Les Noces de Cana (9)

Raphaël, Adam et Eve, Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg. Crédits photo : Catherine Leblanc / Godong

C’est pour­quoi l’homme quit­te­ra son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair…

Genèse 2, 24

Quoi de plus réjouis­sant que ce cadre des noces à Cana ? On s’intéresse tou­jours à un mariage. Si le cœur humain ne pos­sède pas en lui-​même assez d’amour, il en cherche chez les autres. Bien sûr, ce n’était ni le cas de Notre-​Dame, ni le cas de Notre-​Seigneur. La suite de l’évangile nous montre au contraire que tous les deux y étaient pour répandre le trop plein d’amour qu’ils avaient dans leur cœur.

Il n’est pas bon que l’homme soit seul. 

Genèse 2, 18

Le récit biblique de l’institution divine du mariage, au début même de l’Humanité, est dans toutes les mémoires. Quand, récem­ment for­mé du limon de le terre, Adam vit avec admi­ra­tion la femme que Dieu lui don­nait pour com­pagne, il s’exclama : Voici l’os de mes os, la chair de ma chair, et le Seigneur scel­la leur union par cet ordre qui assu­rait la per­pé­tui­té du genre humain, crois­sez, multipliez-​vous, rem­plis­sez la terre. 

En cet scène, en ces paroles, se trouvent les élé­ments consti­tu­tifs du mariage : sa noblesse, puisque Dieu y pré­side ; son uni­té et son indis­so­lu­bi­li­té, puisqu’un seul couple est en jeu ; sa fin, puisqu’il s’agit de la trans­mis­sion abon­dante de la vie.

Désormais, il sera obli­ga­toire de se confor­mer au modèle, il sera inter­dit de le modifier.

Le contrat des époux, vou­lu en ses moda­li­tés et consé­quences par le Créateur, est saint par sa propre force. Quelle que soit leur reli­gion, due aux fluc­tua­tions des pays et des siècles, son carac­tère ini­tial doit res­ter intan­gible. Dieu n’accordera jamais, à aucune auto­ri­té ter­restre, le droit de le chan­ger ou de le rompre, pas plus aux conjoints de s’y sous­traire. C’était l’ordre de Dieu, la place de l’homme dans la créa­tion, la fina­li­té expri­mée du couple humain, un homme et une femme, pour per­pé­tuer l’humanité. C’était la consti­tu­tion même de son être qui pous­sait à la gran­deur de l’état matri­mo­nial : et son corps, avec ses ins­tincts, et son âme avec sa liber­té, étaient natu­rel­le­ment incli­nés à l’union conju­gale et à ses exi­gences. A ces deux incli­na­tions vers l’union conju­gale, saint Thomas rat­ta­che­ra deux fina­li­tés qui lui semblent plei­ne­ment cor­res­pondre aux besoins expri­més par la nature. D’abord en tant qu’il est fait de chair, l’homme se porte vers l’acte repro­duc­teur pour y cher­cher sa fin prin­ci­pale, sa fin géné­rique, à savoir la pro­créa­tion. Cet appé­tit qui assu­rait la conser­va­tion de l’espèce n’était pas propre à l’homme. Dieu l’avait pro­non­cé pour cha­cune des créa­tures vivantes, mais pour l’homme, il ne s’arrêtait pas à la pro­créa­tion, mais s’étendait à l’éducation de l’enfant jusqu’à la matu­ri­té de celui-​ci. Primitivement ce pré­cepte consa­crait le désir d’engendrer et obli­geait l’humanité entière. La sur­vie du monde humain assu­rée, ce pré­cepte devait perdre de sa néces­si­té, et le mariage devint une option aus­si libre que le choix d’un métier, réser­vant la vie conju­gale ain­si que tous les détails de l’acte pro­créa­teur aux époux, et seule­ment à eux. C’est l’ordre natu­rel mis dans la créa­tion par Dieu.

Faisons-​lui une aide sem­blable à lui… 

Genèse 2, 18

Composé d’une âme non moins que d’un corps, l’homme cherche aus­si l’union matri­mo­niale en vue d’une autre fin, fin secon­daire ou spé­ci­fique car toute atta­chée à la dif­fé­rence de sa nature d’animal rai­son­nable et donc non moins natu­relle, à savoir l’aide mutuelle des époux. Saint Thomas qua­li­fie­ra cette aide mutuelle comme une ami­tié, prin­cipe de la vie com­mune et du rayon­ne­ment social de la cel­lule souche de la cité qu’est la famille. On a vou­lu, sous la pres­sion de contro­verses récentes, mais si anciennes, trou­ver cette aide dans une cer­taine mys­tique de l’acte char­nel, une mys­tique du corps que l’on a appe­lé faus­se­ment une théo­lo­gie de corps. Dieu est Esprit… le sens du mot théo­lo­gie, connais­sance de Dieu, semble bien inap­pro­priée pour ce qui est du corps et de ses dési­rs. En réa­li­té, saint Thomas n’envisage dans l’amitié conju­gale que les humbles ser­vices jour­na­liers que sont appe­lés à se rendre les conjoints.

Entre ces deux fins, il existe évi­dem­ment une dépen­dance réelle, comme l’espèce humaine l’est au genre ani­mal de l’homme : la seconde, l’aide mutuelle, est subor­don­née à la pre­mière, la pro­créa­tion, à laquelle on doit rat­ta­cher la seconde comme un élé­ment com­plé­men­taire de la première.

Le Seigneur Dieu envoya donc à Adam un pro­fond som­meil… il tira une de ses côtes, et mit de la chair à la place. Et le Seigneur Dieu for­ma la femme de la côte qu’il avait tirée d’Adam, et il l’amena à Adam.

Genèse 2, 21–22

Dans une fixi­té exi­geante, comme toute loi natu­relle, les fins du mariage rat­ta­chées à l’Œuvre divine de la créa­tion, garan­tissent la gran­deur et les heu­reux résul­tats de la vie conju­gales. Sans elles, le mariage serait assu­jet­ti à l’humeur du tem­pé­ra­ment, à la rafale des pas­sions, à la tyran­nie de l’ego et des chefs.

Le constat fut évident à chaque fois que les hommes trans­gres­sèrent la pres­crip­tion divine, le constat est encore plus évident aujourd’hui où l’institution du mariage est léga­le­ment dimi­nuée. Par suite du péché ori­gi­nel et des fai­blesses de la nature, cet idéal, au cours des âges, s’est obs­cur­ci. Même chez les peuples qui se glo­ri­fiaient de leur culture, le divorce et le poly­ga­mie sévirent. Des codes pré­ten­dirent déter­mi­ner les aptes et les inaptes au mariage. La femme, avi­lie, fut tenue pour un ins­tru­ment de lubri­ci­té, ven­due comme esclave, tuée ou défi­gu­rée dès le moindre soup­çon, sacri­fiée à la mort de son maître. Maître, qui était autre­fois l’homme qui l’avait choi­si, maître qui est aujourd’hui ce fémi­nisme contre-​nature. Les enfants, vic­times du caprice ou de la cruau­té, ser­virent à leur tour à des plai­sirs infâmes et périrent en grappes, sinon phy­si­que­ment au moins moralement.

Avec la per­tur­ba­tion de l’état pri­mi­tif pro­vo­quée par le péché ori­gi­nel, l’institution matri­mo­niale s’est vu ajou­ter un cer­tain nombre de fins nou­velles qui cor­res­pondent aux divers inter­ven­tions posi­tives de Dieu dans l’histoire de l’humanité déchue. Après la faute d’Adam, pour empê­cher les ravages que la concu­pis­cence – la bles­sure contac­tée par le péché – n’aurait pas man­qué d’entraîner par­mi les hommes, le Créateur adjoi­gnit au mariage un remède capable de répri­mer ce mal ; c’était une res­tric­tion de l’usage du mariage. Sans s’expliquer davan­tage sur la nature plu­tôt néga­tive de cette fin, saint Thomas la qua­li­fie de secon­daire, tout en sem­blant la mettre sur un pied d’égalité avec la fin procréatrice.

Dans la suite des temps, cette fina­li­té devait rece­voir des per­fec­tion­ne­ments sup­plé­men­taires. Ainsi Moïse, pour cana­li­ser les pen­chants per­vers du peuple élu, lui fixa des lois pour rame­ner dans les limites de la légi­ti­mi­té des mœurs sexuelles encore trop libres. Et de fait, le peuple hébreu parut se sou­ve­nir mieux de l’origine de mariage. Il se pré­ser­va géné­ra­le­ment de la for­ni­ca­tion et de l’adultère. Cependant, peu à peu, s’introduisirent, avec la tolé­rance du sacer­doce, la répu­dia­tion de l’épouse et même la poly­ga­mie. Mais d’après le livre de Tobie, la vie de famille y res­tait pra­ti­quée dans la digni­té, la prière, l’observance des ver­tus domes­tiques, le sou­ci de peu­pler le terre d’enfants de Dieu, fidèles aux direc­tives d’Abraham et sou­te­nus par ses promesse. 

Or Adam et sa femme étaient nus tous deux, et ils ne rou­gis­saient point.

Genèse 2, 25

Qui ramè­ne­rait le mariage à sa pre­mière per­fec­tion ? Avons-​nous besoin d’inventer une nou­velle mys­tique du corps pour retrou­ver cette per­fec­tion ori­gi­nelle ? Véritablement, l’humanité au matin des noces de Cana, n’avait plus de vin, pas plus que l’humanité d’aujourd’hui n’a de ce vin sans l’intervention du Christ. Le Christ nous donne tout. Notre-​Dame le savait, et son constat dépas­sait le cadre des noces de ces pauvres gens et la seule gêne de ne pas avoir assez de vin pour le ban­quet d’un mariage d’époux incon­nu. C’était le genre humain dans l’acte essen­tiel à sa sur­vie qu’est le mariage qui man­quait de ce Vin que le Christ allait lui don­ner dans l’acte de son sacrifice.