Via crucis (3) – Jésus tombe pour la première fois

Il tombe et se relève, pour que par la puis­sance de ses mérites, nous ayons la force de nous redresser.

À peine Jésus a‑t-​Il fait quelques pas sur le che­min du Calvaire, qu’il tombe sous le poids de sa croix. Certes, Notre Seigneur montre par cette chute la véri­té de sa nature humaine. Jésus est vrai Dieu, mais II est aus­si véri­ta­ble­ment homme. Les sup­plices de la fla­gel­la­tion et du cou­ron­ne­ment d’épines, de par le sang ver­sé, l’ont réel­le­ment affai­bli. Accablé en son huma­ni­té par une longue nuit d’agonie et d’ignominie, Notre Seigneur tombe. Il n’apparaît plus comme le Dieu fort et puis­sant, mais dans la fra­gi­li­té humaine dont II a vou­lu se revê­tir. Loin de l’aider, les bour­reaux se déchaînent, et à coups redou­blés le font relever.

Dans le des­sein divin, les chutes de Jésus revêtent néan­moins une dimen­sion plus pro­fonde : en son che­min de croix, Jésus retrace pas-​à-​pas l’histoire de notre propre mort, afin d’assumer en lui la condam­na­tion du pre­mier Adam, à qui il avait été dit : Si tu manges de ce fruit, tu mour­ras de mort (Gn 2, 17). Pour avoir consom­mé ce fruit mor­ti­fère, notre pre­mier père se vit dépouillé de ses sur­na­tu­rels attri­buts, et même la nature contre lui s’est révol­tée : Tu tra­vaille­ras à la sueur de ton front, la terre pro­dui­ra pour toi des épines (Gn 3, 17–18). Pour nous, Jésus veut se char­ger de ce lot de peines et de souf­frances, Il veut être char­gé de la croix. Mais, voi­ci que chas­sé du pre­mier para­dis, l’homme déchu décou­vrait en lui une réa­li­té plus ter­rible encore : sa propre incli­na­tion au mal, sa pro­pen­sion à chu­ter. Pour avoir mépri­sé l’être divin, le voi­ci fas­ci­né et atti­ré par ce qui est vain, par le néant ; c’est la triple concu­pis­cence énon­cée par saint Jean (1 Jn 2, 16) : l’appétit pour les plai­sirs de la chair, la soif des richesses, et plus encore l’insatiable orgueil. Ce triple dérè­gle­ment est à l’origine de tous nos man­que­ments. Aux trois concu­pis­cences répondent les trois chutes de Jésus, que la tra­di­tion a rete­nues. En cha­cune d’elles, son huma­ni­té tombe comme en déli­ques­cence, pour nous don­ner d’être vic­to­rieux de nos concupiscences.

Oui, ce qui pèse le plus sur Jésus, ce qui l’accable et l’écrase, ce qui le jette à terre, c’est l’excès des péchés qu’il expie. Quoi de plus écra­sant que le far­deau de l’iniquité de tous les hommes ? Quoi de plus acca­blant que de sup­por­ter l’homme, deve­nu vain dans ses pen­sées, au cœur sans intel­li­gence enve­lop­pé de ténèbres (Rm 1,21) ? Dans sa folie, cet homme a dit : Il est court et triste le temps de notre vie ; le hasard nous a ame­nés à l’exis­tence, et, après cette vie, nous serons comme si nous n’a­vions jamais été. Venez donc, jouis­sons des biens pré­sents ; enivrons-​nous de vin et de par­fums, ne lais­sons point pas­ser la fleur du prin­temps. Que nul ne se prive de nos orgies, car c’est là notre part, c’est là notre des­ti­née (Sg 2, 1–3 et 6–9). Ainsi donc, ayant per­du tout sens, les hommes se sont livrés aux désordres, à toute espèce d’im­pu­re­té, avec une ardeur insa­tiable (Ep 4, 19).

Créé en fils d’éternité, l’homme s’est vau­tré dans la fange des plai­sirs pas­sa­gers ; de vase sacré qu’il était, il s’est mué en vase d’ignominie. Créé pour vivre selon l’esprit, et même de l’Esprit de Dieu, l’homme a pré­fé­ré vivre selon la chair. Cet homme-​là a fait de son ventre son Dieu (Ph 3, 19), et de sur­plus se vante de pas­ser tour à tour des plai­sirs de la chère à ceux de la chair. « Leur cœur, com­mente saint Bernard, fon­du au feu de la concu­pis­cence, s’en va dans la fange, ne goû­tant plus que la pas­sion, confon­dant tout, cor­rom­pant tout, dégra­dant tout. »

Quoique créé à l’image de Dieu, l’homme, oublieux de ce qu’il y a de grand en lui, s’est donc avi­li en deve­nant sem­blable à la chair pas­sa­gère. Vivant de la chair et pour la chair, il ne dif­fère plus de l’animal sans rai­son (Ps 48, 12 ; 2 P 2, 9). D’une telle déchéance, le Ciel est conster­né : O Cieux, dans votre stu­peur, fré­mis­sez ; portes du Ciel, soyez dans une pro­fonde dou­leur (Jr 2, 11–12). Le Christ, qui est la porte (Jn 10, 7), incarne en son huma­ni­té toute l’horreur qu’éprouve le Ciel. Sous le poids de cette immense dou­leur, Jésus tombe.

Il tombe le visage contre terre, pour répa­rer les fautes de ceux qui ne regardent plus que la terre. Il tombe dans la boue, pour expier les fautes de ceux qui volon­tai­re­ment se sont vau­trés dans la boue du péché et du plai­sir, dans la fange de l’orgie et de la beu­ve­rie, dans l’ignominie qui ne peut que salir. Il tombe, afin que nous puis­sions échap­per à la divine condam­na­tion, ô com­bien juste et ter­rible : Malheur à celui qui amasse contre lui des mon­ceaux de boue (Ha 2, 6), car Celui qui sème dans la chair, recueille­ra de la chair la cor­rup­tion (Ga 6, 8). N’est-ce pas pré­ci­sé­ment le règne de la chair qui valut au monde la condam­na­tion du déluge ? Et Yahvé dit : Mon esprit ne demeu­re­ra pas dans l’homme, car l’homme n’est que chair (Ge 6, 3). En effet, dit saint Pierre, Ceux qui s ’adonnent aux impures convoi­tises de la chair péri­ront de leur propre cor­rup­tion, la pro­fon­deur des ténèbres leur est réser­vée (2 P 2, 12 et 17). Et saint Paul d’avertir d’un trait : Si vous vivez selon la chair, vous mour­rez (Ro 8, 13). Jésus, donc, tombe, pour nous per­mettre de ne plus tom­ber sous le coup de la divine condam­na­tion. Il tombe et se relève, pour que par la puis­sance de ses mérites, nous ayons la force de nous redresser.

Devant l’horreur éprou­vée à la vue du Christ affa­lé, Dieu vou­drait que vous res­sen­tiez toute l’horreur de vos propres péchés. Sans cette contri­tion, sans un radi­cal chan­ge­ment de vie, nul ne peut échap­per à l’éternelle condam­na­tion : Si vous ne faites péni­tence, vous péri­rez tous ! (Lc 13, 5). Oui, mor­ti­fions nos membres (Col 3, 5), ne lais­sons pas la loi des­truc­trice de la chair s’imposer à l’esprit, mais fai­sons régner la loi de l’esprit jusque dans la chair. Suivons les traces de saint Paul, lorsqu’il disait : Je châ­tie mon corps et le réduis en ser­vi­tude, de peur qu’a­près avoir prê­ché aux autres, je ne sois moi-​même réprou­vé (1 Co 9, 27). Réduire son corps en ser­vi­tude, c’est le remettre sous la domi­na­tion de l’esprit. Certes, il vous en coû­te­ra beau­coup de larmes, car cer­tains démons ne se chassent que par le jeûne et la prière (Mt 17, 21). Mais ces larmes, unies aux larmes de Jésus, vous méri­te­ront le par­don ; de telles larmes, dit saint Ambroise, lavent du péché. La pro­messe divine est tout aus­si récon­for­tante qu’était ter­rible la divine sen­tence : Ô Dieu, Vous par­don­nez à tous et Vous détour­nez les yeux du péché des hommes, en rai­son de leur péni­tence (Sg 11, 24). Écoutez donc Jésus vous dire, acca­blé par vos péchés : Mon fils, fais péni­tence, reviens à moi, et je gué­ri­rai toutes tes ini­qui­tés (Jr 3, 22).

Non loin du Christ, regar­dez éga­le­ment Madeleine, la péche­resse repen­tie. Plus effron­tée pour son salut qu’elle ne l’avait été pour sa perte, elle mépri­sa le monde entier et, aux pieds du Christ, vint pleu­rer. Dans ses larmes, elle dépo­sa non seule­ment ses nom­breux péchés, mais encore les atouts de ces der­niers. Et elle s’est vue par­don­née. A sa suite, écou­tez l’invite du Christ, ployant pour vous sous le poids de la croix : Reviens à moi, car je t’ai rache­té (Is 44, 22). Au contact du Christ, vous vous ver­rez alors refleu­rir, car Dieu res­taure plus admi­ra­ble­ment encore qu’il ne crée. Si Jésus est tom­bé à terre, c’est parce qu’une fois fécon­dée, la boue pro­duit du fruit, et des épines sortent les roses. De cette trans­fi­gu­ra­tion, Madeleine est le plus bel exemple. Pour avoir pleu­ré et s’être asso­ciée à Jésus dans sa croix, Marie est là, dans le nou­veau jar­din, au matin de la Résurrection. Lui a été don­né d’annoncer, même aux apôtres, la puis­sance de vie qui habite le Christ Rédempteur. A votre tour, laissez-​vous gagner par le mes­sage de la repen­tie, venez dépo­ser vos œuvres de mort aux pieds de celui qui pour vous a vou­lu tom­ber, et vous vous enten­drez dire, comme à la femme prise en fla­grant délit d’adultère : Va, et ne pèche plus (Jn 8, 11).

Source : Lou Pescadou n° 218

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.