Sainte Hildegarde

Vierge et Abbesse Bénédictine (1098–1179)

Fête le 17 septembre.

Le Saint-​Esprit souffle où il lui plaît, et bien sou­vent c’est aux humbles et aux igno­rants qu’il révèle les secrets de sa sagesse infi­nie. Sainte Hildegarde va nous en four­nir un pré­cieux exemple.

Enfance privilégiée. – Une recluse de huit ans.

Hildegarde naquit en 1098, dans la région d’Allemagne située sur la rive gauche de la Nahe, au-​dessus de Kreuznach, au châ­teau ou au vil­lage de Bœckelheim, sur le ter­ri­toire et au dio­cèse de Mayence. Ses parents, Hildebert et Mathilde, étaient renom­més par leur noblesse et par l’étendue de leurs biens. Hildegarde était la dixième enfant de cette famille bénie, cir­cons­tance qui ins­pi­ra à ses parents l’idée d’offrir leur fille spon­ta­né­ment et d’un com­mun accord à Dieu, qui, sous la loi ancienne, exi­geait la « dîme ».

L’enfant était d’une consti­tu­tion ché­tive, et toute sa vie, qui fut longue, elle n’eut qu’une médiocre san­té. Si le corps était faible, par contre lame fut de bonne heure favo­ri­sée de grâces et de visions extra­or­di­naires. Nul autre Saint n’a joui d’une telle précocité.

A ma troi­sième année, nous dit-​elle, je vis une si grande lumière que mon âme en fut tout effrayée ; mais à cause de l’impuissance de l’âge, je n’en pus rien mani­fes­ter… La Sagesse qui enseigne à la lumière de la véri­té m’a fait un ordre de dire com­ment j’ai été consti­tuée en cet état… « Tu diras : dans ma pre­mière for­ma­tion, lorsque Dieu m’a insuf­flé la vie dans le sein de ma mère, il a fixé à mon âme ce don de vision… » Plus tard, je deman­dai un jour à ma nour­rice si elle voyait quelque chose de sem­blable, elle ne me répon­dit pas, parce qu’elle ne voyait point. Alors, sai­sie d’une grande appré­hen­sion, je n’osai plus rien mani­fes­ter à personne.

Lorsqu’elle eut huit ans, ses parents, se ren­dant à ses ins­tances, la confièrent à une pieuse vierge, Judith de Spanheim, qui avait aban­don­né les vani­tés du monde pour vivre cloî­trée dans un couvent acco­lé à l’église de Disenberg. Ce monas­tère avait été sanc­ti­fié par la longue pré­sence de saint Disibode, évêque irlan­dais qui le fon­da au viiie siècle. Dans un âge si tendre, Hildegarde eut donc à par­ta­ger cette exis­tence ali­men­tée de pain et d’eau. Bien qu’elle ne fût là qu’à titre d’oblate, presque de pension­naire, la fillette sui­vait déjà, avec bon nombre de com­pagnes, la règle de saint Benoît, s’appliquant, en dehors des exer­cices reli­gieux, à l’étude de l’allemand, sa langue mater­nelle, du latin qu’elle sut fort bien, de la musique et du chant liturgique.

Supérieure du monastère.

Après sept années de novi­ciat, donc à quinze ans, en 1113, Hildegarde reçut le voile des mains de l’é­vêque de Bamberg, saint Othon, frère d’une reli­gieuse du couvent. Avant comme après sa pro­fes­sion, les visions ne ces­sèrent pas.

Il m’était habi­tuel, raconte-​t-​elle, de dévoi­ler l’avenir dans les conver­sations. Et quand j’étais plei­ne­ment absor­bée par une vision, je disais beau­coup de choses qui parais­saient étranges à ceux qui les écou­taient. Cela me fai­sait rou­gir et pleu­rer et, bien sou­vent, je me serais tue, si cela eût été en mon pou­voir. Dans ma crainte, je n’osais avouer à per­sonne ce que je voyais, si ce n’est à la noble femme à qui j’avais été confiée et qui en fit part à un moine qu’elle connaissait.

Mais voi­ci qu’en décembre 1136, sa pieuse maî­tresse mou­rait en odeur de sain­te­té, et, après bien­tôt trente ans de vie com­mune, Hildegarde était pri­vée de celle qui avait consti­tué jusque-​là son prin­ci­pal appui. Néanmoins, sa sain­te­té et ses mérites la fai­saient si bien dis­tin­guer de ses com­pagnes, qu’elle fut à l’unanimité dési­gnée pour suc­cé­der à la fondatrice.

Godefroy de Gembloux, qui fut plus tard son direc­teur et son bio­graphe, nous a tra­cé d’elle ce por­trait flatteur :

Une immense bien­veillance fai­sait le fond de son carac­tère, une cha­ri­té admi­rable qui ne savait exclure per­sonne. Les murailles d’enceinte de l’humilité défen­daient le don­jon de sa vir­gi­ni­té. Elle n’accordait à son tendre corps que très peu de nour­ri­ture et de bois­son, et elle gar­dait la paix de son cœur par la chas­te­té de ses propos.

Dieu, qui vou­lait faire d’Hildegarde un vase pré­cieux, la mit au creu­set des souf­frances et l’y lais­sa long­temps. Elle fut toute sa vie en proie à de cruelles et inces­santes mala­dies. Son corps devint si faible que, plu­sieurs fois, on crut sa der­nière heure arri­vée. Mais elle, au milieu de ses tour­ments, était joyeuse, car ses révé­la­tions étaient en pro­por­tion de ses souffrances.

D’autres fois, l’intimité de Dieu avec elle dis­pa­rais­sait au moment même où la dou­leur se fai­sait sen­tir plus cruel­le­ment, afin de flé­chir la volon­té de la reli­gieuse, qui, par excès de timi­di­té ou par crainte d’attirer des désa­gré­ments à sa mai­son, s’obstinait à gar­der un silence condam­né du ciel. Ainsi vers 1147, elle devint momenta­nément aveugle, et ses visions ces­sèrent pour un temps. Elle souf­frit tous ces maux, dit-​elle elle-​même, parce qu’elle avait essayé de se réfu­gier dans ce silence qui lui réus­sis­sait si peu, vou­lant taire la vision dans laquelle Dieu lui avait mon­tré le lieu où elle devait se rendre avec ses filles.

Une autre fois, très souf­frante, elle écrivait :

Mon corps était tou­jours expo­sé au feu de la tri­bu­la­tion, ain­si que Dieu a cou­tume d’éprouver ceux qu’il charge de par­ler en son nom. Il m’a accor­dé un grand sou­la­ge­ment dans la com­pas­sion infa­ti­gable de deux de mes filles et de plu­sieurs autres per­sonnes. Je l’ai remer­cié de ce que les hommes ne me rebu­taient pas. Car ma chair n’eût pu résis­ter à une sem­blable tor­ture qui ne serait pas venue de sa main ; tan­dis qu’au milieu de ce mar­tyre j’ai pu dic­ter, écrire et chan­ter dans une vision céleste ce que le Saint-​Esprit m’inspirait.

Cet état de lan­gueur fié­vreuse dura trois ans et finit, comme les autres, par l’intervention divine.

Elle vit, dit son his­to­rien, un ché­ru­bin pour­sui­vant d’un glaive enflam­mé les esprits aériens qui la tour­men­taient. Et ceux-​ci s’enfuirent en criant : « Ah ! mal­heur ! mal­heur ! Elle nous échap­pe­ra sans que nous en ayons pu triom­pher. » Aux conso­la­tions comme aux épreuves la Sainte se sou­met­tait avec une rési­gna­tion tou­chante et une admi­rable simplicité…

Ordre d’écrire ses visions.

Un jour, pen­dant une vision, Notre-​Seigneur lui com­man­da de mettre par écrit tout ce qu’elle avait vu jusque-​là. Elle s’en attris­ta et négli­gea d’obéir. Notre-​Seigneur redou­bla alors l’intensité de ses souf­frances, sans cepen­dant ces­ser de lui conti­nuer ses bien­faits, car il punit en père ses enfants. C’est même pen­dant le cours de cette mala­die qu’il lui accor­da une pré­cieuse faveur. Pendant que, clouée sur son lit de dou­leur, elle ne don­nait presque plus signe de vie, elle vit le ciel s’ouvrir et un feu très lumi­neux lui péné­tra la tête, le cœur et toute la poi­trine, sans la brû­ler, mais avec une cha­leur douce, et aus­si­tôt elle reçut l’intelligence des Psaumes, des Evan­giles et des autres livres de la Sainte Ecriture.

Sainte Hildegarde écri­vant sur l’ordre de Notre-Seigneur

Hildegarde voyait bien que ses souf­frances étaient une puni­tion de sa déso­béis­sance, et cepen­dant elle hési­tait. Comment, en effet, accor­der cet ordre du ciel avec son excès d’humilité ? Enfin, ses souf­frances aug­men­tant, elle réso­lut de décou­vrir au reli­gieux son con­fesseur le trouble où elle était. Le reli­gieux ne vou­lut pas déci­der par ses propres lumières dans une affaire si dif­fi­cile ; il deman­da conseil à son supé­rieur. Celui-​ci fut d’avis que la pieuse recluse devait obéir à l’ordre quelle avait reçu. C’était en l’année 1141.

Hildegarde se mit donc à l’œuvre et écri­vit les révé­la­tions qu’elle avait eues jusqu’alors. Elle remit ensuite aux mains de son confes­seur les par­ties rédi­gées de son ouvrage, afin que celles-​ci fussent sou­mises au juge­ment de l’Eglise. Le reli­gieux les pré­sen­ta d’abord à son supé­rieur, qui, lui-​même, alla en confé­rer avec l’archevêque Henri de Mayence et les savants de son Eglise. L’archevêque, sachant que le Pape Eugène III était à Trèves, où il s’était ren­du après le Concile de Reims, en réfé­ra au Souverain Pontife. Le Pape, à son tour, ne vou­lut rien déci­der sans une mûre déli­bé­ra­tion. Il envoya donc vers Hildegarde l’évêque de Verdun, le bien­heu­reux Albéron, avec d’autres per­sonnes fort éclai­rées, afin d’entamer une enquête appro­fon­die sur les mer­veilles que la renom­mée publique attri­buait à la pieuse moniale. Celle-​ci leur racon­ta avec sim­pli­ci­té ce qui la concer­nait et leur remit une copie de son livre, Scivias ou Con­nais les voies du Seigneur, du moins de ce qui était écrit.

Les envoyés, de retour vers le Pape, l’assurèrent que l’humilité et la sim­pli­ci­té de la Sainte étaient des marques assu­rées que le Saint-​Esprit la condui­sait. On était alors à la fin de l’année 1147. Eugène III prit le livre d’Hildegarde et le lut lui-​même, à haute voix, en pré­sence des car­di­naux, des évêques et de tout le cler­gé. Et tous bénirent Dieu de s’être mani­fes­té d’une manière si extraor­dinaire à une simple fille.

Saint Bernard, abbé de Clairvaux, était pré­sent. Il pria le Souve­rain Pontife de ne pas per­mettre qu’une si pure lumière fût étouf­fée sous le bois­seau, mais d’employer son auto­ri­té pour confir­mer ce que la recluse avait dic­té et pour l’engager à conti­nuer. Eugène III acquies­ça de grand cœur à sa demande et écri­vit à Hildegarde, le 6 février 1148, une lettre fort élo­gieuse que nous avons encore.

Nous admi­rons, ma fille, lui disait-​il, que Dieu accom­plisse de nos jours de nou­veaux miracles, en vous rem­plis­sant de son esprit. On dit que vous voyez, com­pre­nez et révé­lez des secrets. C’est ce qui Nous a été rap­por­té par des per­sonnes dignes de foi qui attestent vous avoir vue et enten­due… Soyez bénie de cette faveur divine dont Nous vous féli­ci­tons, vous rap­pe­lant que Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles. Conservez pré­cieu­se­ment cette grâce qui est en vous ; ce que l’Esprit-Saint vous impo­se­ra d’annoncer, annoncez-​le avec pru­dence, vous rap­pe­lant cette parole : Ouvrez votre bouche et je la rem­pli­rai. Ce que vous Nous avez deman­dé au sujet du lieu qui vous a été mon­tré en vision, exécutez-​le avec Notre béné­dic­tion et la per­mis­sion de votre évêque. Vivez‑y régu­liè­re­ment avec vos Sœurs, selon la règle de saint Benoît, et dans la clôture.

Fondation d’un monastère. – Visites et missions apostoliques.

Cette appro­ba­tion solen­nelle du Pape répan­dit par­tout le bruit de la sain­te­té d’Hildegarde. Le par­fum de ses ver­tus atti­ra bien­tôt d’autres jeunes filles qui vinrent se ran­ger sous sa conduite pour vivre dans la pra­tique des conseils évan­gé­liques, de sorte que l’ermi­tage du mont Saint-​Disibode ne tar­da pas à deve­nir trop étroit.

Notre-​Seigneur ordon­na à la Sainte de se reti­rer avec ses com­pagnes sur le mont Saint-​Rupert, là même où la Nahe se jette dans le Rhin, près de Bingen, à cinq heures envi­ron du mont Saint Disibode. Son confes­seur et les autres moines s’y oppo­sèrent de toutes leurs forces, pen­sant que c’était la vani­té qui pous­sait la Mère abbesse à s’établir ailleurs. Un d’entre eux sur­tout se fît remar­quer par l’ardeur qu’il met­tait à ani­mer les autres à la résis­tance. Aussi, quelques jours après, il fut subi­te­ment frap­pé d’une mala­die étrange. La langue lui enfla outre mesure, tel­le­ment que sa bouche devint trop étroite pour la conte­nir. Il fît alors signe qu’on le por­tât dans l’église de Saint-​Rupert. Là, il fit vœu, s’il recou­vrait la san­té, de ces­ser toute oppo­si­tion et même d’aider à l’établissement des Sœurs. Miraculeusement gué­ri, il mit autant d’ardeur à secon­der Hildegarde qu’il en avait mis à entra­ver ses des­seins. Dès que l’abbesse eut repris son pro­jet de fon­da­tion, elle qui était alors en dan­ger de mort, sen­tit un grand sou­la­ge­ment dans tout son corps ; quand tout fut prêt et le jour du départ arri­vé, elle put se lever comme si jamais elle n’eût été malade.

Le mont Saint-​Rupert appar­te­nait au comte de Spanheim, dont la fille Hiltrude avait embras­sé la vie reli­gieuse sous la conduite de la Sainte ; il en fit don au nou­veau monas­tère, qui fut fon­dé vers la fin de l’année 1147. La sainte abbesse y conti­nua cette vie de souf­frances phy­siques et d’illuminations sur­na­tu­relles qu’elle avait menée jus­qu’a­lors. Longtemps après, en 1165, elle fon­da à Eibingen, sur la rive droite du Rhin, à une lieue de Saint-​Rupert, un monas­tère nou­veau sous le vocable de Saint-​Gilbert, lequel fut pour­vu d’un reve­nu suf­fi­sant à l’entretien de trente reli­gieuses, et ce prieu­ré res­ta sou­mis à l’abbaye.

Hildegarde dut entre­prendre aus­si plu­sieurs mis­sions pour annon­cer aux moines et au cler­gé ce que Dieu vou­lait qu’elle dît. Le plus grand nombre de ses voyages se placent entre les années 1152 et 1162, c’est-à-dire au moment de sa vie où elle eut le plus à souf­frir. Ils eurent lieu dans les régions rhé­nanes et même quelques autres, depuis Bamberg et Wurtzbourg à l’Est jusqu’à Werden sur la Rhur et Metz en Lorraine. Plusieurs furent accom­plis pour la réforme de monas­tères béné­dic­tins, soit d’hommes, soit de femmes, dont la dis­ci­pline s’était relâ­chée ; quelques visites n’eurent pour objet que de por­ter à la connais­sance de tous les aver­tis­se­ments qu’elle tenait du ciel.

Moi, frêle et timide créa­ture, écrit-​elle un jour, je me suis beau­coup fati­guée pen­dant deux ans pour publier ces oracles de vive voix en pré­sence des pas­teurs, des doc­teurs et autres sages, me ren­dant pour cela aux divers lieux de leur résidence.

Quelques miracles.

Hildegarde fît un grand nombre de miracles. Qu’il suf­fise d’en rap­por­ter quelques-uns.

Un jour qu’elle navi­guait sur le Rhin, tout près de Rudesheim, une femme s’approcha de la barque por­tant dans ses bras un petit enfant aveugle. Elle conju­ra Hildegarde d’imposer les mains au petit infirme. Celle-​ci, en sou­ve­nir du Christ qui avait dit à l’aveugle : Va vers la fon­taine de Siloé et lave-​toi, pui­sa dans sa main gauche de l’eau à même dans le fleuve, la bénit de sa main droite et en asper­gea les yeux de l’enfant qui recou­vra la vue.

Une jeune fille eut une pas­sion si vio­lente qu’elle tom­ba dans une lan­gueur qui la mit à deux doigts de la mort. Ses parents, appre­nant de sa propre bouche la cause de sa mala­die, l’envoyèrent vers la Sainte pour lui décou­vrir son mal et lui deman­der le secours de ses prières. Hildegarde se mit aus­si­tôt en orai­son, puis elle bénit du pain, l’arrosa de ses larmes et le don­na à la malade. La jeune fille n’en eut pas plus tôt goû­té qu’elle fut entiè­re­ment déli­vrée de la pas­sion qui la desséchait.

Près de Cologne vivait une pos­sé­dée nom­mée Sigervise, que rien ne pou­vait sou­la­ger. On fai­sait pour elle déjà depuis plu­sieurs années des aumônes aux pauvres et des pèle­ri­nages à tous les sanc­tuaires d’alentour. Mais le démon, au lieu de sor­tir de sa vic­time, n’en était que plus furieux à la tour­men­ter. Un jour cepen­dant, tor­tu­ré par les prières, il s’écria :

– Pourquoi tant faire pour me chas­ser ? Cessez de prier. Il n’y a qu’une vieille qui puisse me chas­ser ; elle n’habite pas loin d’ici et s’appelle Scrumpilgarde.

Malgré ce nom, défi­gu­ré par déri­sion, les amis de la pos­sé­dée com­prirent qu’il s’agissait d’Hildegarde. Ils lui écri­virent donc une lettre de sup­pli­ca­tions et en reçurent cette réponse, qui n’était qu’une for­mule d’exorcisme révé­lée par le ciel :

Esprit de blas­phème et de déri­sion, moi, femme igno­rante, je te com­mande, au nom de la Vérité éter­nelle, qui a illu­mi­né par sa sagesse mon humi­li­té et mon igno­rance, je t’ordonne de sor­tir de cette femme.

A la lec­ture de la lettre, le démon fré­mit, pous­sa d’horribles gémis­se­ments et, pen­dant envi­ron une demi-​heure, tor­tu­ra sa vic­time au milieu des cris de rage. Enfin il dut obéir et sor­tit ; mais ce ne fut pas pour long­temps. Cherchant, comme dit l’Evangile, un lieu pour repo­ser et n’en trou­vant pas, il revint à celui d’où il était sor­ti. On lut de nou­veau la lettre d’Hildegarde. Il rugit, mais ne sor­tit point. On la lut une troi­sième fois ; il rugit encore et dit :

– Je ne sor­ti­rai d’i­ci que si cette vieille, que je hais tant, me le com­mande elle-même.

On mena donc la mal­heu­reuse pos­sé­dée au monas­tère de Saint-​Rupert. Mais le démon s’obstina. La Sainte vit que trois choses sur­tout irri­taient cet esprit de malice et d’orgueil : les pèle­ri­nages, les aumônes et les prières des reli­gieux. Elle deman­da donc à tous les monas­tères des envi­rons des prières extra­or­di­naires depuis la Purification de la Sainte Vierge jusqu’au Samedi-​Saint. Vaincu par ces inces­santes prières, le démon confes­sait sou­vent, mal­gré lui, son impuis­sance et les gran­deurs de Dieu. 11 pro­fé­rait aus­si, en grin­çant des dents, d’horribles menaces contre celle qui le fai­sait tant souffrir.

Enfin, le Samedi Saint, pen­dant qu’à la béné­dic­tion des fonts, le prêtre pro­non­çait ces mots en souf­flant sur l’eau : L’esprit du Seigneur était por­té sur les eaux, la pos­sé­dée fut prise d’une rage inac­cou­tu­mée ; elle trem­blait et, dans son exci­ta­tion, creu­sait la terre avec ses pieds en souf­flant avec force comme pour se ven­ger de Dieu en contre­fai­sant les céré­mo­nies de l’Eglise. Enfin, le démon dut sor­tir et, cette fois, pour ne plus revenir.

Visions et écrits de sainte Hildegarde.

L’état d’intuition sur­na­tu­relle de la Sainte dura toute sa vie. Beau­coup venaient la consul­ter ; elle rece­vait avec la même cha­ri­té riches et pauvres, savants et igno­rants. On vit accou­rir auprès d’elle les plus hau­tains comme les plus humbles, les empe­reurs schisma­tiques et même les prêtres et les évêques simo­niaques. Elle don­nait à tous d’excellents conseils pour le bien de leur âme et conver­tis­sait beau­coup de pécheurs. Souvent Dieu lui révé­lait le secret des consciences et les besoins des per­sonnes qui venaient lui parler.

Elle écri­vit à plu­sieurs Papes, à un grand nombre d’évêques et de théo­lo­giens, tan­tôt pour leur mani­fes­ter ce que Dieu lui avait révé­lé à leur sujet, tan­tôt pour répondre à leurs propres inter­ro­ga­tions. Guibert de Gembloux, son direc­teur, lui ayant posé trente-​huit ques­tions fort dif­fi­ciles, elle y répon­dit avec des lumières extraor­dinaires. Elle com­po­sa à l’usage de ses reli­gieuses, en langue alle­mande, un recueil d’Homélies sur tous les Evangiles de l’année ; il n’en est res­té qu’une soixan­taine, et en mau­vais état. Son Expli­cation du sym­bole de saint Athanase fait encore le charme des théo­lo­giens par la pro­fon­deur de ses aper­çus ; son Exposé de la règle de saint Benoît a pro­duit éga­le­ment des fruits abon­dants de sain­te­té. Son Livre de la vie des mérites décrit l’entraînement des pas­sions et leurs remèdes, le pur­ga­toire, l’enfer et le ciel, avec cette magie de style qui en fait comme un poème chré­tien. Enfin le Livre des Œuvres divines est l’exposé des œuvres de Dieu dans l’ordre de la nature et dans celui de la grâce. Nous y trou­vons le même paral­lé­lisme qu’ailleurs entre l’existence maté­rielle d’un objet et son côté spi­ri­tuel, entre les deux mondes, dis­tincts mais non sépa­rés, de la grâce et de la nature. C’est en un mot la science vue à la lumière de la foi.

Les autres ouvrages de la sainte abbesse ont aus­si concou­ru à lui faire une place de choix par­mi les auteurs chré­tiens du moyen âge. On y trouve même quelques don­nées scien­ti­fiques qui ont été mises en lumière par la science moderne.

Sa mort. – Son culte et ses reliques.

Après avoir exer­cé sur les hommes et les évé­ne­ments de son temps une influence consi­dé­rable, elle mou­rut le 17 sep­tembre 1179 ; elle avait un peu plus de quatre-​vingts ans. A l’heure de sa mort qui arri­va à la pointe du jour, on vit en l’air deux arcs-​en-​ciel, se croi­sant l’un sur l’autre sur tout l’hémisphère, vers les quatre par­ties du monde ; au point de leur jonc­tion, il parais­sait un corps lumi­neux grand comme le disque de la lune, du milieu duquel sor­tait une croix, assez petite d’abord, mais qui ensuite s’élargissait et était envi­ron­née d’autres cercles lumi­neux, char­gés eux aus­si de croix écla­tantes. Il en jaillis­sait une clar­té mer­veilleuse, dont toute la mon­tagne était illuminée.

Le renom de sain­te­té d’Hildegarde s’étendit après sa mort. Aussi, sur l’ordre du Pape Grégoire IX, trois digni­taires de l’Eglise de Mayence vinrent faire l’enquête cano­nique sur ses ver­tus et ses miracles au monas­tère de Saint-​Rupert et, le 16 décembre 1233, en dres­sèrent l’acte que les Bollandistes ont repro­duit. La Sainte fut donc vrai­sem­bla­ble­ment cano­ni­sée peu après, au moins sous la forme équipollente.

Son corps avait été ense­ve­li avec hon­neur au couvent de Saint-​Rupert. Lorsqu’il fut pillé et incen­dié en 1632 par les pro­tes­tants sué­dois, les reli­gieuses s’enfuirent au monas­tère d’Eibingen, qui sub­sis­ta jusqu’en 1814. L’église du couvent, d’abord désaf­fec­tée, fut ren­due au culte en 1831. Elle sert actuel­le­ment d’église parois­siale et les reliques de sainte Hildegarde y sont encore conservées.

François Delmas. Sources consul­tées. – Franche, Sainte Hildegarde (Paris, 1903). – Vie de sainte Hildegarde, thau­ma­turge et pro­phé­tesse du XIIe siècle, écrite par les moines Théodoric et Godefroid ; tra­duite du latin en fran­çais (Paris, 1907). – F. Vernet, Sainte Hildegarde (Dictionnaire de théo­lo­gie catho­lique). – (V. S. B. P., n° 240.)