L’opinion commune des théologiens sur l’épiscopat

Les don­nées de la théo­lo­gie tra­di­tion­nelle ont de quoi jus­ti­fier l’i­ni­tia­tive des sacres d’Ecône en 1988.

L’enseignement du Pape Pie XII sur l’épiscopat [1] ne fait que reprendre les don­nées de la Révélation, consi­gnées dans ces deux sources que sont l’Écriture et la Tradition. En par­ti­cu­lier, l’accord una­nime des théo­lo­giens atteste la doc­trine rap­pe­lée dans les trois grandes Encycliques Mystici cor­po­ris, Ad sina­rum gen­tem et Ad apos­to­lo­rum prin­ci­pis. Ces théo­lo­giens enseignent tous una­ni­me­ment qu’il existe de droit divin dans l’Église un double pou­voir, le pou­voir de juri­dic­tion et le pou­voir d’ordre. Ce pou­voir est double du point de vue des défi­ni­tions for­melles et de la manière dont il est com­mu­ni­qué ou radi­ca­le­ment ; mais il est un d’une uni­té d’ordre, du point de vue de son exercice.

2. Ces don­nées théo­lo­giques ont toute leur impor­tance, car nous pou­vons nous appuyer sur elles en toute cer­ti­tude pour véri­fier, une fois de plus [2], en quoi les consé­cra­tions épis­co­pales accom­plies par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988 ne sau­raient être qua­li­fiées de « non catho­liques » ni de « schis­ma­tiques ». C’est pour­tant ce genre d’épithètes que les tout pre­miers membres de la Fraternité Saint Pierre, rédac­teurs en 1989 d’un Essai dont il sera ques­tion plus loin [3], auraient vou­lu décer­ner à l’épiscopat de la Fraternité Saint Pie X, sous pré­texte que cet épis­co­pat serait « déna­tu­ré » [4]. Le pré­sent article se pro­pose de véri­fier si les don­nées de la saine théo­lo­gie peuvent auto­ri­ser les prêtres de la Fraternité Saint Pierre à user de telles déno­mi­na­tions, à l’encontre de l’épiscopat trans­mis par Mgr Lefebvre.

I. La distinction formelle et radicale des deux pouvoirs

L’opinion commune avant Pie XII

3. Les deux pou­voirs sont for­mel­le­ment dis­tincts non seule­ment en rai­son de leur objet, mais encore en rai­son de la manière dont ils sont communiqués.

4. Le pou­voir de juri­dic­tion est pré­ci­sé­ment le pou­voir de diri­ger les hommes vers leur fin. C’est le pou­voir royal du Christ. Il est acquis par une inves­ti­ture. Le pou­voir d’ordre est le pou­voir de réa­li­ser les sacre­ments. C’est le pou­voir sacer­do­tal du Christ. Il est acquis par un rite consécratoire.

5. Saint Thomas évoque d’ailleurs la dif­fé­rence qui sépare les deux pou­voirs d’ordre et de juri­dic­tion en se pla­çant du point de vue de leur cause effi­ciente [5]. « Il y a », dit le doc­teur angé­lique, « deux pou­voirs spi­ri­tuels : le pou­voir sacra­men­tel, et le pou­voir juri­dic­tion­nel. Le pou­voir sacra­men­tel est celui qui est confé­ré par une consé­cra­tion. […] Quant au pou­voir de juri­dic­tion, il est confé­ré par simple inves­ti­ture humaine ».

6. En 1859, le Père Marie-​Dominique Bouix insis­tait, dans son Traité de l’évêque et du synode dio­cé­sain [6], sur la dis­tinc­tion for­melle et radi­cale entre le pou­voir d’ordre et le pou­voir de juri­dic­tion. Dans une étude sur laquelle nous revien­drons plus loin [7], notre confrère l’abbé Gérard Mura, de la Fraternité Saint Pie X, sou­ligne la por­tée de cet ensei­gne­ment de l’illustre cano­niste : « Sur trois pages, Bouix explique en détail cette thèse avec une pré­ci­sion dif­fi­ci­le­ment éga­lable. Le but de son ana­lyse est de démon­trer avec cer­ti­tude la par­faite sépa­ra­bi­li­té de la juri­dic­tion et du pou­voir d’ordre » [8]. Le pas­sage essen­tiel qui rend compte de l’explication du Père Bouix est le sui­vant : « A l’essence de l’épiscopat n’est pas requis que l’évêque pos­sède une juri­dic­tion par­ti­cu­lière, qui s’étende donc sur un dio­cèse. En effet, les évêques dépo­sés ou démis­sion­naires, tout comme les évêques sans peuple ou consa­crés à titre hono­ri­fique, ain­si que les évêques titu­laires ou auxi­liaires, ont tou­jours été consi­dé­rés comme de vrais évêques. C’est pour­quoi, la juri­dic­tion actuelle, qui est un élé­ment acci­den­tel et non essen­tiel, n’a pas à entrer dans la défi­ni­tion de l’épiscopat » [9]. Le savant cano­niste entend ici par « évêque » le sujet revê­tu du pou­voir d’ordre, moyen­nant la consé­cra­tion épis­co­pale et il entend signi­fier que ce pou­voir d’ordre épis­co­pal n’exige nul­le­ment, de par sa défi­ni­tion essen­tielle, le pou­voir de juri­dic­tion, dont il reste for­mel­le­ment dis­tinct. « Si quelqu’un objecte », poursuit-​il, « que la défi­ni­tion ne se véri­fie pas dans le cas des évêques titu­laires ou in par­ti­bus infi­de­lium, et moins encore chez un évêque qui n’est sacré qu’à titre hono­ri­fique, je réponds : la défi­ni­tion se véri­fie encore, car la plé­ni­tude du sacer­doce qu’ils ont eux aus­si reçue est des­ti­née selon la volon­té du Christ au gou­ver­ne­ment de l’Église. Mais, selon la même volon­té, le Pape peut excep­tion­nel­le­ment ne pas don­ner de charge pas­to­rale à quelques-​uns de ceux qui ont cette plé­ni­tude » [10].

7. En 1895, le car­di­nal Louis Billot [11] affirme lui aus­si la même dis­tinc­tion dans le cours qu’il pro­fes­sa à l’Université Pontificale Grégorienne, durant les années de son ensei­gne­ment à Rome (1887- 1910). « Il n’est pas contra­dic­toire », dit-​il, « qu’il se trouve un évêque dépour­vu du pou­voir de juri­dic­tion. Mais bien sûr, le pou­voir d’ordre épis­co­pal réclame en géné­ral l’autorité du pou­voir de gou­ver­ne­ment, dans les deux fors, et, réci­pro­que­ment, l’autorité du pou­voir de gou­ver­ne­ment ne peut se trou­ver ordi­nai­re­ment par soi que dans un sujet revê­tu du pou­voir d’ordre » [12]. Distinction est faite ici entre d’une part ce qui n’est pas contra­dic­toire, c’est-à-dire ce qui est pos­sible du point de vue des défi­ni­tions pures des don­nées révé­lées, c’est-à-dire pos­sible théo­lo­gi­que­ment, et d’autre part ce qui est néces­saire dans la plu­part des situa­tions ou ordi­nai­re­ment. En soi, le pou­voir d’ordre et le pou­voir de juri­dic­tion peuvent exis­ter l’un sans l’autre dans le même sujet, et dans les faits, le plus sou­vent, ils sont conjoints dans le même sujet, qui se trouve donc dénom­mé « évêque » en deux sens dif­fé­rents : comme déten­teur d’un pou­voir d’ordre et comme déten­teur d’un pou­voir de juridiction.

8. En 1939, le Père Emile Valton, pro­fes­seur de droit cano­nique au grand sémi­naire de Langres, auteur de l’article « Évêques » dans le Dictionnaire de théo­lo­gie catho­lique, écri­vait : « Le pou­voir de l’é­vêque est de deux sortes : le pou­voir d’ordre, qui découle de la consé­cra­tion épis­co­pale, et le pou­voir de juri­dic­tion, qui dépend de l’ins­ti­tu­tion cano­nique, aux­quels il faut ajou­ter cer­tains droits hono­ri­fiques et pri­vi­lèges spé­ciaux. Les pou­voirs d’ordre et de juri­dic­tion sont incon­tes­ta­ble­ment sépa­rables ; et, de même que la juri­dic­tion épis­co­pale peut exis­ter sans le pou­voir d’ordre, par exemple dans l’évêque élu et confir­mé, mais non encore consa­cré, ain­si le pou­voir d’ordre peut exis­ter sans la juri­dic­tion épis­co­pale, au moins exer­cible en fait, par exemple, dans l’évêque qui a déjà reçu la consé­cra­tion épis­co­pale, mais auquel le Souverain Pontife n’a pas encore assi­gné un dio­cèse propre ni des sujets déter­mi­nés » [13]. Nous retrou­vons les mêmes dis­tinc­tions clas­siques déjà ensei­gnées par Bouix et Billot.

L’opinion nouvelle avant Pie XII

9. Remarquons ici que l’étude du Père Valton, comme du reste les ouvrages de Bouix et Billot, sont anté­rieurs aux ensei­gne­ments don­nés par Pie XII dans les trois grandes Encycliques citées plus haut. Dans l’état de l’explicitation de la doc­trine, rela­tive à l’épiscopat, telle qu’elle avait été pro­po­sée par le Magistère avant Pie XII, les théo­lo­giens res­taient par­ta­gés pour résoudre la ques­tion de l’origine de la juri­dic­tion chez l’évêque. Certains d’entre eux ont pu esti­mer que les évêques reçoivent leur pou­voir de juri­dic­tion immé­dia­te­ment du Christ, l’investiture du Pape n’intervenant que comme une condi­tion néces­saire mais non suf­fi­sante. On ren­contre cette expli­ca­tion chez les espa­gnols François de Vitoria, op (1492–1546), Alphonse de Castro, ofm (1495–1558), Gabriel Vasquez, sj (1549–1604) et chez le laza­riste fran­çais Pierre Collet (1693–1770). Pour ces théo­lo­giens, le pou­voir de juri­dic­tion est don­né immé­dia­te­ment par le Christ, et moyen­nant la mis­sion cano­nique du pape qui joue le rôle d’une simple condi­tion. Il est bien connu que cette expli­ca­tion théo­lo­gique a été éla­bo­rée à l’occasion de la 23e ses­sion du concile de Trente. Cette expli­ca­tion ne dit pas encore que le Christ donne l’investiture dans et par le sacre, et dis­tinc­tion est donc faite entre le pou­voir d’ordre et le pou­voir de juri­dic­tion non seule­ment selon leur essence de pou­voir mais même selon leur origine.

10. Par la suite, d’autres théo­lo­giens sont même allés jusqu’à sou­te­nir que ce pou­voir de juri­dic­tion était for­mel­le­ment com­mu­ni­qué à l’évêque par la consé­cra­tion épis­co­pale, de concert avec le pou­voir d’ordre [14]. Cette expli­ca­tion se pré­sente sous sa forme la plus ache­vée chez Jean-​Vincent Bolgeni (1733–1811), dans son ouvrage L’Episcopato ossia la potes­tà di gover­nare la Chiesa, de 1789. Ces expli­ca­tions sont res­tées rela­ti­ve­ment isolées.

11. Avant le concile de Trente et après, la plu­part des théo­lo­giens suivent l’opinion clas­sique, déjà sou­te­nue par saint Thomas [15], selon laquelle l’évêque reçoit son pou­voir de juri­dic­tion direc­te­ment du Pape lors de l’investiture ou de l’institution cano­nique : Jean de Torquemada, op (1388–1458) [16], saint Robert Bellarmin, sj (1542–1621) [17] et Benoît XIV (1675–1758) [18] en sont les témoins prin­ci­paux. L’explication de Bolgeni, en par­ti­cu­lier, a été cri­ti­quée et réfu­tée par la grande majo­ri­té des théo­lo­giens [19].

L’opinion commune et l’enseignement de Pie XII

12. Certes, cette opi­nion nou­velle ne va pas direc­te­ment contre la foi, dans la mesure où elle reste conci­liable avec le dogme du Primat du Souverain Pontife et avec la dis­tinc­tion for­melle entre le pou­voir d’ordre et le pou­voir de juri­dic­tion. On peut s’en rendre compte en lisant cet ensei­gne­ment du Pape Pie VI dans sa Lettre Post fac­tum tibi à l’archevêque de Trêves : « Même au cas où l’autorité épis­co­pale éma­ne­rait immé­dia­te­ment de Dieu, comme quelques doc­teurs le sou­tiennent, il faut néan­moins tenir pour cer­tain et main­te­nir fer­me­ment que cette auto­ri­té ne s’étend pas en ver­tu d’un droit propre jusqu’à la facul­té de dis­pen­ser des lois géné­rales de l’Église sans la per­mis­sion expresse ou tout au moins tacite de la puis­sance supé­rieure qui a éta­bli ces lois. C’est en effet un dogme de foi que l’autorité des évêques, même en admet­tant qu’elle émane immé­dia­te­ment du Christ, demeure sous la dépen­dance de celle du Pontife romain » [20]. On voit bien en lisant ce texte que le Pape n’écarte pas encore comme contraire à la doc­trine catho­lique com­mune la thèse de ces théo­lo­giens. Cependant, les ensei­gne­ments sub­sé­quents du Magistère de Pie XII ont fini par diri­mer la ques­tion. En ver­tu de l’autorité de ce Magistère ordi­naire tel qu’il s’est expri­mé notam­ment dans les trois Encycliques Mystici cor­po­ris, Ad sina­rum gen­tem et Ad apos­to­lo­rum prin­ci­pis, les fidèles catho­liques doivent désor­mais regar­der comme une doc­trine catho­lique com­mune et cer­taine l’explication tra­di­tion­nelle selon laquelle l’évêque reçoit sa juri­dic­tion immé­dia­te­ment du Pape, de par l’in­ves­ti­ture cano­nique, et indé­pen­dam­ment de la consé­cra­tion épis­co­pale. Pie XII déclare en effet dans la troi­sième de ces Encycliques, qui fait réfé­rence aux deux autres que : « la juri­dic­tion ne par­vient aux évêques que par l’in­ter­mé­diaire du Pontife romain, comme Nous vous en aver­tis­sions dans Notre ency­clique Mystici Corporis : « Si les évêques jouissent du pou­voir ordi­naire de juri­dic­tion, ce pou­voir leur est immé­dia­te­ment com­mu­ni­qué par le Souverain Pontife [imme­diate sibi ab eodem Pontifice imper­ti­ta]». Nous avons rap­pe­lé cet ensei­gne­ment dans la lettre ency­clique, à vous des­ti­née, Ad Sinarum gen­tem :  » Le pou­voir de juri­dic­tion, qui est confé­ré direc­te­ment au Souverain Pontife par le droit divin, les évêques le reçoivent du même droit mais seule­ment à tra­vers le Successeur de saint Pierre ». L’opinion inverse doit être logi­que­ment aban­don­née comme étant – impli­ci­te­ment — sinon témé­raire et fausse à tout le moins improbable.

13. Cette cla­ri­fi­ca­tion doit prendre toute son impor­tance, si l’on se reporte à ce qu’écrivait encore, en 1939, donc avant l’Encyclique Mystici cor­po­ris de Pie XII, le Père Valton dans l’article déjà cité : « Le pou­voir d’ordre peut-​il exis­ter sans un cer­tain pou­voir de juri­dic­tion, au moins lié dans son exer­cice, mais consti­tué dans sa racine et en prin­cipe ? Cette der­nière ques­tion est inti­me­ment liée à celle que nous avons signa­lée, pré­cé­dem­ment. À savoir si l’évêque reçoit immé­dia­te­ment de droit divin la juri­dic­tion épis­co­pale au moment de la consé­cra­tion, ou bien si cette juri­dic­tion lui est confé­rée immé­dia­te­ment par le Souverain Pontife » [21]. La réponse défi­ni­tive à cette deuxième ques­tion, don­née quatre ans plus tard par Pie XII, conduit à don­ner la réponse à la pre­mière : oui, d’après ce qu’enseigne Pie XII, le pou­voir d’ordre peut exis­ter sans le pou­voir de juri­dic­tion. L’un et l’autre sont en effet dis­tincts non seule­ment dans leur essence mais encore dans le mode de leur communication.

L’opinion commune depuis Pie XII

14. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de lire en 1955 sous la plume du car­di­nal Charles Journet [22], qui écri­vait après Mystici cor­po­ris et Ad sina­rum gen­tem, l’affirmation plus nette de ces dis­tinc­tions. Nous don­nons ici cita­tion inté­grale du pas­sage où le théo­lo­gien suisse explique la nature des deux pou­voirs d’ordre et de juri­dic­tion, avec leurs différences.

15. « La double action que le Christ avait com­men­cé d’exercer par son contact propre sur l’Eglise pour lui infu­ser secrè­te­ment la grâce et pour l’orienter du dehors vers la véri­té, il conti­nue­ra de l’exercer par le contact minis­té­riel de la hié­rar­chie. D’où la dis­tinc­tion de deux grands pou­voirs hié­rar­chiques. Le pou­voir de ser­vir d’instrument au Christ-​Prêtre pour per­pé­tuer à la messe le sacri­fice rédemp­teur et pour com­mu­ni­quer par les sacre­ments la plé­ni­tude de la grâce chré­tienne. C’est le pou­voir d’ordre. Et le pou­voir de ser­vir de ministre au Christ Roi pour conti­nuer sous son action de prê­cher au monde la plé­ni­tude de la véri­té chré­tienne : c’est le pou­voir de juri­dic­tion, le pou­voir pas­to­ral, l’autorité d’enseigner ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire ».

16. « S’il fal­lait insis­ter davan­tage », conti­nue Journet, « sur la dis­tinc­tion du pou­voir d’ordre et du pou­voir de juri­dic­tion, on note­rait qu’ils dif­fèrent non seule­ment, comme nous venons de le dire, par leur fin, mais encore par leur nature, et par la façon dont ils se transmettent ».

17. « A) Ils dif­fèrent par leur nature. Le pou­voir d’ordre, et plus géné­ra­le­ment le pou­voir sacra­men­tel, est une par­ti­ci­pa­tion au sacer­doce du Christ. […] Le pou­voir juri­dic­tion­nel est une par­ti­ci­pa­tion à la royau­té du Christ. […] Le sacer­doce du Christ ayant pour fin de répandre dans les âmes la ver­tu même de la rédemp­tion, les inter­mé­diaires créés ne peuvent pro­cu­rer un effet si divin qu’à titre de simples ins­tru­ments : le pou­voir sacra­men­tel est donc un pou­voir minis­té­riel, pure­ment ins­tru­men­tal. […] La royau­té du Christ ayant pour fin de prê­cher au dehors la plé­ni­tude de la Révélation divine, les inter­mé­diaires créés peuvent par­ti­ci­per à cet effet d’une manière plus libre : le pou­voir juri­dic­tion­nel est encore un pou­voir minis­té­riel, mais on peut dire qu’il agit davan­tage à la façon d’une cause seconde. […] Le pou­voir d’ordre, ayant pour fin de com­mu­ni­quer aux âmes la ver­tu rédemp­trice, est une par­ti­ci­pa­tion spi­ri­tuelle, phy­sique, au pou­voir spi­ri­tuel du Christ prêtre. […] Comme tout carac­tère sacra­men­tel, le pou­voir d’ordre est une puis­sance spi­ri­tuelle phy­sique et de ce fait indé­lé­bile. Il pour­ra per­sis­ter et se trans­mettre sous le schisme et l’hérésie. Le pou­voir de juri­dic­tion ayant pour fin de prê­cher au dehors la véri­té chré­tienne, spé­cu­la­tive et pra­tique, est une auto­ri­té, une mis­sion, un pou­voir moral. […] Il dis­pa­raît dès qu’on se sépare de l’Eglise. L’autorité apos­to­lique, à la dif­fé­rence du pou­voir d’ordre, avait aban­don­né Judas. La juri­dic­tion régu­lière ne peut rési­der de soi dans le schisme et l’hérésie ».

18. « B) Les deux pou­voirs d’ordre et de juri­dic­tion dif­fèrent enfin par la manière dont ils se trans­mettent. Le pou­voir sacra­men­tel, étant un pou­voir phy­sique, sera nor­ma­le­ment confé­ré par voie de consé­cra­tion, per conse­cra­tio­nem (consé­cra­tion reçue du bap­tême, de la confir­ma­tion, de l’ordre). Le pou­voir juri­dic­tion­nel, étant un pou­voir moral, sera nor­ma­le­ment confé­ré par voie de dési­gna­tion, de com­mis­sion, de man­dat, ex sim­pli­ci injunctione ».

II. L’unité d’ordre dans l’exercice des deux pouvoirs

19. Avec ceci, il reste vrai que les deux pou­voirs sont un, d’une uni­té d’ordre, car l’un dépend de l’autre dans son exer­cice et c’est pour­quoi ils sont le plus sou­vent sinon ordi­nai­re­ment exer­cés par un seul et même sujet. Dans le pas­sage déjà cité, Charles Journet a soin de le pré­ci­ser. « Le pou­voir d’ordre et le pou­voir de juri­dic­tion sont deux pou­voirs réel­le­ment dis­tincts. Ils ne sont pas cepen­dant, disons-​le ici déjà suc­cinc­te­ment, indé­pen­dants l’un de l’autre ».

20. « L’une des tâches du pou­voir de juri­dic­tion », explique Journet, « est de déter­mi­ner les condi­tions d’exercice du pou­voir d’ordre. Sous cet aspect, c’est le pou­voir d’ordre qui dépend du pou­voir de juri­dic­tion. Il en dépend tou­jours pour ce qui est de son exer­cice légi­time. Il en dépend même par­fois pour ce qui est de son exer­cice valide. […] D’autre part, le pou­voir de juri­dic­tion ne réside d’une manière régu­lière et conna­tu­relle que dans les évêques en qui se trouve la plé­ni­tude du pou­voir d’ordre. Sous cet aspect, c’est le pou­voir de juri­dic­tion qui dépend du pou­voir d’ordre. Et si la juri­dic­tion peut exis­ter chez ceux qui sont pri­vés du pou­voir d’ordre, ce n’est pas en eux tou­te­fois, c’est en d’autres, qu’elle trouve son sujet ultime et défi­ni­tif. Si le sacer­doce sou­ve­rain et la royau­té suprême sont insé­pa­rables dans le Christ, qui est la tête, com­ment le pou­voir d’ordre et le pou­voir de juri­dic­tion, qui en sont la double déri­va­tion, ne seraient-​ils pas étroi­te­ment unis pour agir sur l’Eglise, qui est son Corps ? Ils sont, sui­vant l’image de saint Paul, le sys­tème des join­tures et des liga­ments par lequel des­cend de la tête au corps l’accroissement de la cha­ri­té et de la véri­té, en un mot l’unité d’une même vie ».

21. Cette inter­dé­pen­dance consiste donc pre­miè­re­ment en ce que les deux pou­voirs ne s’exercent pas l’un indé­pen­dam­ment de l’autre et deuxiè­me­ment en ce qu’ils sont réunis ordi­nai­re­ment dans un même sujet. Cela s’explique parce que, de ces deux pou­voirs, l’exercice de l’un est la fin de l’autre. Et c’est au même qu’il appar­tient de cau­ser la fin et de cau­ser ce qui conduit ou dis­pose à la fin. Pour pou­voir don­ner la grâce des sacre­ments, par le pou­voir d’ordre, il faut d’abord dis­po­ser ceux qui vont la rece­voir en leur don­nant pro­mul­ga­tion de la loi divine et en les régis­sant selon les normes du droit ecclé­sias­tique, par le pou­voir de juri­dic­tion. C’est en ce sens qu’il y a dans l’Eglise non point deux hié­rar­chies, mais une seule, fon­dée tan­tôt sur le pou­voir d’ordre, tan­tôt sur le pou­voir de juri­dic­tion, les mêmes sujets étant, à l’ordinaire, en pos­ses­sion de l’un et de l’autre. « Il n’y a donc pas », dit encore Journet, « deux hié­rar­chies, l’une d’ordre, l’autre de juri­dic­tion. Ce serait une erreur de le pen­ser. Il n’y a qu’une seule hié­rar­chie, pré­sen­tant deux pou­voirs dis­tincts mais inter­dé­pen­dants ». L’unité de la hié­rar­chie résulte non de l’unité du pou­voir mais de l’interdépendance de deux pou­voirs distincts.

22. Voilà pour­quoi la néces­si­té qui relie concrè­te­ment dans un même sujet en vue d’un même exer­cice les deux pou­voirs, l’ordre et la juri­dic­tion, est une néces­si­té non pas méta­phy­sique mais morale. Ce n’est pas la néces­si­té d’une défi­ni­tion essen­tielle qui serait la même dans les deux pou­voirs. C’est la néces­si­té d’un exer­cice concret où les deux pou­voirs doivent, le plus sou­vent, concou­rir ensemble puisque l’exercice de l’un est la condi­tion de l’exercice de l’autre. Mais si on ne doit pas les sépa­rer en tout sujet, ces deux pou­voirs sont essen­tiel­le­ment dis­tincts et sépa­rables, et ils peuvent être sépa­rés en quelques sujets. Cette conjonc­tion est donc néces­saire si elle s’entend par rap­port à l’épiscopat en géné­ral dans l’Eglise ; mais elle ne l’est plus si elle s’entend par rap­port à chaque évêque en par­ti­cu­lier dans l’Eglise. « « Dans un sujet par­ti­cu­lier » dit Journet, « […] si la juri­dic­tion requiert l’ordre, c’est pour exis­ter dans ce sujet d’une manière régu­lière et conna­tu­relle. Mais si au lieu de se bor­ner à la consi­dé­ra­tion de sujets par­ti­cu­liers on regarde l’Eglise entière, alors […] la juri­dic­tion dans son ensemble n’a jamais sub­sis­té et ne pour­ra jamais sub­sis­ter là où le pou­voir d’ordre fait défaut ».

23. Nous nous pla­çons donc ici au point de vue de l’union concrète des deux pou­voirs dans le même sujet, dénom­mé « évêque ». Cette déno­mi­na­tion en devient ambi­va­lente — ou ana­logue — et le même mot peut dési­gner le sujet de deux pou­voirs dif­fé­rents. Mais l’on ne sau­rait dire que l’épiscopat pris comme tel implique tou­jours et par­tout, en ver­tu de sa défi­ni­tion propre et d’une néces­si­té qui serait qua­si­ment abso­lue ou méta­phy­sique, la réunion des deux pou­voirs, la consé­cra­tion épis­co­pale qui com­mu­nique le pou­voir d’ordre com­mu­ni­quant dès lors aus­si ou du moins exi­geant stric­te­ment le pou­voir de juridiction.

III. Un épiscopat « dénaturé » ?

24. Ces don­nées de la théo­lo­gie tra­di­tion­nelle, qui s’accordent avec les ensei­gne­ments du Magistère de Pie XII, ont de quoi jus­ti­fier l’initiative des sacres d’Ecône. En consa­crant quatre évêques le 30 juin 1988, Mgr Lefebvre a vou­lu trans­mettre seule­ment le pou­voir d’ordre, en se gar­dant bien de com­mu­ni­quer une juri­dic­tion qu’il ne lui appar­te­nait pas de don­ner aux consa­crés. Son but était de don­ner à la Tradition et à l’Eglise le moyen de per­pé­tuer le sacer­doce, sans com­pro­mis­sion avec les nou­veau­tés de Vatican II. La cir­cons­tance excep­tion­nelle de cette crise dans l’Eglise jus­ti­fie plei­ne­ment la trans­mis­sion d’un épis­co­pat res­treint au seul pou­voir d’ordre, à par­tir du moment où elle s’avère pos­sible. Et pré­ci­sé­ment, la théo­lo­gie nous donne la cer­ti­tude de cette possibilité.

25. Pourtant, les prêtres de la Fraternité saint Pierre n’ont pas hési­té à écrire ces lignes sur­pre­nantes : « La créa­tion d’un épis­co­pat sans déter­mi­na­tion juri­dic­tion­nelle d’aucune sorte, comme le veut expli­ci­te­ment Mgr Lefebvre, est un épis­co­pat déna­tu­ré, puisqu’il est frus­tré inten­tion­nel­le­ment de son com­plé­ment natu­rel et néces­saire qu’est la juri­dic­tion ou la com­mu­nion avec ceux qui l’ont : c’est faire vio­lence au consti­tu­tif même de l’épiscopat catho­lique » [23]. Il y aurait, selon ces vues éton­nantes, « un lien intrin­sèque » [24] entre la consé­cra­tion épis­co­pale et le pou­voir de juri­dic­tion. « On se demande », écrit pour sa part notre confrère l’abbé Gérard Mura dans l’article cité, « com­ment la bro­chure de la Fraternité Saint Pierre a pu affir­mer que les évêques sacrés en 1988 avaient reçu un épis­co­pat déna­tu­ré, alors que ces pas­sages de Bouix [25] étaient cer­tai­ne­ment connus des auteurs de la bro­chure » [26].

25. L’impression, fâcheuse, que ne peut man­quer de pro­vo­quer la lec­ture de l’Essai patron­né par l’abbé Josef Bisig, est que c’est bien plu­tôt la théo­lo­gie de l’épiscopat qui se trouve pas­sa­ble­ment déna­tu­rée dans l’esprit des prêtres de la Fraternité Saint Pierre.

Source : Courrier de Rome n° 655 – juillet-​août 2022

Notes de bas de page
  1. Voir l’article « Pie XII et l’épiscopat » dans le numé­ro 655 du Courrier de Rome[]
  2. Nous l’avons véri­fié dans notre article pré­cé­dent inti­tu­lé « Pie XII et l’épiscopat ».[]
  3. Voir l’article « La Fraternité Saint Pierre et l’épiscopat » dans ce même numé­ro du Courrier de Rome.[]
  4. Du sacre épis­co­pal contre la volon­té du Pape, avec appli­ca­tion au sacres confé­rés le 30 juin [1988] par Mgr Lefebvre, Essai publié sous la direc­tion de l’abbé Josef Bisig, 1989, notam­ment p. 55–56.[]
  5. Somme théo­lo­gique, 2a2ae, ques­tion XXXIX, article 3, cor­pus.[]
  6. Marie-​Dominique Bouix (1808–1870), Tractatus de epi­sco­po ubi et de syno­do dioe­ce­sa­na, 1859, en 2 volumes[]
  7. Voir l’article « La Fraternité Saint Pierre et l’épiscopat » dans ce même numé­ro du Courrier de Rome.[]
  8. Abbé Gérard Mura, « Les sacres épis­co­paux de 1988. Étude théo­lo­gique », dans Le Sel de la terre n° 4 (prin­temps 1993), p. 41[]
  9. Bouix, vol. I, p. 91 de l’édition de la 2e édi­tion de 1873, cité par Mura, p. 41.[]
  10. Bouix, ibi­dem, p. 93.[]
  11. Louis Billot, « De epi­sco­pa­tu » dans De sacra­men­tis, t. II, Rome, 6e édi­tion, 1922, p. 314–325, spé­cia­le­ment, thèse XXXII, § 2, p. 319–325.[]
  12. Billot, thèse XXXII, § 1, p. 315.[]
  13. Emile Valton (1873–1963), « Évêques » dans le Dictionnaire de théo­lo­gie catho­lique, t. V, 2e par­tie, Letouzey et Ané, 1939, col. 1708.[]
  14. Cf. Joseph Saraiva Martins, « De col­le­gia­li­tate epi­sco­po­rum in conci­lio Tridentino ac in theo­lo­gia post­ri­den­ti­na » dans Divus Thomas, juillet-​septembre 1967, p. 269–311.[]
  15. Commentaire sur le livre des Sentences de Pierre Lombard, livre IV, dist. 24, q. 3, a. 2, qla 3 avec l’ad 1 ; Somme théo­lo­gique, Suppl, q. 17, a. 3, q. 40, a. 6 et ad 1um ; Contra gentes, livre IV, cha­pitre 76.[]
  16. Summa de Ecclesia, livre II, cha­pitres 54–64[]
  17. De roma­no pon­ti­fice, livre 4, cha­pitre 24.[]
  18. De syno­do dioe­ce­sa­na, livre 1, cha­pitre 4, § 2.[]
  19. Le pre­mier fut le cano­niste fran­çais Marie-​Dominique Bouix dans son De epi­sco­po. La syn­thèse la plus com­plète actuel­le­ment est l’article du père Gagnebet, op, « L’Origine de la juri­dic­tion col­lé­giale du corps épis­co­pal au Concile selon Bolgeni » dans Divinitas, 1961 (2), p. 431–493. On retrouve aus­si une solide ana­lyse cri­tique des thèses de Bolgeni dans les études de Mgr Staffa, qui fut au moment du concile Vatican II un des pre­miers à réagir contre l’idée de la col­lé­gia­li­té pré­sen­tée dans le cha­pitre 3 du sché­ma De Ecclesia. Nous avons conser­vé dans les archives per­son­nelles de Mgr Lefebvre en dépôt à Ecône des Observations sur les sché­mas de Ecclesia et de
    Pastorali epi­sco­po­rum munere in Ecclesia
    , en date du 25 juillet 1964.[]
  20. Lettre du 2 février 1782 dans Les ensei­gne­ments pon­ti­fi­caux (Solesmes), L’Église, tome I, n° 19.[]
  21. Emile Valton (1873–1963), « Evêques » dans le Dictionnaire de théo­lo­gie catho­lique, t. V, 2e par­tie, Letouzey et Ané, 1939, col. 1708.[]
  22. Charles Journet (1891–1975), L’Eglise du verbe Incarné, tome I : « La hié­rar­chie apos­to­lique », Desclée de Brouwer, 1955, p. 30–394 et p. 637–640.[]
  23. Du sacre épis­co­pal contre la volon­té du Pape, avec appli­ca­tion au sacres confé­rés le 30 juin [1988] par Mgr Lefebvre, Essai publié sous la direc­tion de l’abbé Josef Bisig, 1989, notam­ment p. 55–56.[]
  24. Ibidem, p. 12–13.[]
  25. Passages que nous avons cités plus haut, au numé­ro 6.[]
  26. Abbé Gerard Mura, « Les sacres épis­co­paux de 1988. Etude théo­lo­gique », dans Le Sel de la terre n° 4 (prin­temps 1993), p. 42.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.