Saint Jérôme

Saint Jérôme, par le Caravage. Domaine public, via Wikimédia

Confesseur, Père et Docteur de l’Église (331–420)

Fête le 30 septembre.

Vie résumée par l’abbé Jaud.

Saint Jérôme naquit en Dalmatie, de parents riches et illustres, qui ne négli­gèrent rien pour son édu­ca­tion. Le jeune homme pro­fi­ta si bien de ses années d’é­tudes, qu’on put bien­tôt, à la pro­fon­deur de son juge­ment, à la vigueur de son intel­li­gence, à l’é­clat de son ima­gi­na­tion, devi­ner l’homme de génie qui devait un jour rem­plir le monde de son nom. Les séduc­tions de Rome entraî­nèrent un ins­tant Jérôme hors des voies de l’Évangile ; mais bien­tôt, reve­nant à des idées plus sérieuses, il ne son­gea plus qu’à pleu­rer ses péchés et se reti­ra dans une soli­tude pro­fonde, près d’Antioche, n’ayant pour tout bagage qu’une col­lec­tion de livres pré­cieux qu’il avait faite dans ses voyages.

L’ennemi des âmes pour­sui­vit Jérôme jusque dans son désert, et là, lui rap­pe­lant les plai­sirs de Rome, réveilla dans son ima­gi­na­tion de dan­ge­reux fan­tômes. Mais l’ath­lète du Christ, loin de se lais­ser abattre par ces assauts conti­nuels, redou­bla d’aus­té­ri­tés ; il se cou­chait sur la terre nue, pas­sait les nuits et les jours à ver­ser des larmes, refu­sait toute nour­ri­ture pen­dant des semaines entières. Ces prières et ces larmes furent enfin vic­to­rieuses, et les attaques de Satan ne ser­virent qu’à faire mieux écla­ter la sain­te­té du jeune moine.

Avec des auteurs sacrés, Jérôme avait empor­té au désert quelques auteurs pro­fanes ; il se plai­sait à conver­ser avec Cicéron et Quintillien. Mais Dieu, qui réser­vait pour Lui seul les tré­sors de cet esprit, ne per­mit plus au soli­taire de goû­ter à ces sources humaines, et, dans une vision célèbre, Il lui fit com­prendre qu’il devait se don­ner tout entier aux études saintes : « Non, lui disait une voix pen­dant son som­meil, tu n’es pas chré­tien, tu es cicé­ro­nien ! » Et Jérôme s’é­criait en pleu­rant : « Seigneur, si désor­mais je prends un livre pro­fane, si je le lis, je consens à être trai­té comme un apostat. »

Son unique occu­pa­tion fut la Sainte Écriture. À Antioche, puis en Palestine, puis à Rome, puis enfin à Bethléem, où il pas­sa les années de sa vieillesse, il s’oc­cu­pa du grand tra­vail de la tra­duc­tion des Saints Livres sur le texte ori­gi­nal, et il a la gloire unique d’a­voir lais­sé à l’Église cette ver­sion célèbre appe­lée la Vulgate, ver­sion offi­cielle et authen­tique, qu’on peut et doit suivre en toute sécurité.

Une autre gloire de saint Jérôme, c’est d’a­voir été le secré­taire du concile de Constantinople, puis le secré­taire du Pape saint Damase. Après la mort de ce Pape, l’en­vie et la calom­nie chas­sèrent de Rome ce grand défen­seur de la foi, et il alla ter­mi­ner ses jours dans la soli­tude, à Bethléem, près du ber­ceau du Christ.

Abbé L. Jaud, Vie des Saints pour tous les jours de l’an­née, Tours, Mame, 1950

Version longue (La Bonne Presse)

Avec saint Hilaire, son aîné d’environ qua­rante ans, saint Am­broise et saint Augustin, ses contem­po­rains, saint Jérôme forme le groupe illustre des quatre Pères de l’Eglise latine aux ive et ve siècles. Dès les pre­mières lignes de l’Encyclique Spiritus Paraclitus du 15 sep­tembre 1920, publiée à l’occasion du quin­zième cen­te­naire de sa mort, Benoît XV déclare solen­nel­le­ment que l’Eglise catho­lique recon­naît et vénère en saint Jérôme « le plus grand Docteur que lui ait don­né le ciel pour l’interprétation des Saintes Ecritures ».

Un ancêtre des humanistes.

Jérôme naquit vers l’an 331 à Stridon, petite ville aujourd’hui dis­pa­rue, située aux confins de la Dalmatie et de la Pannonie, d’une famille riche et chré­tienne. Quand il attei­gnit l’âge de dix-​huit ans, ses parents l’en­voyèrent pour­suivre à Rome l’étude des belles-​lettres, où il devait excel­ler par la pro­fon­deur de son juge­ment, la vigueur de son intel­li­gence, l’éclat de son ima­gi­na­tion. Epris de livres, dont il avoue qu’il ne pou­vait se pas­ser, il se forme, au prix du plus opi­niâtre tra­vail, c’est-à-dire en les copiant de sa main, une riche biblio­thèque, se pré­pa­rant ain­si à son insu aux œuvres qui devaient rem­plir sa vie.

Les séduc­tions de la grande ville entraî­nèrent un ins­tant le jeune étu­diant, qui n’était encore que caté­chu­mène, hors de la voie droite, mais bien­tôt, reve­nant à des idées plus saines, il deman­da et reçut le bap­tême des mains du Pape Libère vers 366. C’est au cours d’un voyage en Gaule, entre­pris vers cette époque, afin d’étendre ses connais­sances et où il pous­sa jusqu’à Trèves, qu’il for­ma le pro­jet de renon­cer au monde pour se consa­crer tout entier à Jésus-Christ.

Au désert de Chalcis.

Un séjour assez bref à Aquilée, métro­pole de sa pro­vince natale, Payant expo­sé à des ini­mi­tiés et à des per­sé­cu­tions, il réso­lut de pas­ser en Orient, vrai­sem­bla­ble­ment en 372, n’emportant avec lui que sa biblio­thèque. Il fit route par la Thrace, le Pont, la Bithynie, tra­ver­sa la Galatie, la Cappadoce, la Cilicie et une par­tie de la pro­vince syrienne. Obligé par sa mau­vaise san­té de s’arrêter à Antioche, il en pro­fi­ta pour entendre les hommes les plus ver­sés dans les Saintes Lettres, notam­ment Apollinaire, évêque de Laodicée, le même qu’il com­bat­tra, dix ans plus tard, au Concile de Rome.

Aussitôt gué­ri, il s’enfonça dans le désert de Chalcis, où il devait séjour­ner envi­ron cinq ans. En vue de péné­trer plus à fond le sens de la Parole divine en même temps que pour refré­ner par un tra­vail achar­né les ardeurs de la jeu­nesse, il se mit à l’école d’un Juif conver­ti qui lui apprit l’hébreu et le chal­déen. « Quelle peine il m’en coû­ta, que de dif­fi­cul­tés à vaincre, que de décou­ra­ge­ment, com­bien de fois j’ai aban­don­né cette étude pour la reprendre ensuite, sti­mu­lé par ma pas­sion de la science, moi seul pour­rais le dire, qui l’éprouvai, et ceux avec qui je vivais. Je bénis Dieu pour les doux fruits qu’a por­tés pour moi la graine amère de l’étude des langues. » Ainsi s’exprime-t-il dans une de ses lettres. Et pour mater sa chair, il cou­chait sur la terre nue, pas­sait les nuits et les jours à ver­ser des larmes, refu­sait toute nour­ri­ture pen­dant des semaines entières. Ces prières et ces larmes furent enfin vic­to­rieuses, et les attaques mêmes du démon firent écla­ter sa sainteté.

Les que­relles dis­ci­pli­naires et dog­ma­tiques qui divi­saient alors l’Eglise d’Antioche l’obligèrent vers l’an 377 à venir dans cette ville. Cédant aux ins­tances de l’évêque Paulin, il consen­tit à rece­voir de ses mains la prê­trise vers 378 ; tout en se réser­vant la facul­té de retour­ner au désert et de res­ter moine, afin d’être libre de toute attache avec une Eglise par­ti­cu­lière quel­conque. C’est ain­si qu’en 380 nous le trou­vons à Constantinople, à l’école de saint Grégoire de Nazianze. En 382, ce der­nier ayant rési­gné ses fonc­tions pour se reti­rer à Arianze, Jérôme quit­ta Constantinople et se ren­dit à Rome, où le Pape saint Damase venait de convo­quer un Concile contre l’hérésie des apollinaristes.

Deuxième séjour à Rome

L’évêque de Milan, saint Ambroise, dési­gné par le suf­frage public pour être le secré­taire du Concile, tom­ba malade au der­nier moment. Les Pères cher­chaient en vain un sup­pléant, quand saint Damase se leva, fît appro­cher le moine Jérôme, reti­ré hum­ble­ment au der­nier rang et le pré­sen­ta à l’assemblée qui, d’un accord una­nime, le pro­cla­ma secré­taire. La tâche de saint Jérôme était dif­fi­cile ; il lui fal­lait non seule­ment sou­te­nir la lutte contre les fau­teurs de l’apollinarisme, mais encore les rame­ner à rési­pis­cence. Les héré­tiques se défen­dirent avec opi­niâ­tre­té durant plu­sieurs séances ; mais le Saint les pres­sa si bien qu’ils finirent par signer le for­mu­laire pré­sen­té par le Concile.

Ce suc­cès atti­ra sur Jérôme l’attention du Pontife qui se l’attacha en qua­li­té de secré­taire et d’archidiacre. Sur l’ordre du Pape, le grand doc­teur entre­prit l’œuvre capi­tale de sa vie, la tra­duc­tion des Livres Saints, que l’Eglise devait un jour adop­ter sous le nom de « Vulgate ». En même temps, il écri­vait la cor­res­pon­dance offi­cielle du Pontife ; mal­heu­reu­se­ment, cette par­tie de son œuvre est perdue.

Dans son nou­vel état, l’ancien soli­taire n’avait rien chan­gé à sa vie ; il por­tait son habit de moine et jeû­nait comme au désert. Sous son impul­sion, des réunions monas­tiques com­po­sées de vierges et de veuves se for­mèrent autour de plu­sieurs femmes illustres par la noblesse de leur ori­gine et la sain­te­té de leur vie, Paula, Marcella, Eustochium. Devant cet audi­toire d’élite, il com­mentait les pas­sages les plus dif­fi­ciles de l’Ecriture, et ses leçons étaient si bien com­prises que les prêtres eux-​mêmes venaient con­sulter ces saintes vierges, pour résoudre les ques­tions d’exégèse les plus embar­ras­santes. Grâce à la salu­taire influence du Saint, l’on vit des dames de la plus haute socié­té quit­ter le siècle pour mener une vie cachée en Jésus-Christ.

De sa cor­res­pon­dance avec ces per­sonnes, il nous est res­té toute une série de lettres riches de spi­ri­tua­li­té et d’enseignement scriptu­raire. Jérôme savait leur ins­pi­rer pour les Livres Saints cet amour et ce culte que lui-​même leur avait voués. La lettre à Eustochium appa­raît, pour l’ampleur et pour la soli­di­té du fond, comme un véri­table trai­té sur l’excellence de la vir­gi­ni­té et un code de morale et d’ascétisme à l’usage des vierges consa­crées à Dieu.

Jérôme était éta­bli à Rome depuis moins de trois ans lorsque, le 11 décembre 384, saint Damase mou­rut. Les gens de plai­sir, les cap­ta­teurs de tes­ta­ments dont sa verve sati­rique avait dénon­cé l’in­famie, levèrent hau­te­ment la tête, et lan­cèrent contre le secré­taire du Pape d’indignes insi­nua­tions. Comme l’honneur de Paula et de sa fille Eustochium était en jeu, le grand Docteur por­ta l’affaire devant le pré­fet de Rome et les calom­nia­teurs furent condam­nés à une rétrac­ta­tion publique.

Jérôme ne vou­lut point pro­fi­ter de son reten­tis­sant triomphe. Plus dégoû­té du monde que jamais, il dit un adieu défi­ni­tif à Rome et s’embarqua, en août 385, à Ostie pour la Palestine, vers laquelle l’attiraient toutes ses pen­sées et tous ses goûts. Avant de quit­ter l’Italie, il écri­vit une lettre d’adieux aux com­mu­nau­tés de vierges, dont il était le père, et qui, toutes, pleu­raient son départ :

Je vous écris ces lignes à la hâte, disait-​il à l’illustre Asella, tan­dis que le vais­seau déploie ses voiles. J’écris entre les san­glots et les larmes, ren­dant grâces à Dieu de m’avoir trou­vé digne de l’aversion du monde. On peut m’appeler mal­fai­teur, je n’ai jamais ser­vi que la foi du Christ, et je m’en fais gloire ; magi­cien, c’est ain­si que les Juifs appe­lèrent notre divin Maître ; séduc­teur, c’est le nom que reçut l’Apôtre. Puissé-​je ne jamais être expo­sé qu’aux ten­ta­tions qui viennent des hommes ! L’infamie d’un faux crime m’a été impu­tée, mais ce ne sont point les juge­ments des hommes qui ouvrent ou ferment la porte des cieux. Saluez Paula et Eustochium, miennes en Jésus-​Christ, mal­gré tout l’univers. Dites-​leur que nous nous trou­ve­rons un jour réunis devant le tri­bu­nal de Dieu. Enfin, souvenez-​vous de moi, ô vous, modèle illustre de sain­te­té ; que vos prières calment les flots sous l’éperon de mon navire.

Le solitaire de Bethléem.

A Antioche, où il demeu­ra quelques mois auprès de l’évêque Pau­lin, Jérôme fut rejoint par Paula, Eustochium et d’autres patri­ciennes, pous­sées, elles aus­si, par la nos­tal­gie de la Terre Sainte. Ensemble ils par­cou­rurent la Galilée, la Samarie, la Judée, visi­tant les lieux consa­crés par les récits évan­gé­liques ou bibliques. Les pèle­rins pas­sèrent de là en Egypte, où ils dési­raient s’édifier au spec­tacle des légions des ascètes. Puis ils revinrent, vers l’automne de 386, à Bethléem avec l’intention de s’y fixer pour tou­jours. Jérôme, après avoir visi­té les éta­blis­se­ments monas­tiques de Nitrie et de Scété, s’établit auprès de la grotte de la Nativité, à Bethléem. De nom­breux dis­ciples accou­rurent autour de l’illustre céno­bite, et bien­tôt, grâce sur­tout aux lar­gesses de Paula, deux monas­tères, l’un d’hommes, l’autre de femmes, furent fon­dés. Jérôme prit la direc­tion du pre­mier et confia le second à Paula. Au lieu d’occuper son temps à tres­ser les cor­beilles, comme les soli­taires de Thébaïde, le Docteur conti­nuait à étu­dier l’hébreu, le chal­déen, le syriaque et ache­vait sur les textes ori­gi­naux la tra­duc­tion de la Bible.

Afin de don­ner à son œuvre tous les per­fec­tion­ne­ments néces­saires, saint Jérôme eut recours à la science des rab­bins de Tibériade et de Lydda au grand scan­dale de ses enne­mis : « Le secré­taire du Pape Damase, disait-​on, est deve­nu un digne membre de la syna­gogue de Satan ; à l’exemple des Juifs, ses amis et ses maîtres, il pré­fère Barabbas à Jésus-​Christ. » Il y avait, en effet, par­mi ces rab­bins, un doc­teur que Jérôme appelle tan­tôt Baranina et tan­tôt Barabbas et dont il dit que, par crainte de ses core­li­gion­naires, il avait cou­tume, « nou­veau Nicodème », de ne se rendre auprès de son élève qu’à la faveur des ténèbres.

Ces insi­nua­tions mal­veillantes n’arrêtèrent pas le concours des fidèles auprès des soli­taires de Bethléem. L’immense hos­pi­tium était insuf­fi­sant, et le fon­da­teur pou­vait dire dans une de ses lettres : « La mul­ti­tude romaine semble s’être don­né rendez-​vous à Bethléem ; si Joseph et Marie reve­naient, ils auraient autant de peine à se loger que la pre­mière fois. »

Les soli­taires tra­vaillaient et man­geaient sépa­ré­ment, mais fai­saient leur orai­son en com­mun, et se réunis­saient dans les grottes de la Nativité pour chan­ter l’office.

Saint Jérôme dans sa grotte à Bethléem

Saint Jérôme et l’origénisme.

Le monas­tère fameux du Mont des Oliviers, près de Jérusalem, était alors diri­gé par le prêtre Rufin d’Aquilée. Cet homme avait d’abord témoi­gné pour Jérôme une grande admi­ra­tion, mais la ques­tion de l’origénisme, qui agi­tait alors tout l’Orient, allait être entre les deux amis l’occasion d’une que­relle ora­geuse et d’une irré­mé­diable rupture.

Les dis­ciples d’Origène, exa­gé­rant ses doc­trines, sou­te­naient que l’Ecriture Sainte ne devrait jamais être prise dans un sens lit­té­ral, qu’elle n’était qu’un sym­bole per­pé­tuel dont l’esprit de Dieu révé­lait à cha­cun, selon ses mérites et sa science, le secret véri­table. De vio­lents contra­dic­teurs s’étaient levés contre cette fausse doc­trine, mais, dépas­sant la mesure, ils étaient tom­bés dans l’exagération oppo­sée, et ils pré­ten­daient que tout, dans l’Ecriture Sainte, devait être pris au pied de la lettre. Ils étaient même arri­vés à sou­te­nir que l’homme, dans son corps et dans son âme, repro­dui­sait de telle façon la res­sem­blance et l’image de Dieu, que Dieu était réel­le­ment le type sub­stan­tiel de l’homme. On avait don­né le nom d’anthropomorphites à ces adver­saires achar­nés de l’origénisme.

Au moment où l’agitation était à son comble, c’est-à-dire vers 393 ou 394, un des anthro­po­mor­phites les plus exal­tés, le moine Aterbius, pas­sa par Jérusalem, et il taxa publi­que­ment d’origénisme l’évêque Jean et les prêtres Rufin et Jérôme. L’émotion fut grande dans toute la pro­vince, et Jérôme, accu­sé à la fois par les deux par­tis, se trou­va pla­cé dans une situa­tion des plus pénibles. Ce fut au point que Jean, évêque de Jérusalem, lan­ça l’interdit contre le monas­tère de la Nativité. Rufin, plus habile, avait su faire inter­ve­nir en sa faveur l’autorité épis­co­pale et il ne fut pas autre­ment inquiété.

Le Saint, injus­te­ment frap­pé, obéit aux cen­sures por­tées contre lui. Pendant de longs mois, les soli­taires de Bethléem furent pri­vés de la com­mu­nion, comme des infi­dèles ; on les chas­sait de l’église, et on refu­sait à leurs cendres les cime­tières des chrétiens.

Cependant, l’univers catho­lique, s’était ému à la nou­velle de ces rigueurs. L’évêque de Salamine, saint Epiphane, avait fait entendre une vigou­reuse pro­tes­ta­tion, et le Pape allait pro­non­cer lui-​même son juge­ment, quand l’évêque de Jérusalem, effrayé des pro­por­tions que pre­naient les évé­ne­ments, por­ta la cause devant le patriarche d’Alexandrie, Théophile, dont on connais­sait les sym­pa­thies pour l’origénisme. On atten­dait avec anxié­té la déci­sion du patriarche, quand, par un revi­re­ment sou­dain, Théophile condam­na les erreurs d’Origène et se décla­ra en faveur de Jérôme.

Jean de Jérusalem n’osa pas résis­ter à l’autorité du métro­po­li­tain ; il leva l’interdit qu’il avait por­té, et, pour pré­ve­nir de nou­veaux conflits, il exi­gea que saint Jérôme accep­tât le titre de paro­chus de Bethléem. Leur récon­ci­lia­tion eut lieu vers 397.

Rufin, lui aus­si, ten­dit la main au soli­taire de Bethléem, mais ce fut un geste sans len­de­main. Entre les deux moines la guerre devait reprendre, ardente, à la suite de la publi­ca­tion, faite par le pre­mier, alors à Rome, d’une tra­duc­tion du Periarchôn d’Origène et de ses Invectives contre Jérôme. A son tour Jérôme répon­dit par une Apologie. Lutte que saint Augustin déplore en termes touchants :

Quels cœurs ose­ront désor­mais s’ouvrir l’un à l’autre ? Est-​il un ami dans le sein duquel on pour­ra sans crainte répandre son âme ? Où est l’ami qu’on ne redou­te­ra point d’avoir un jour pour enne­mi, si, entre Jérôme et Rufin, la rup­ture que nous pleu­rons a pu écla­ter ? Ô misé­rable condi­tion des hommes, et bien digne de pitié ! Quel fond ferons-​nous sur ce qu’on voit dans l’âme de ses amis, quand on ne voit pas ce qu’elle sera dans la suite ?

Saint Jérôme et saint Augustin.

Les rela­tions entre saint Jérôme et saint Augustin méritent d’être notées. Elles furent pure­ment épis­to­laires, au vif déplai­sir du second, qui se plaint une fois du long espace sépa­rant Hippone de Bethléem, et des len­teurs sans fin que subis­sait leur correspondance.

Je découvre tant de choses dans celles de tes lettres qui ont pu me par­ve­nir, que mon désir le plus vif serait d’être atta­ché à ton côté. Et comme cela ne m’est point pos­sible, je songe à envoyer à ton école l’un de mes fils, si tou­te­fois tu daignes me répondre. Car je n’ai pas, je n’aurai jamais cette science des Ecritures que tu pos­sèdes. Et le peu que j’en ai, je le dis­tri­bue au peuple de Dieu. Me livrer à une telle étude plus assi­dû­ment que ne l’exige l’instruction de mon peuple, m’est ren­dît impos­sible par mes occu­pa­tions d’évêque.

La constante défé­rence témoi­gnée par l’évêque d’Hippone à celui qui l’appelait « son fils par l’âge, son père par la digni­té », les ména­ge­ments dont il usait quand il ne croyait pas devoir se rendre aux rai­sons de l’illustre exé­gète, assu­rèrent la soli­di­té de leur amitié :

Qu’il n’y ait entre nous que pure fra­ter­ni­té, répond Jérôme à Augustin, en matière de conclu­sion de la contro­verse ouverte entre eux au sujet de l’attitude de saint Paul à Antioche à l’égard de Céphas ; échan­geons seule­ment des mes­sages de cha­ri­té. Exerçons-​nous dans le champ des Ecritures, sans nous bles­ser l’un l’autre.

Et de fait les deux amis devaient jusqu’à la fin com­battre dans la plus par­faite union pour la défense de la foi catholique.

Les dernières épreuves.

Du fond de sa retraite, Jérôme ne se dés­in­té­res­sait pas de la grande cause pour laquelle il avait tant souf­fert. Il conti­nua, mal­gré toutes les dif­fi­cul­tés, sa tra­duc­tion et ses com­men­taires de la Bible, et sa ver­sion fut bien­tôt adop­tée par toutes les Eglises d’Occident, Mais, au milieu de tant de tra­vaux, le Docteur avait d’autres luttes à sou­te­nir. De nou­veaux héré­tiques s’étaient éle­vés contre le dogme catho­lique, prin­ci­pa­le­ment le trop célèbre Pélage.

C’était à saint Augustin qu’était réser­vé l’honneur de por­ter le der­nier coup à cet adver­saire ; mais le soli­taire de Bethléem n’était pas d’humeur à demeu­rer indif­fé­rent et inac­tif dans la lutte, et il s’éleva avec toute la vigueur de son génie contre les péla­giens qui s’étaient répan­dus en grand nombre en Palestine.

Impuissants à répondre par des argu­ments solides à la dia­lec­tique de Jérôme, les héré­tiques employèrent la vio­lence pour se débar­rasser de leur contra­dic­teur. Une nuit de l’an 416, ils se jetèrent, à la tête d’une troupe de pay­sans, sur le monas­tère de Bethléem, Les ser­vi­teurs de Dieu furent l’objet des plus san­glants outrages ; un diacre fut tué ; on mit le feu aux édi­fices du couvent, et la foule des moines et des reli­gieuses fut obli­gée de cher­cher un refuge dans une grande tour qui s’élevait près du couvent. Jean de Jérusalem ne prit aucune mesure pour répa­rer le désastre, et il fal­lut que le Pape lui-​même, saint Innocent Ier, inter­vînt éner­gi­que­ment auprès des évêques de Palestine en faveur des persécutés.

Jérôme ne sur­vé­cut à cet atten­tat que pour subir une des plus grandes épreuves de sa vie. A la fin de 418 ou au com­men­ce­ment de 419 mou­rut Eustochium, qui avait rem­pla­cé sa mère Paula à la tête du monas­tère des reli­gieuses de Bethléem. Après ce coup, ajou­té à tant d’autres, et à l’épuisement résul­tant d’une vie toute de mor­ti­fi­ca­tions et de fatigues, le vieillard ne fit plus que lan­guir. A peine pouvait-​il par­ler, et c’est à l’aide d’une corde qu’il se levait sur son indi­gente couche, pour don­ner des ins­truc­tions à ses moines. Il s’endormit dans la paix du Seigneur le 30 sep­tembre 420, à l’heure des Complies. Il avait envi­ron quatre-​vingt-​dix ans.

Le même jour, a‑t-​on écrit, saint Augustin, dans sa cel­lule, à Hippone, médi­tait sur la gloire qui envi­ronne les âmes des bien­heu­reux. En pré­sence des dif­fi­cul­tés que sou­le­vait cette ques­tion, il avait conçu le des­sein de s’adresser au véné­rable Jérôme pour lui deman­der ses conseils, et déjà il avait pris la plume pour écrire, quand une lumière incon­nue, une odeur inef­fable péné­trèrent dans sa cel­lule : c’était l’heure des Complies.

A cette vue, frap­pé de stu­peur et d’admiration, le saint évêque atten­dait, sans savoir ce que signi­fiait ce pro­dige, quand une voix céleste retentit.

« Augustin, Augustin, disait-​elle, à quoi vous occupez-​vous ?… Attendez encore quelque temps, mais n’essayez pas de faire l’impossible, tant que vous n’aurez pas ache­vé le cours de votre vie. »

Hors de lui-​même, saint Augustin répon­dit d’une voix trem­blante : « O vous, qui êtes si heu­reux et si grand, qui cou­rez avec tant d’ardeur à ces joies divines, et dont les paroles sont si douces pour mon cœur, faites qu’il ne me soit pas per­mis de dou­ter de ce que j’entends ! – Je suis l’âme du prêtre Jérôme, répon­dit la voix. A cette heure même, à Bethléem de Juda, j’ai dépo­sé le far­deau de la chair ; je marche main­te­nant en com­pa­gnie de Jésus-​Christ et de toute la cohorte céleste. »

Et, conti­nuant cet entre­tien céleste, l’âme pré­des­ti­née dévoi­la à l’évêque d’Hippone quelle était la condi­tion des âmes bienheureuses.

D’abord ense­ve­li dans une grotte de Bethléem, non loin du lieu de la Nativité, le corps de saint Jérôme fut rap­por­té plus tard à Rome pour être ense­ve­li à Sainte-​Marie Majeure, sous l’autel du Saint-​Sacrement. La fête de la trans­la­tion est célé­brée le 9 mai. Une de ses reliques est conser­vée à Digne dans l’église Notre-​Dame du Bourg et la cathé­drale est pla­cée sous son patronage.

Nul Saint n’a moins prê­té à la légende que le Docteur dal­mate, car toute sa vie nous est connue. Il convient néan­moins de signa­ler l’aventure mer­veilleuse du lion bles­sé qui, gué­ri par lui, devint le gar­dien des moines de Bethléem et l’auxiliaire de leurs tra­vaux rus­tiques. Ce lion appa­raît, cou­ché près du lit de mort du Saint, dans le célèbre tableau du Dominiquin qu’on voit à la Pinacothèque du Vatican.

La der­nière com­mu­nion de saint Jérôme, par le Dominiquin, Pinacothèque du Vatican. Photo : Domaine public, via wikimedia

Ce n’est pas en vain, écrit, à ce pro­pos, le R. P. Largent, que la pein­ture a don­né à Jérôme le lion comme sym­bole. Lequel des Pères a repro­duit mieux que le soli­taire de Bethléem ce type du lion, tel qu’il nous est décrit par l’histoire natu­relle, par la fable ou par la poé­sie ? Jérôme a été intré­pide et géné­reux ; il a affron­té ses adver­saires sans comp­ter leur nombre et sans mesu­rer leurs forces ; et s’il a pous­sé par­fois des rugis­sements ter­ribles, s’il a eu des colères écla­tantes, ses rugis­se­ments étaient les cris d’une âme éprise et inquiète de la véri­té seule, et ses colères furent sou­vent les colères de l’amour.

A. L.

Sources consul­tées. – R. P. Largent, Saint Jérôme (Collection Les Saints). – J. Forget, Saint Jérôme (dans le Dictionnaire de Théologie catho­lique). – Benoît XV, Encyclique Spiritus Paraclitus (tra­duite dans les Actes de Benoît XV, tome II, Paris, Bonne Presse). – (V. S. B. P., n° 25.)