Il tombe et se relève, pour que par la puissance de ses mérites, nous ayons la force de nous redresser.
À peine Jésus a‑t-Il fait quelques pas sur le chemin du Calvaire, qu’il tombe sous le poids de sa croix. Certes, Notre Seigneur montre par cette chute la vérité de sa nature humaine. Jésus est vrai Dieu, mais II est aussi véritablement homme. Les supplices de la flagellation et du couronnement d’épines, de par le sang versé, l’ont réellement affaibli. Accablé en son humanité par une longue nuit d’agonie et d’ignominie, Notre Seigneur tombe. Il n’apparaît plus comme le Dieu fort et puissant, mais dans la fragilité humaine dont II a voulu se revêtir. Loin de l’aider, les bourreaux se déchaînent, et à coups redoublés le font relever.
Dans le dessein divin, les chutes de Jésus revêtent néanmoins une dimension plus profonde : en son chemin de croix, Jésus retrace pas-à-pas l’histoire de notre propre mort, afin d’assumer en lui la condamnation du premier Adam, à qui il avait été dit : Si tu manges de ce fruit, tu mourras de mort (Gn 2, 17). Pour avoir consommé ce fruit mortifère, notre premier père se vit dépouillé de ses surnaturels attributs, et même la nature contre lui s’est révoltée : Tu travailleras à la sueur de ton front, la terre produira pour toi des épines (Gn 3, 17–18). Pour nous, Jésus veut se charger de ce lot de peines et de souffrances, Il veut être chargé de la croix. Mais, voici que chassé du premier paradis, l’homme déchu découvrait en lui une réalité plus terrible encore : sa propre inclination au mal, sa propension à chuter. Pour avoir méprisé l’être divin, le voici fasciné et attiré par ce qui est vain, par le néant ; c’est la triple concupiscence énoncée par saint Jean (1 Jn 2, 16) : l’appétit pour les plaisirs de la chair, la soif des richesses, et plus encore l’insatiable orgueil. Ce triple dérèglement est à l’origine de tous nos manquements. Aux trois concupiscences répondent les trois chutes de Jésus, que la tradition a retenues. En chacune d’elles, son humanité tombe comme en déliquescence, pour nous donner d’être victorieux de nos concupiscences.
Oui, ce qui pèse le plus sur Jésus, ce qui l’accable et l’écrase, ce qui le jette à terre, c’est l’excès des péchés qu’il expie. Quoi de plus écrasant que le fardeau de l’iniquité de tous les hommes ? Quoi de plus accablant que de supporter l’homme, devenu vain dans ses pensées, au cœur sans intelligence enveloppé de ténèbres (Rm 1,21) ? Dans sa folie, cet homme a dit : Il est court et triste le temps de notre vie ; le hasard nous a amenés à l’existence, et, après cette vie, nous serons comme si nous n’avions jamais été. Venez donc, jouissons des biens présents ; enivrons-nous de vin et de parfums, ne laissons point passer la fleur du printemps. Que nul ne se prive de nos orgies, car c’est là notre part, c’est là notre destinée (Sg 2, 1–3 et 6–9). Ainsi donc, ayant perdu tout sens, les hommes se sont livrés aux désordres, à toute espèce d’impureté, avec une ardeur insatiable (Ep 4, 19).
Créé en fils d’éternité, l’homme s’est vautré dans la fange des plaisirs passagers ; de vase sacré qu’il était, il s’est mué en vase d’ignominie. Créé pour vivre selon l’esprit, et même de l’Esprit de Dieu, l’homme a préféré vivre selon la chair. Cet homme-là a fait de son ventre son Dieu (Ph 3, 19), et de surplus se vante de passer tour à tour des plaisirs de la chère à ceux de la chair. « Leur cœur, commente saint Bernard, fondu au feu de la concupiscence, s’en va dans la fange, ne goûtant plus que la passion, confondant tout, corrompant tout, dégradant tout. »
Quoique créé à l’image de Dieu, l’homme, oublieux de ce qu’il y a de grand en lui, s’est donc avili en devenant semblable à la chair passagère. Vivant de la chair et pour la chair, il ne diffère plus de l’animal sans raison (Ps 48, 12 ; 2 P 2, 9). D’une telle déchéance, le Ciel est consterné : O Cieux, dans votre stupeur, frémissez ; portes du Ciel, soyez dans une profonde douleur (Jr 2, 11–12). Le Christ, qui est la porte (Jn 10, 7), incarne en son humanité toute l’horreur qu’éprouve le Ciel. Sous le poids de cette immense douleur, Jésus tombe.
Il tombe le visage contre terre, pour réparer les fautes de ceux qui ne regardent plus que la terre. Il tombe dans la boue, pour expier les fautes de ceux qui volontairement se sont vautrés dans la boue du péché et du plaisir, dans la fange de l’orgie et de la beuverie, dans l’ignominie qui ne peut que salir. Il tombe, afin que nous puissions échapper à la divine condamnation, ô combien juste et terrible : Malheur à celui qui amasse contre lui des monceaux de boue (Ha 2, 6), car Celui qui sème dans la chair, recueillera de la chair la corruption (Ga 6, 8). N’est-ce pas précisément le règne de la chair qui valut au monde la condamnation du déluge ? Et Yahvé dit : Mon esprit ne demeurera pas dans l’homme, car l’homme n’est que chair (Ge 6, 3). En effet, dit saint Pierre, Ceux qui s ’adonnent aux impures convoitises de la chair périront de leur propre corruption, la profondeur des ténèbres leur est réservée (2 P 2, 12 et 17). Et saint Paul d’avertir d’un trait : Si vous vivez selon la chair, vous mourrez (Ro 8, 13). Jésus, donc, tombe, pour nous permettre de ne plus tomber sous le coup de la divine condamnation. Il tombe et se relève, pour que par la puissance de ses mérites, nous ayons la force de nous redresser.
Devant l’horreur éprouvée à la vue du Christ affalé, Dieu voudrait que vous ressentiez toute l’horreur de vos propres péchés. Sans cette contrition, sans un radical changement de vie, nul ne peut échapper à l’éternelle condamnation : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous ! (Lc 13, 5). Oui, mortifions nos membres (Col 3, 5), ne laissons pas la loi destructrice de la chair s’imposer à l’esprit, mais faisons régner la loi de l’esprit jusque dans la chair. Suivons les traces de saint Paul, lorsqu’il disait : Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé (1 Co 9, 27). Réduire son corps en servitude, c’est le remettre sous la domination de l’esprit. Certes, il vous en coûtera beaucoup de larmes, car certains démons ne se chassent que par le jeûne et la prière (Mt 17, 21). Mais ces larmes, unies aux larmes de Jésus, vous mériteront le pardon ; de telles larmes, dit saint Ambroise, lavent du péché. La promesse divine est tout aussi réconfortante qu’était terrible la divine sentence : Ô Dieu, Vous pardonnez à tous et Vous détournez les yeux du péché des hommes, en raison de leur pénitence (Sg 11, 24). Écoutez donc Jésus vous dire, accablé par vos péchés : Mon fils, fais pénitence, reviens à moi, et je guérirai toutes tes iniquités (Jr 3, 22).
Non loin du Christ, regardez également Madeleine, la pécheresse repentie. Plus effrontée pour son salut qu’elle ne l’avait été pour sa perte, elle méprisa le monde entier et, aux pieds du Christ, vint pleurer. Dans ses larmes, elle déposa non seulement ses nombreux péchés, mais encore les atouts de ces derniers. Et elle s’est vue pardonnée. A sa suite, écoutez l’invite du Christ, ployant pour vous sous le poids de la croix : Reviens à moi, car je t’ai racheté (Is 44, 22). Au contact du Christ, vous vous verrez alors refleurir, car Dieu restaure plus admirablement encore qu’il ne crée. Si Jésus est tombé à terre, c’est parce qu’une fois fécondée, la boue produit du fruit, et des épines sortent les roses. De cette transfiguration, Madeleine est le plus bel exemple. Pour avoir pleuré et s’être associée à Jésus dans sa croix, Marie est là, dans le nouveau jardin, au matin de la Résurrection. Lui a été donné d’annoncer, même aux apôtres, la puissance de vie qui habite le Christ Rédempteur. A votre tour, laissez-vous gagner par le message de la repentie, venez déposer vos œuvres de mort aux pieds de celui qui pour vous a voulu tomber, et vous vous entendrez dire, comme à la femme prise en flagrant délit d’adultère : Va, et ne pèche plus (Jn 8, 11).
Source : Lou Pescadou n° 218