Bienheureux Théophane Vénard

Le Bienheureux Théophane Vénard

Des Missions étran­gères de Paris, mar­tyr en Chine (1829–1861).

Fête le 2 février.

L’auréole de gloire qui entoure le nom de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, pro­cla­mée par Pie XI en 1927 patronne prin­cipale des mis­sions à l’égal de saint François Xavier, a pro­je­té une par­tie de son éclat sur un mis­sion­naire mar­tyr dont le sou­ve­nir et l’exemple étaient par­ti­cu­liè­re­ment chers à la Sainte de Lisieux : nous vou­lons par­ler du bien­heu­reux Théophane Vénard. Cette âme conqué­rante, toute aban­don­née à la Providence, accep­tant joyeuse­ment la pen­sée du mar­tyre, était bien digne d’enflammer le cœur de la jeune reli­gieuse qui elle aus­si eût vou­lu aller tra­vailler, souf­frir et mou­rir sur le conti­nent asia­tique pour sau­ver les âmes.

L’enfance. – La vocation du missionnaire.

Théophane Vénard naquit à Saint-​Loup-​sur-​Thouet [1], dans les Deux-​Sèvres, au dio­cèse de Poitiers, le 21 novembre 1829. Son père, Jean Vénard, d’abord ins­ti­tu­teur libre dans sa com­mune, devint ensuite gref­fier de la jus­tice de paix. Comme sa femme, Marie Guéret, il s’efforça d’inspirer à ses enfants des sen­ti­ments de reli­gion et de ver­tu ; Mélanie, plus tard reli­gieuse de l’Immaculée-Conception, décé­dée en 1886 ; Théophane, Henri, décé­dé en 1909 ; et Eusèbe, qui devait mou­rir en 1913 curé d’Assais, répon­dirent admi­ra­ble­ment aux soins de leurs parents.

De bonne heure, Théophane apprit à lire et à écrire. Les jours de congé, il aimait à conduire une vache ou une chèvre sur un coteau voi­sin dit de Bel-​Air, où son père pos­sé­dait quelques terres. Là, il avait cou­tume de lire les Annales de la Propagation de la foi, soit seul, soit en com­pa­gnie de sa sœur Mélanie et d’une autre jeune fille plus âgée. Un jour, la revue par­lait des souf­frances et de la mort du futur bien­heu­reux Jean-​Charles Cornay, qui venait de rem­por­ter au Tonkin, le 20 sep­tembre 1837, la palme du mar­tyre ; Théophane, sai­si d’une émo­tion indi­cible et d’un véri­table enthou­siasme apos­to­lique, s’écria :

– Moi aus­si je veux aller au Tonkin I Et moi aus­si je veux être martyr !

Il avait alors dix ans. Quelques jours après, il se trouve avec son père dans une prai­rie au bas du même coteau.

Mon père, dit-​il sou­dain, com­bien vaut ce pré ? 

– Je ne sais pas au juste, petit ; mais pour­quoi cette question ? 

– Ah ! si vous pou­viez me le don­ner, ce serait ma part, je le ven­drais et ferais mes études.

Le bon père com­prit ; l’intelligence éveillée, la pié­té vive et le goût pro­non­cé de Théophane pour les céré­mo­nies reli­gieuses lui avaient depuis long­temps fait devi­ner qu’une voca­tion ecclé­sias­tique ger­mait au cœur de son enfant pré­fé­ré. Aussi, sans qu’il fût besoin de vendre le pré, Théophane fît ses études au col­lège de Doué d’abord, puis au Petit Séminaire de Montmorillon. Son humeur joyeuse en fai­sait le boute-​en-​train de toutes les fêtes. Il en fut de même au Grand Séminaire de Poitiers.

A l’ordination de Noël 1849, il reçut la ton­sure des mains du futur car­di­nal Pie qui venait d’être nom­mé évêque de Poitiers. En 1850, le même pré­lat lui confé­rait les ordres mineurs et le sous-​diaconat. Peu de jours après, en février 1851, une lettre du jeune lévite arri­vait à Saint-​Loup ; Théophane y sup­pliait le père de consen­tir à son départ pour les Missions étran­gères de Paris. M. Vénard accep­ta géné­reu­se­ment ce grand sacrifice.

L’aspirant mis­sion­naire, avant de s’en aller à Paris, pas­sa quinze jours encore chez ses parents. Le 26 février 1850, après le repas du soir, il se jeta aux pieds de son père et lui deman­da une der­nière béné­dic­tion. M. Vénard la lui don­na d’une voix trem­blante d’émo­tion. L’abbé embras­sa ensuite Mélanie, la chère confi­dente de ses saintes aspi­ra­tions, et ses deux jeunes frères, et, comme l’heure de mon­ter en voi­lure était arri­vée, il sor­tit en disant :

– Adieu ! Adieu ! Nous nous rever­rons au ciel !

Le Séminaire des Missions étrangères. – Départ pour la Chine. Hong-​Kong. – Vicariat du Tonkin occidental. – Le missionnaire.

Au Séminaire des Missions, Théophane eut vite conquis l’affec­tion des direc­teurs et des élèves. Bien qu’il n’eût encore que vingt-​deux ans et demi et mal­gré son état de san­té pré­caire, il rece­vait l’onction sacer­do­tale le 5 juin 1852, des mains de Mgr Sibour. Le 2 août, le nou­veau prêtre célé­brait une messe pour son frère Eusèbe alors éle­vé au Petit Séminaire de Montmorillon et qui, ce jour-​là même, fut frap­pé de la foudre et lais­sé pour mort ; son corps, deve­nu noir comme l’aile du cor­beau, revint à la vie. On n’hésita pas à attri­buer cette « résur­rec­tion » aux prières de Théo­phane. Le 23 sep­tembre de la même année, celui-​ci s’embarquait, avec quatre autres mis­sion­naires, à Anvers, sur le Philotaxe, voi­lier amé­ri­cain, à des­ti­na­tion de Singapour. Les voya­geurs y arri­vèrent au début de février 1853. Le mis­sion­naire poi­te­vin y fît un séjour de deux semaines, puis, accom­pa­gné de deux confrères, il par­tit pour Hong-​Kong où il dut attendre dix mois la lettre lui indi­quant sa destination.

Ce long délai fut mis à pro­fit pour étu­dier la langue chi­noise, car Théophane se croyait appe­lé aux mis­sions en Chine ; il trou­va cette étude si aride que la vue seule de son livre lui fai­sait mal au cœur. « Je serais ten­té, écrivait-​il, de croire que cette langue et ces carac­tères ont été inven­tés par le diable pour en rendre l’étude plus dif­fi­cile aux mis­sion­naires. » Du moins, il s’habitua aux usages des contrées qu’il devait évan­gé­li­ser, don­nait des leçons de philoso­phie au col­lège Saint-​François-​Xavier ; bien­tôt tous ceux qui le connurent prirent en grande estime sa gaie­té, sa ver­tu et ses talents.

Au mois de février 1854, Théophane annon­çait à son frère Eusèbe qu’il avait enfin reçu sa des­ti­na­tion. La fin de la lettre mal­gré un ton plai­sant devait appa­raître plus tard comme une pro­phétie : « Dis donc à l’ami Paziot que je vais au Tonkin et qu’il ait à me pré­pa­rer une châsse pour mes futures reliques. »

Le 13 juin 1854, Théophane Vénard arri­vait à Vinh-​Tri auprès de son vicaire apos­to­lique, Mgr Pierre-​André Retord, évêque titu­laire d’Acanthe, occu­pé à ce moment à prê­cher une retraite d’ordination. Cinq autres mis­sion­naires euro­péens se trou­vaient réunis autour de l’évêque ; le fait était rare et la joie fut en consé­quence. On cau­sa de la France, de Rome, on chan­ta, et Théophane com­po­sa pour la cir­cons­tance le chant du mis­sion­naire arri­vant au Tonkin.

Les débuts du jeune apôtre furent assez acci­den­tés. Il com­mence à peine à par­ler la langue anna­mite quand une fièvre pes­ti­len­tielle l’oblige de s’aliter, et il se remet juste à temps pour pou­voir évi­ter, par des fuites suc­ces­sives, les édits de per­sé­cu­tion du vice-​roi Tu- Duc. Lorsque, à force de lar­gesses et de barres d’argent, les manda­rins accordent une tran­quilli­té rela­tive aux mis­sion­naires, la san­té de Théophane subit un nou­vel assaut. Atteint de tuber­cu­lose et souf­frant d’un asthme fort pénible, il se décide, sur les conseils de Mgr Retord, à subir une opé­ra­tion que la méde­cine chi­noise n’em­ploie que dans les cas excep­tion­nel­le­ment graves. L’opérateur ne brûle pas moins de 5oo petites bou­lettes d’une herbe sem­blable à l’absinthe sur cer­taines par­ties du corps de Théophane, et, à la suite de cette dou­lou­reuse médi­ca­tion il se trouve presque com­plè­te­ment guéri.

De nou­velles épreuves l’attendaient encore. Traqués comme des bêtes sau­vages, les mis­sion­naires sont contraints de fuir, de des­cendre dans des cachettes sou­ter­raines pen­dant qu’au-dessus de leurs têtes les troupes du man­da­rin de la jus­tice cri­mi­nelle pillent et détruisent leurs chères com­mu­nau­tés. Tout en exer­çant son minis­tère, M. Vénard est obli­gé d’aller cher­cher un asile à Hoang-​Nghuên, auprès de M. André Castex, pro-​vicaire de la Mission, qui s’endort entre ses bras dans la paix du Seigneur (6 juin 1857).

Quelques semaines après, Mgr Retord confiait au zèle de Théophane le dis­trict qu’administrait le défunt.

Blocus de Hoang-​Nghuên. – De cachette en cachette. Arrestation. – Interrogatoire.

Tu-​Duc lan­ça contre les chré­tiens de nou­veaux édits plus sévères que les pré­cé­dents ; les man­da­rins des pro­vinces s’empressèrent de les mettre à exécution.

Un let­tré chré­tien apos­tat, nou­veau Judas, s’était mis au ser­vice des man­da­rins et leur avait dévoi­lé les ruses au moyen des­quelles les chré­tiens par­ve­naient à esqui­ver les recherches. Aussi les arres­tations étaient-​elles nom­breuses, et chaque jour des mar­tyrs s’envo­laient au ciel.

Le matin du11 juin 1858, la troupe, forte de 2000 hommes et de plus de 1500 jeunes païens, bloque Hoang-​Nghuên et d’autres vil­lages chré­tiens où sont cachés plu­sieurs prêtres. Heureusement, le coup est éven­té, les mis­sion­naires par­viennent à s’enfuir, mais un grand nombre de chré­tiens gagnent par d’atroces tor­tures la palme du mar­tyre. Toute la chré­tien­té est mise à feu et à sang. Mgr Retord meurt dans les mon­tagnes où il avait dû fuir (22 octobre 1858).

Mgr Theurel, sacré le 6 mars 1859 pour suc­cé­der au défunt, et Théophane Vénard errent de cachette en cachette et n’échappent qu’à force de pré­cau­tions minu­tieuses aux espions qui les traquent.

Dans une lettre de ce der­nier, datée du 10 mai 1860, nous lisons ce qui suit :

Quel sort digne d’envie !… Trois mis­sion­naires, dont un évêque, cou­chés côte à côte jour et nuit, dans un espace de 1 m. 50 car­ré, rece­vant un jour incer­tain par trois trous gros comme le doigt… et que notre vieille a bien soin encore de bou­cher à demi par un fagot de paille en dehors !… Un confrère d’une pro­vince voi­sine m’écrit qu’il y a dix-​huit mois qu’il n’a vu le soleil, et sa lettre est datée « du pays des taupes », à dix pieds sous terre… Il y a quelques jours, je suis pas­sé à la mai­son voi­sine confes­ser quelques per­sonnes, et je me suis trou­vé bien sur­pris de me voir tré­bu­cher comme un homme ivre ; j’avais per­du l’habitude de mar­cher, voi­là tout le mystère.

Trahis par des apos­tats, épiés de toutes parts, les mis­sion­naires allaient connaître bien­tôt le triste et glo­rieux dénoue­ment. Le bien­heu­reux Néron, livré par un traître, venait de ter­mi­ner sa car­rière par le mar­tyre, le 3 novembre 1860. Le 30 novembre de la même année, dénon­cé par un païen, Théophane était arrê­té à Dong-​Bao avec son caté­chiste et conduit à la sous-​préfecture. Le man­darin le trai­ta avec de grands égards ; il parut regret­ter son arres­tation et com­man­da de lui faire une chaîne très légère que l’apôtre por­ta jusqu’à la mort.

A la fin de décembre, le confes­seur de la foi fut trans­por­té par huit sol­dats à la pré­fec­ture de Kécho (Hanoï). « Qu’il est joli, cet Européen ! s’écriait sur son pas­sage la foule. Il est serein et joyeux comme quelqu’un qui va à la fête ! Il n’a pas l’air d’avoir peur. Celui-​là n’a aucun péché ! Il n’est venu en Annam que pour faire du bien, et pour­tant on le met­tra à mort. »

A Kécho, Théophane Vénard subit un inter­ro­ga­toire dont il fît le récit dans une lettre à ses parents (2 jan­vier 1860).

– Qu’êtes-vous venu faire en Annam ? lui deman­da le man­da­rin de justice.

– Je suis venu uni­que­ment pour prê­cher la vraie reli­gion à ceux qui ne la connaissent pas.

– Quel âge avez-vous ?

– Trente et un ans.

Le juge se dit avec un accent de com­pas­sion : « Il est encore bien jeune. »

Puis il demanda :

– Qui vous a envoyé ?

Je répon­dis :

– Ce n’est ni le roi ni les man­da­rins de France qui m’ont envoyé, c’est de mon chef que j’ai vou­lu aller prê­cher les païens, et mes supé­rieurs en reli­gion m’ont assi­gné le royaume anna­mite comme district.

L’interrogatoire se pour­sui­vait lorsqu’arriva le pré­fet. Ici, nous conti­nuons à citer le récit du martyr :

A peine assis, le vice-​roi me crie d’une voix vibrante :

– Ah ça ! chef de la reli­gion chré­tienne, vous avez une phy­sio­no­mie dis­tin­guée… Vous savez bien que les lois anna­mites défendent l’entrée du royaume aux Européens. A quoi bon alors venir vous faire tuer ici ? C’est vous qui avez exci­té les navires euro­péens à nous faire la guerre, n’est-ce pas ? Il faut dire la véri­té, ou l’on va vous mettre à la torture !

– Grand man­da­rin, vous me deman­dez deux choses ; à la pre­mière, je réponds que je suis envoyé par le Roi du ciel pour prê­cher la vraie reli­gion à ceux qui l’ignorent, n’importe en quel lieu, en quel royaume. Nous res­pec­tons beau­coup l’autorité des rois de la terre, mais nous res­pectons encore plus l’autorité du Roi des cieux. A la seconde chose, je réponds que je n’ai exci­té en aucune manière les Européens à faire la guerre au royaume annamite.

– En ce cas, voulez-​vous aller le leur dire ? et l’on vous pardonnera.

– Grand man­da­rin, je n’ai aucune auto­ri­té pour régler une telle affaire ; cepen­dant, si Sa Majesté m’envoie, je prie­rai les guer­riers euro­péens de ne plus faire la guerre à l’Annam, et, si je n’atteins pas mon but, je revien­drai subir la mort.

– Vous ne crai­gnez pas de mourir ?

– Grand man­da­rin, je ne crains pas la mort. Je suis venu ici prê­cher la vraie reli­gion ; je ne suis cou­pable d’aucun crime qui mérite la mort ; mais si l’Annam me tue, je ver­se­rai mon sang avec joie pour l’Annam !

– Avez-​vous de la ran­cune contre celui qui vous a pris ?

– Aucunement, la reli­gion chré­tienne nous apprend à aimer ceux qui nous haïssent…

Un ins­tant après, le vice-​roi fît appor­ter deux Crucifix ; il en fit remettre un à Théophane, et en même temps il lui disait :

– Foulez la croix et vous ne serez pas mis à mort.

Le mis­sion­naire bai­sa lon­gue­ment l’image de Notre-​Seigneur, puis il s’écria :

– Quoi ! j’ai prê­ché la reli­gion de la croix jusqu’à ce jour. Com­ment voulez-​vous que je l’abjure ? Je n’estime pas tant la vie de ce monde que je veuille la conser­ver au prix, d’une apostasie.

Et le vice-​roi de répliquer :

– Si la mort a tant de charmes à vos yeux, pour­quoi vous cachez-​vous de crainte d’être pris ?

– Grand man­da­rin, répon­dit Théophane, la reli­gion défend de pré­su­mer de ses propres forces et de se livrer soi-​même. Mais le ciel ayant déci­dé que je sois arrê­té, j’ai confiance qu’il me don­ne­ra assez de force pour souf­frir tous les sup­plices et être ferme jusqu’à la mort.

Captivité et martyre.

Après cette héroïque confes­sion de foi, le mis­sion­naire fut in­stallé dans une cage, à la porte de la pré­fec­ture. Beaucoup de per­sonnes de toutes condi­tions venaient le visi­ter et cau­ser avec lui. Le pri­son­nier en prit occa­sion pour prê­cher la reli­gion chrétienne.

Un jour, par­mi les curieux qui le regar­daient dans sa cage, Théophane Vénard recon­naît un per­sé­cu­teur des plus achar­nés, le petit man­da­rin de Mam-​xang. Aussitôt, il se sent ani­mé d’un zèle tout apos­to­lique. « Jésus est plus fort que toi, lui crie-​t-​il, c’est en vain que tu luttes contre lui. Il sau­ra bien t’abattre comme tant d’autres. »

Le gref­fier Tu, qui avait arrê­té quatre prêtres en 1859 et reçu pour récom­pense de ce triste exploit le bou­ton de man­da­rin du neu­vième ordre, lui deman­da en pleine séance du tri­bu­nal des nou­velles de Mgr Theurel. « Au lieu de t’occuper de l’évêque catho­lique, répon­dit le mar­tyr, tu ferais mieux de pen­ser à sau­ver ton âme. Tu fais un vilain métier, conclut-​il, et ton diplôme de man­da­rin de neu­vième classe, prix du sang de quatre prêtres arrê­tés par toi, se fane­ra comme la fleur du printemps. »

Malgré ces cou­ra­geuses admo­nes­ta­tions ; tout le monde lui témoi­gnait de la sym­pa­thie. Le grand man­da­rin don­nait chaque jour six sous pour sa nour­ri­ture ; ses gardes le trai­taient avec res­pect et bien­veillance. Le 20 jan­vier 1861, il n’avait encore reçu aucun coup de rotin.

Je ne souffre rien en com­pa­rai­son de mes frères, écrivait-​il à Mgr Jeantet. Je n’aurai qu’à incli­ner hum­ble­ment ma tête sous la hache, et aus­si­tôt je me trou­ve­rai en pré­sence du Seigneur en disant : Le voi­ci, Seigneur, votre mar­tyr. Je pré­sen­te­rai ma palme à Notre-​Dame et je lui dirai : Salut ! Marie. O Mère ! O Maîtresse ! O Reine ! salut ! Je pren­drai rang sous la ban­nière des tués pour le nom de Jésus, et j’entonnerai l’hosanna éter­nel. Amen. Donc :

Adieu, mes amis de ce monde !
Il se fait tard, séparons-​nous.
Et ne pleu­rez pas sur ma tombe.
Mais plu­tôt réjouissez-vous !

Mgr Theurel et Mgr Jeantet trou­vèrent le moyen de faire par­ve­nir au confes­seur de la nour­ri­ture, de l’argent et même trois fois la sainte com­mu­nion. Le 15 jan­vier, un prêtre anna­mite put lui don­ner l’absolution.

Aussi la cage devenait-​elle pour Théophane un vrai para­dis ; tan­tôt il cau­sait gaie­ment avec ses gar­diens, tan­tôt il adres­sait de poi­gnants adieux à ses parents et amis, tan­tôt il fai­sait reten­tir le palais du man­da­rin de pieux cantiques.

Enfin, dans la nuit du 1er au 2 février 1861, la sen­tence de mort arri­va de la capi­tale ; le mar­tyr devait avoir la tête tran­chée. Les pré­pa­ra­tifs de l’exécution se firent aus­si­tôt. Les man­da­rins avaient man­dé le confes­seur de la foi à 7 heures du matin pour lui signi­fier sa sen­tence et l’envoyer à la mort. Théophane Vénard revê­tit un habit de coton blanc et un autre de soie noire qu’il avait fait pré­pa­rer spé­cia­le­ment pour le jour qui devait être le der­nier et le plus beau de sa vie. Après la lec­ture de la sen­tence, il pro­non­ça un petit dis­cours où il assu­rait qu’il n’était venu en Annam que pour ensei­gner la reli­gion, ajou­tant qu’il allait mou­rir pour la même cause ; il ter­mi­na en disant aux man­da­rins : « Un jour, nous nous rever­rons au tri­bu­nal de Dieu. » Puis le convoi, com­man­dé par un lieutenant-​colonel, se mit en marche vers le lieu de l’exécution.

Le bien­heu­reux Théophane Vénard écoute avant son sup­plice la sen­tence de mort.

En atta­chant le mis­sion­naire au pieu, le bour­reau lui deman­da ce qu’il lui don­ne­rait pour l’exécuter habi­le­ment et promptement.

– Plus ça dure­ra, mieux cela vau­dra, répon­dit le martyr.

Cependant, le pieu de bam­bou était mal affer­mi et le pre­mier coup de hache ne cou­pa guère que la peau du confes­seur. Le deuxième, mieux appli­qué, tran­cha presque entiè­re­ment la tête et ren­ver­sa le mar­tyr et le pieu. L’exécuteur, voyant son sabre ébré­ché, en prit un autre et don­na encore trois coups, puis il sai­sit la tête par l’oreille et la fît voir à l’officier, et celui-​ci rame­na aus­si­tôt ses sol­dats à la ville. Il était 9 heures du matin ; c’était le same­di 2 février.

Le corps du mar­tyr, ense­ve­li sur les bords du Fleuve rouge, fut enle­vé secrè­te­ment par les chré­tiens et envoyé ensuite en France. Sa tête, jetée dans le fleuve, fut décou­verte à quatre lieues plus loin et remise à Mgr Theurel qui la fît enter­rer dans la mai­son d’un chré­tien, près de sa résidence.

Les pre­mières démarches offi­cielles en vue de faire abou­tir en Cour de Rome la cause de Théophane Vénard et d’un cer­tain nombre de mar­tyrs d’Extrême-Orient furent faites en 1867. Le 13 février 1879, le Pape Léon XIII signa la com­mis­sion de l’intro­duction de la cause de trente-​quatre d’entre eux, dont Théophane Vénard ; un trente-​cinquième nom fut ajou­té en 1889. Le 13 décembre 1908 était ren­du le décret de tuto en vue de la béati­fication de trente-​quatre mar­tyrs, à savoir : François de Capillas, Dominicain, mis à mort en 1688, un évêque et trois prêtres de la Société des Missions étran­gères de Paris : Etienne-​Théodore Cuenot, Pierre-​François Néron, Jean-​Pierre Néel, Théophane Vénard, et vingt-​neuf indi­gènes prêtres et laïques des deux sexes. La béatifi­cation eut lieu le 2 mai 1909.

A. D.

Sources consul­tées. – Annales de la Propagation de la Foi (1861–1862). – Chanoine Eusèbe Vénard, Vie et cor­res­pon­dance de Jean-​Théophane Vénard (Poitiers). – Adrien Launay, Les trente-​cinq véné­rables Serviteurs de Dieu… (Paris, 1907) ; Les Bienheureux mar­tyrs des Missions étran­gères (Paris, 1929) – Chanoine Francis Trochu, Le bien­heu­reux Théophane Vénard (Paris, 1929). – (V. S. B. P., no 1377.)

Notes de bas de page
  1. Aujourd’hui Saint-​Loup-​Lamairé, où se trouvent les sœurs de la Fraternité de la Transfiguration[]