe Incarné, tome I : « La hiérarchie apostolique », Desclée de Brouwer, 1955, p. 30–394 et p. 637–640.[↩]
- Du sacre épiscopal contre la volonté du Pape, avec application au sacres conférés le 30 juin [1988] par Mgr Lefebvre, Essai publié sous la direction de l’abbé Josef Bisig, 1989, notamment p. 55–56.[↩]
- Ibidem, p. 12–13.[↩]
- Passages que nous avons cités plus haut, au numéro 6.[↩]
- Abbé Gerard Mura, « Les sacres épiscopaux de 1988. Etude théologique », dans Le Sel de la terre n° 4 (printemps 1993), p. 42.[↩]