Via crucis (1) – Jésus est condamné à mort

Ô Pilate, écoute ! regarde ! contemple ! Elle est là, devant toi, la Vérité incar­née ! Oublie un ins­tant ton pou­voir, les choses de la terre, ta puis­sance ; tais-​toi, contemple.

Ils condui­sirent Jésus de chez Caïphe au pré­toire : c’é­tait le matin. Mais les juifs n’en­trèrent pas dans le pré­toire, pour ne pas se souiller et afin de pou­voir man­ger la Pâque (Jn 18, 28).

Commence ici le deuxième pro­cès de Jésus. Une pre­mière fois, il avait été jugé la nuit par le Sanhédrin, pro­cès qui s’était conclu par sa condam­na­tion à mort. Le motif en était clair : les auto­ri­tés juives le condam­nèrent, car ils refu­saient sa divi­ni­té : Le grand prêtre lui dit : Je t’ad­jure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu ? Jésus lui répon­dit : Tu l’as dit ; et moi, je vous le dis, vous ver­rez le Fils de l’homme sié­ger à la droite du Tout-​Puissant et venir sur les nuées du ciel. Alors le grand prêtre déchi­ra ses vête­ments, disant : Il a blas­phé­mé, qu’avons-​nous encore besoin de témoins ? Vous venez d’en­tendre son blas­phème : que vous en semble ? Ils répon­dirent : Il mérite la mort (cf. Mt 26, 63–66). Si Notre Seigneur est déjà condam­né, pour­quoi ce second pro­cès, dit civil ? Tout d’abord parce que les romains, puis­sance occu­pante du pays, s’étaient réser­vés le droit de mort. Si les tri­bu­naux juifs pou­vaient régler les petits litiges, les grandes causes devaient être por­tées au tri­bu­nal romain. En l’occurrence, cette dis­po­si­tion arran­geait les juifs. En effet, non seule­ment ils vou­laient faire mou­rir Notre Seigneur, mais ils vou­laient encore qu’il meure cru­ci­fié. C’était à leurs sens la meilleure preuve de sa non mes­sia­ni­té, vu qu’il était écrit dans le Lévitique : Celui qui est pen­du au bois est mau­dit de Dieu (Dt 21, 23). Mourir en mau­dit de Dieu, ce n’était point être le Messie choi­si de Dieu, béni de Dieu. Or la loi juive ne pré­voyait pas la condam­na­tion à mort par le bois, mais seule­ment par lapi­da­tion. A l’inverse, l’usage romain consis­tait à cru­ci­fier les condam­nés s’ils n’étaient pas citoyens romains. Il fal­lait donc que ce soient les romains qui condamnent Jésus à mort, pour qu’il soit crucifié.

Aussi l’amenèrent-Il devant Pilate. La confi­gu­ra­tion des lieux a son impor­tance. Ce pré­toire, ou palais occu­pé par le pro­cu­ra­teur, n’est autre que la for­te­resse Antonia, à l’angle du temple de Jérusalem ; lieu impur par excel­lence pour un juif, et Pilate le sait. Respectant leurs cou­tumes, il sort sur un bal­con, situé au pre­mier étage, pour ins­truire le pro­cès, tan­dis que la foule reste dehors. Le condam­né lui, entre dans la salle du pré­toire, car il n’est plus digne d’aucun res­pect ; peu importe qu’il soit souillé.

A lui seul, ce détail sou­ligne la ter­rible hypo­cri­sie des juifs : au moment où, par jalou­sie, ils livrent l’innocent à la mort, ils refusent d’entrer dans le pré­toire sous pré­texte de souillure légale. Ils veulent célé­brer la Pâque, mais refusent de recon­naître le véri­table agneau pas­cal, qui seul enlève le péché du monde. Terrible léga­lisme qui per­met les plus grandes tra­hi­sons, pour­vu qu’elles appa­raissent aux yeux des hommes comme accom­plies pour la plus grande gloire de Dieu…

Pilate sor­tit donc vers eux, et dit : Quelle accu­sa­tion portez-​vous contre cet homme ? Ils lui répon­dirent : Si ce n’é­tait pas un mal­fai­teur, nous ne te l’au­rions pas livré. Pilate leur dit : Prenez-​le vous-​mêmes, et jugez-​le selon votre loi. Les Juifs lui répon­dirent : Il ne nous est pas per­mis de mettre per­sonne à mort : afin que s’ac­com­plît la parole que Jésus avait dite, lors­qu’il avait indi­qué de quelle mort il devait mou­rir (Jn 18, 29–32).

Sont confir­més les deux motifs qui ont conduit les juifs à sou­mettre Jésus au tri­bu­nal de Pilate : Il ne nous est pas per­mis de mettre per­sonne à mort ; et le genre de mort : afin que s’ac­com­plît la parole que Jésus avait dite, lors­qu’il avait indi­qué de quelle mort il devait mou­rir. Saint Jean fait ici allu­sion à la pro­phé­tie qu’il avait rap­por­tée peu avant (Jn 12, 32–33), quand Jésus avait dit : Quand j’au­rai été éle­vé de terre, j’at­ti­re­rai tous les hommes à moi. Ce qu’il disait, pour mar­quer de quelle mort il devait mou­rir, la croix. Le chef d’accusation n’apparaît nul­le­ment ici. Il ne sera mani­fes­té que plus tard lorsque, dans leur fureur, les juifs révé­le­ront le motif de leur rejet : Nous avons une loi et, d’a­près notre loi, il doit mou­rir, car il s’est fait Fils de Dieu (Jn 19, 7). Pour l’heure, c’est Notre Seigneur lui-​même qui va ins­truire son pro­cès. Sa vie, nul ne la lui ôte, c’est lui qui la donne (Jn 10, 18).

Pilate devant la Vérité

Pilate étant donc entré dans le pré­toire, appe­la Jésus, et lui dit : Es-​tu le roi des Juifs ? Jésus répon­dit : Dis-​tu cela de toi-​même, ou d’autres te l’ont-​ils dit de moi ? Pilate répon­dit : Est-​ce que je suis Juif ? Ta nation et les chefs des prêtres t’ont livré à moi : qu’as-​tu fait ? Jésus répon­dit : Mon royaume n’est pas de ce monde ; si mon royaume était de ce monde, mes ser­vi­teurs auraient com­bat­tu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs, mais main­te­nant mon royaume n’est point d’ici-​bas. Pilate lui dit : Tu es donc roi ? Jésus répon­dit : Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoi­gnage à la véri­té : qui­conque est de la véri­té écoute ma voix. Pilate lui dit : Qu’est-​ce que la véri­té ? Ayant dit cela, il sor­tit de nou­veau pour aller vers les Juifs, et il leur dit : Pour moi, je ne trouve aucun crime en lui (Jn 28, 33–39).

Ce dia­logue mène au cœur du mys­tère, entiè­re­ment domi­né par la per­sonne du Christ. C’est à lui d’abord qu’il revient d’instruire le pro­cès : Qu’as-​tu fait ? lui demande Pilate. Mais sur­tout, ô para­doxe, Notre Seigneur ne s’y occupe pas de lui-​même, mais seule­ment de Pilate : Jésus veut se décou­vrir à lui, se don­ner à lui ; Il veut lui révé­ler Dieu, lui ouvrir le che­min du Ciel. C’est le sens de sa pre­mière réponse. À Pilate qui lui demande s’il est roi des juifs, Jésus répond : Dis-​tu cela de toi-​même, ou d’autres te l’ont-​ils dit de moi ? Parler ain­si, c’est invi­ter Pilate à dis­tin­guer entre royau­té et royau­té. Certes, il y a les royau­tés de la terre, que connaît Pilate : dis-​tu cela de toi- même ? Mais il est une autre royau­té, « une royau­té de véri­té et de vie, une royau­té de sain­te­té et de grâce, une royau­té de jus­tice, d’amour et de paix » (Préface du Christ roi), une royau­té sur­na­tu­relle et mes­sia­nique, éter­nelle, celle-​là même annon­cée par les pro­phètes : d’autres te l’ont-ils dit de moi ? Pilate ne sai­sit pas la dis­tinc­tion, mais revient au pro­cès : Qu’as-tu fait ? À cette ques­tion, Jésus ne répond nul­le­ment : Il n’est pas là pour défendre sa vie mena­cée, mais pour la don­ner, pour se don­ner. Il veut se don­ner à Pilate, lui don­ner la vie de la grâce, lui don­ner la lumière de l’éternelle véri­té. Il éclaire donc Pilate ; son royaume n’est pas de ce monde, il n’est pas tem­po­rel mais éter­nel. Pilate est atta­ché aux biens maté­riels, aux hon­neurs pas­sa­gers, au pou­voir tem­po­rel ; Jésus veut réveiller en lui la soif d’éternité : Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoi­gnage à la véri­té : qui­conque est de la véri­té écoute ma voix. C’est alors que sur­vient la ques­tion clé de Pilate : Qu’est-​ce que la véri­té ?
Ô Pilate, écoute ! regarde ! contemple ! Elle est là, devant toi, la Vérité incar­née ! Dans ce face-​à-​face extra­or­di­naire, loin du bruit, loin de la foule qui dehors hurle, Celui qui est la Vérité se pro­pose toute entier à toi ! Il veut se don­ner à toi, celui qui a dit : Je suis la voie, la véri­té, la vie (Jn 14, 6). Oublie un ins­tant ton pou­voir, les choses de la terre, ta puis­sance ; tais-​toi, contemple. Regarde du regard de la foi, et alors la lumière se fera en toi, parce que Jésus est là devant toi, lui qui est cette lumière venue éclai­rer tout homme en ce monde (Jn 1, 9). Pilate est à la croi­sée des che­mins. Soit il s’agenouille et adore, soit il fuit le Christ, comme Adam pécheur avait fui la pré­sence de Dieu (Ge 3, 10). Que vas-​tu faire, ô Pilate ? Ayant dit cela, il sor­tit de nou­veau, pour aller vers les Juifs. Parce qu’il refuse de recon­naître le Christ pour ce qu’il est, il sort rejoindre la foule des pécheurs : Il sor­tit de nou­veau pour aller vers les Juifs. Pécheur, il n’est pas digne de cette salle du pré­toire où se joue le des­tin de l’humanité, il n’est pas digne de cet ins­tant suprême où le monde va être jugé et vain­cu. Il sort rejoindre les pécheurs, et voi­ci Jésus seul ; seul dans la salle du pré­toire, seul dans la salle du jugement.

Jésus devant son Père

Seul ? Non ! Car voi­ci enfin arri­vé le som­met de la scène : Jésus, dans la salle du juge­ment, inter­po­sé entre tous les hommes pécheurs d’un côté – à l’extérieur – et son Père de l’autre. Voici le moment suprême, c’est main­te­nant que le juge­ment va être ren­du. Pénétrez hum­ble­ment dans ce pré­toire, placez-​vous dis­crè­te­ment dans un recoin, pour sai­sir quelque chose de l’échange extra­or­di­naire entre le Christ et son Père. Certes, de là où vous êtes pla­cés, vous ne voyez Jésus que de dos. Comment en serait-​il autre­ment ? Il est le saint, le saint par excel­lence, l’Agneau sans tache se livrant à son Père, par amour. Comment pourriez-​vous voir de face cet amour infi­ni, car divin qui habite l’humanité de Jésus ? Déjà Moïse avait récla­mé de voir Dieu face-​à-​face, et il lui fut répon­du que nul ne pou­vait voir Dieu face-​à-​face sans mou­rir. Car la face de Jésus est toute de per­fec­tion, elle est la splen­deur de la gloire du Père, toute de pure­té, toute de sain­te­té, immo­bile dans une plé­ni­tude de déi­té qui ne peut s’accroître ; face qui baigne tel­le­ment dans la déi­té, qui est plon­gée si avant dans le mys­tère du Père, que toutes les angoisses et amères souf­frances de la Passion ne l’en peuvent tirer ni dis­traire, parce qu’elles ne peuvent atteindre jusque-​là ; face inté­rieure, réser­vée au seul regard du Père, habi­tée par la vision béa­ti­fique dès les pre­miers ins­tants de sa concep­tion. A Moïse cepen­dant, il fut don­né de voir la gloire divine, de dos (Ex. 33, 20). Demandez la même grâce à Dieu. En cet ins­tant solen­nel entre tous, vous y décou­vri­rez le décret divin de notre Rédemption, pre­nant chair dans le Christ Jésus. Irradiant l’humanité de Jésus, sa filia­tion divine le pousse à se livrer, à se don­ner hum­ble­ment pour la gloire du Père, pour le salut des hommes. Il veut se livrer : Ma vie, nul ne me l’ôte, c’est moi qui la donne. En cet ins­tant si solen­nel du suprême juge­ment, Il pré­sente à son Père sa volon­té, et Dieu agrée l’offrande de l’humanité de Jésus. C’est là, au pré­toire, dans ce face-​à-​face non plus entre Pilate et Jésus, mais entre Jésus-​homme et le Père éter­nel, que le juge­ment divin s’accomplit. Les hommes n’auront plus qu’à l’exécuter. Et voi­ci que déjà, les fruits de Rédemption sont signi­fiés par la libé­ra­tion de Barabbas : Pilate dit aux Juifs : Pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. Mais c’est la cou­tume qu’à la fête de Pâque je vous délivre quel­qu’un. Voulez-​vous que je vous délivre le roi des Juifs ? Alors tous crièrent de nou­veau : Non pas lui, mais Barabbas. Or, Barabbas était un bri­gand (Jn 18, 38–40). Ce bri­gand, amnis­tié par la mort de Jésus, nous repré­sente tous…

Pilate devant l’Amour

Quel est le prix de Barabbas, quel est le prix des âmes, quel est le prix de notre Rédemption ? Il n’est autre que le sang de Jésus : Vous avez été affran­chis non par des choses péris­sables, de l’argent ou de l’or, mais par un sang pré­cieux, celui de l’a­gneau sans défaut et sans tache, le sang du Christ (1 P 1, 18- 19). Et saint Jean, donc, de conti­nuer : Alors Pilate prit Jésus et le fit fla­gel­ler ; et les sol­dats, ayant tres­sé une cou­ronne d’é­pines, la mirent sur sa tête, et le revê­tirent d’un man­teau de pourpre ; puis, s’ap­pro­chant de lui, ils disaient : Salut, roi des Juifs ! et ils le souf­fle­taient. Pilate sor­tit encore une fois et dit aux Juifs : Voici que je vous l’a­mène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun crime. Jésus sor­tit donc, por­tant la cou­ronne d’é­pines et le man­teau d’é­car­late ; et Pilate leur dit : Voici l’homme (Jn 19, 1–5).

Nous voi­ci au Ecce homo. Dans son injus­tice, Pilate a fait fla­gel­ler Jésus, bien que par deux fois, il l’ait pro­cla­mé inno­cent. En un geste ô com­bien pro­phé­tique, quoique sans le savoir, les sol­dats l’ont cou­ron­né d’épines, de ces épines qui, depuis le pre­mier péché d’Adam sym­bo­lisent le péché : La terre pro­dui­ra pour toi des épines (Ge 3, 18). C’est ce Christ défi­gu­ré que Pilate montre à toute l’humanité péche­resse. L’Ecce homo est cette fois-​ci vu de face, tant par Pilate que par les juifs. Face mépri­sée et bafouée, moquée et détes­tée, ensan­glan­tée ; face du sacer­doce d’expiation et d’immolation, face de toutes les dou­leurs, de tous les aban­dons, face de fai­blesse et de détresse, face de l’agonie, face de toutes les misé­ri­cordes. Ô Pilate, contemple ! Tout à l’heure, tu n’as pas vou­lu consi­dé­rer la splen­deur de la véri­té, et du Christ tu t’étais détour­né. Laisse-​toi tou­cher main­te­nant par le visage encore plus par­lant de l’amour incar­né ! Regarde, contemple ! A nou­veau, il t’est don­né de t’agenouiller ; non plus seule­ment pour ado­rer, mais désor­mais aus­si pour deman­der par­don ; par­don de tes pre­miers crimes, car tu viens de mal­trai­ter l’innocent. Oui Pilate, regarde ton péché en lui, regarde ces bles­sures, ces souf­frances : tout cela est la consé­quence de tes actes. Mais, der­rière ces bles­sures, regarde aus­si ce regard, regarde la rédemp­tion qu’il te pro­pose. Tes péchés, Il les porte ; en son amour, Il veut les expier. Mais II ne le fera pas sans toi. Ne te laisse pas enfer­mer dans ton péché, il n’est pas trop tard. Toi aus­si, regarde ce visage, laisse-​toi regar­der par le Christ : c’est son regard qui avait conver­ti Pierre après son renie­ment (Lc 22, 61). C’est en lui que tu décou­vri­ras tout l’amour de Dieu pour toi.

Source : Lou Pescadou n°215

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.