Via crucis (2) – Jésus est chargé de sa Croix

Ô pas­sant, arrête ton regard sur ce solen­nel moment : les bour­reaux chargent Jésus de la croix. Sur lui, ils déposent le poids qui jusque-​là les écra­sait, le poids de leurs péchés.

Voici donc Notre Seigneur condam­né. En sa lâche­té, Pilate a décré­té sa mort. Les juifs le lui avaient livré, par peur des Romains : Si nous le lais­sons faire, avaient-​ils dit, tous croi­ront en lui, et les Romains vien­dront détruire notre ville et notre nation (Jn 11, 48). Quant à Pilate, la peur du tumulte qui tou­jours allait aug­men­tant (Mt 27, 24) lui fit don­ner satis­fac­tion à la foule (Mc 15, 15). La peur ! C’est dire si la peur, et plus par­ti­cu­liè­re­ment la peur du regard d’autrui, est bien mau­vaise conseillère ; bien vite, elle prend pour com­pagne la lâche­té. Apparaît alors toute la limite du regard des hommes, comme de leur jus­tice. Pilate a beau s’en laver les mains, sa res­pon­sa­bi­li­té est toute enga­gée. Jusqu’aux der­niers temps de l’humanité, la pro­fes­sion de foi chré­tienne asso­cie­ra son nom à celui du divin cru­ci­fié, qu’il a injus­te­ment condam­né. Quant au peuple élu, plus qu’auparavant encore, sont sort est ici scel­lé. À tout jamais, il est insé­pa­rable du nom de Jésus. N’ont-ils pas crié : Que son sang soit sur nous et nos enfants (Mt 27, 25) ? Inlassablement, cette parole se réa­lise à tra­vers le temps ; le peuple de l’Alliance, désor­mais révo­quée, reste comme obsé­dé par le Christ. A l’instar de Saül, les uns repren­dront le cri orgueilleux de leurs pères, pour deve­nir les plus grands per­sé­cu­teurs de tout ce qui, sur terre, porte le nom de Jésus. Mais à la suite de Paul, d’autres assu­me­ront la res­pon­sa­bi­li­té de leurs péchés, cause pro­fonde du mys­tère de la Croix, et béné­fi­cie­ront à plein du sang divin pour comp­ter par­mi les plus grands saints.

Mais lais­sons là Pilate, les Juifs, et l’histoire de l’humanité. Pour l’heure, Jésus est char­gé de sa croix. Voici l’instrument du sup­plice, cette croix jusque-​là hon­nie. Elle est sym­bole d’ignominie, tant pour les juifs que pour les païens. Aux yeux des Romains, elle est en effet le plus infâme des sorts réser­vés aux esclaves ; et selon la loi mosaïque, une telle mort est syno­nyme de divine répro­ba­tion : Maudit de Dieu celui qui meurt sur le bois (Dt 21, 23). Pour tous donc, le Christ char­gé de la croix incarne la malé­dic­tion. Rien n’est plus vrai. En embras­sant ce bois, dit saint Paul, le Christ s’est fait malé­dic­tion pour nous (Ga 3, 13).

Quel est donc ce mys­tère ? Le Christ, splen­deur de la gloire du Père (He 1, 3), deve­nu malé­dic­tion ? Comment cela est-​il pos­sible ? N’est-Il plus ce Verbe qui de toute éter­ni­té était auprès de Dieu, et qui était Dieu (Jn 1, 1) ? Plus que jamais, Il l’est ! Et c’est là qu’apparaît tout le mys­tère : Dieu, offen­sé par le péché, a vou­lu assu­mer une huma­ni­té pour por­ter en elle le poids du péché, le poids de nos péchés. Comme le dit saint Jean Chrysostome (llème hom. in Co epist, § 3), « l’offensé a subi le sup­plice à la place des cri­mi­nels ». Déjà Isaïe l’avait pré­dit. Sept cents ans avant l’événement, il avait contem­plé ce divin ins­tant : Vraiment, ce sont nos mala­dies qu il por­tait, nos souf­frances dont il s’était char­gé. Et nous, nous le consi­dé­rions comme puni, frap­pé par Dieu et humi­lié. Mais lui, il a été broyé à cause de nos ini­qui­tés, écra­sé à cause de nos crimes. Le châ­ti­ment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses bles­sures nous trou­vons la gué­ri­son. Dieu a fait retom­ber sur lui nos fautes à tous. Il a été offert, parce que lui-​même l’a vou­lu (Is 53, 4–7).

Ô pas­sant, arrête ton regard sur ce solen­nel moment : les bour­reaux chargent Jésus de la croix. Sur lui, ils déposent le poids qui jusque-​là les écra­sait, le poids de leurs péchés, le ter­rible poids de la malice de l’homme, celui de toutes ses for­fai­tures et tra­hi­sons. Sur ses épaules, le Christ veut assu­mer tout le poids du monde, l’horrible poids de l’homme déchu, celui accu­mu­lé depuis le pre­mier Adam jusqu’au der­nier de ses des­cen­dants. Quel acca­ble­ment ! Tout comme Caïphe qui mal­gré lui avait pro­phé­ti­sé lorsqu’en sa malice il disait : Vous n’y enten­dez rien ; il est de votre inté­rêt qu’un seul homme meure pour tout le peuple (Jn 11, 50), ain­si les bour­reaux char­geant Jésus de sa croix annoncent mal­gré eux le geste sal­va­teur de tous les pécheurs repen­tants : dépo­ser ses fautes en Jésus, sur ses épaules. Ce que les pre­miers ont accom­pli par fonc­tion et avec mépris, les seconds sont appe­lés à le réa­li­ser dans la confu­sion et le repen­tir. Telle fut l’immense intui­tion de Madeleine la péni­tente, dans cette salle du fes­tin où Simon le pha­ri­sien rece­vait Jésus. Elle était venue dépo­ser ses fautes à ses pieds, elle lui avait livré ses péchés et toutes ses armes, accom­pa­gnées de ses larmes. A l’inverse de Simon, elle savait que ce ne serait pas elle qui souille­rait le Christ, mais le Christ qui la puri­fie­rait. Pour avoir ain­si aimé, il lui fut pardonné.

Ô pas­sant, écoute encore la parole que Jésus fai­sait entendre à saint Jérôme, elle est aus­si pour toi. Lui appa­rais­sant dans le dénue­ment du pre­mier Noël, Il lui deman­da : Jérôme, vois ma pau­vre­té ; à ton Dieu qui men­die, quel pré­sent feras-​tu ? – A Vous, ô Roi d’a­mour, mon cœur, mes biens, ma vie. – Cela ne suf­fit pas, donne-​moi plus ! – Tout ce que j’ai reçu de votre main bénie, tout ce qu’a­vec votre grâce j’ai pu faire pour Vous, tous mes tra­vaux, Seigneur, mes larmes, mes prières, mes longues nuits d’é­tudes et mes jours de dou­leurs : tout est à Vous, Jésus, prenez-​le pour Vous seul. – Non, je veux davan­tage, disait l’Enfant Divin. Eh quoi, reprit Jérôme, qu’attendez-​Vous, mon tendre amour ? Je Vous ai tout don­né, il ne me reste rien… Parlez, que voulez-​Vous ? Voulez-​Vous que je verse au pied de votre autel, goutte à goutte, mon sang dans le calice d’or ? – Non, mon fils, si j’ai quit­té les splen­deurs de mon Ciel, ce n’est pas que j’aie besoin des tré­sors des mor­tels, mais j’ai faim de répandre à grands flots dans les âmes les dons de mon Amour, les tré­sors de ma grâce. Détruisant tout obs­tacle, je veux qu’un feu divin à jamais les enflamme : donne-​moi tes péchés pour que je les efface !

Quel divin échange ! Le Christ a vou­lu por­ter la cou­ronne de nos épines – de ces épines, châ­ti­ment du péché (Ge 3, 18) – pour nous cou­ron­ner de sa gloire ! Il a vou­lu être le roi de nos misères, pour nous don­ner en par­tage le royaume de sa féli­ci­té ! Vraiment, qu’elle est étrange, cette royau­té ; pour sûr, elle n’a rien de ce monde (Jn 18, 36). C’est pour­tant déjà ain­si que la contem­plait Isaïe : Il por­te­ra sur son épaule la marque de sa prin­ci­pau­té (Is 9, 5). Et le même Isaïe, tou­jours divi­ne­ment ins­pi­ré, de chan­ter un plus loin : S’il offre sa vie en sacri­fice expia­toire, il ver­ra une pos­té­ri­té, il pro­lon­ge­ra ses jours, et par lui la volon­té de Dieu s’accomplira. A la suite de l’épreuve endu­rée par son âme, il ver­ra la lumière et sera com­blé. Le juste, mon ser­vi­teur, jus­ti­fie­ra beau­coup d’hommes, por­tant lui-​même leurs ini­qui­tés. C’est pour­quoi je lui don­ne­rai en par­tage une grande mul­ti­tude, et il divi­se­ra les dépouilles des forts, parce qu’il s’est livré lui-​même à la mort et qu’il a été comp­té par­mi les scé­lé­rats, alors qu’il por­tait le péché de beau­coup et qu’il priait pour les pécheurs (Is 53, 10–12).

En se char­geant de la croix, Jésus prend donc sur lui notre malé­dic­tion. Il charge ses épaules du châ­ti­ment de nos péchés, Il veut les expier en lui, car son sceptre est jus­tice (Ps 45, 7). Oui, Seigneur, Vous pre­nez sur Vous notre malé­dic­tion, et votre geste devient béné­dic­tion. Désormais, votre croix sera notre espé­rance. Elle sera dres­sée dans toutes les églises, aux car­re­fours, sur nos autels, car par elle Vous rache­tez le monde.

Oui, dit encore saint Jean Chrysostome, c’est la Croix qui a dis­si­pé la colère de Dieu envers les hommes, qui les a récon­ci­liés avec lui, qui a fait de la terre un ciel, réunit les mor­tels aux anges, ren­ver­sé la for­te­resse de la mort, détruit la puis­sance du diable, anéan­ti l’in­fluence du péché, déli­vré la terre de l’er­reur, rame­né la véri­té, chas­sé les démons, bou­le­ver­sé leurs temples, miné leurs autels, arrê­té leurs sacri­fices, plan­té la ver­tu, jeté les fon­de­ments de l’Église. La Croix, c’est la volon­té du Père, la gloire du Fils, le tres­saille­ment du Saint Esprit. La croix c’est l’orgueil de Paul : “Loin de moi la pen­sée de me glo­ri­fier d’autre chose que de la croix de Jésus Christ Notre Seigneur” (Ga 4, 14). La Croix sur­passe le soleil en éclat, en rayons, en splen­deur ; car lorsque le soleil s’obscurcit, la Croix alors brille ; et le soleil s’obscurcit non que notre heure der­nière aie son­née, mais parce qu’il est éclip­sé par les splen­deurs de la Croix. La Croix a déchi­ré la cédule de notre condam­na­tion, et elle a bri­sé les fers de la mort. La Croix, enfin, est le monu­ment de l’amour de Dieu. “Dieu a tel­le­ment aimé le monde, qu’il a livré son propre Fils unique, afin que qui­conque croi­ra en lui ne périsse pas” (Jn 3, 16).

Ainsi donc, Ils prirent Jésus qui, por­tant lui-​même sa croix, sor­tit de la ville pour aller au lieu-​dit Calvaire, en hébreu Golgotha (Jn 19, 16–17).

Source : Lou Pescadou n° 216

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.