Le Code de droit canonique de saint Pie X dit, au canon 1013, que l’une des fins secondaires du mariage est « un remède à la concupiscence ». Expression mystérieuse ! Que signifie-t-elle ? En quoi ce sacrement est-il un remède à la concupiscence ?
1. La concupiscence
Cette notion a été définie par le concile de Trente[1] qui l’appelle aussi foyer de péché. Elle n’est pas un péché, mais elle incite au péché. Elle est une des tristes conséquences de la faute de nos premiers parents et touche tous les enfants d’Adam. Seuls Notre-Seigneur et sa sainte Mère en ont été préservés. Dans le domaine du mariage, nous parlons spécialement de la concupiscence de la chair, qui consiste en un désordre de l’appétit sensible poussant l’homme au péché de luxure. En effet, Dieu a mis en tout homme un désir de propager l’espèce humaine, mais cette tendance est déréglée par le péché originel, si bien qu’il est difficile à l’homme de la maîtriser. C’est pourquoi les péchés d’impureté sont si répandus, depuis les origines de l’humanité. Certes, le baptême efface le péché originel et donne la grâce sanctifiante. Néanmoins, il reste dans les baptisés des blessures que Dieu nous laisse comme occasions de lutte et de mérites. D’où l’utilité de trouver un remède à la concupiscence, c’est-à-dire un moyen qui aide l’être humain à apaiser ce désir violent, à le calmer et à le contrôler.
2. Une interprétation nouvelle
Monsieur Yves Semen, spécialiste de la théologie du mariage de Jean-Paul II et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, rejette vigoureusement l’explication théologique traditionnelle du mariage comme remède à la concupiscence. Dans son livre Le mariage selon Jean-Paul II, publié en 2015, il écrit : « Le mot concupiscence, outre son côté quelque peu suranné, est affecté d’une consonance malheureuse… Surtout, il laisse croire que le mariage serait une sorte de défouloir sexuel. (…) C’est le sacrement de mariage qui, entre autres effets, est un remède à la concupiscence, pas l’usage du mariage, c’est-à-dire pas l’activité sexuelle elle-même »[2].
3. Le mariage, source de concupiscence ?
A l’appui de sa thèse, Yves Semen débute son explication avec beaucoup de justesse : « La maîtrise de soi – la chasteté – est plus difficile dans le mariage que dans le célibat qui n’est pas exposé aux mêmes tentations. Aux prêtres, religieux et religieuses qui en douteraient, qu’il suffise de leur rappeler qu’ils n’ont pas une femme ou un homme dans leur lit tous les soirs ! Le mariage expose beaucoup plus que le célibat aux tentations de la chair, et c’est normal. L’exercice effectif de la sexualité, sain et souhaitable dans le mariage, engendre des habitudes, suscite et entretient des phantasmes, dont sont normalement épargnés ceux qui vivent dans le célibat, pour peu que leur vie soit quelque peu ordonnée à cet égard ». Cette explication n’est pas nouvelle. Déjà saint Paul recommandait aux Corinthiens de renoncer au mariage pour pratiquer la chasteté parfaite. Il ajoutait : « Si pourtant tu prends une femme, tu ne pèches pas ; et si une vierge se marie, elle ne pèche pas. Mais ces personnes éprouveront les tribulations de la chair »[3]. Cette dernière expression désigne tous les soucis des gens mariés, et notamment les difficultés pour apaiser la concupiscence.
Saint Thomas ne dit pas autre chose : « Le souci et l’occupation qui accaparent ceux qui usent du mariage, à propos des femmes, des enfants et de la recherche du nécessaire pour vivre, sont continuels. En revanche, l’état d’inquiétude que provoque en l’homme la lutte contre les convoitises n’a qu’un temps. Et celui-ci s’abrège encore lorsqu’on n’y consent pas : car plus quelqu’un use de choses plaisantes, plus l’appétit pour ces choses grandit en lui »[4]. « Les actions conformes aux désirs de la concupiscence sont de nature à rendre celle-ci plus exigeante »[5]. L’Imitation de Jésus-Christ dit de même : « C’est en résistant aux passions, et non en leur cédant, qu’on trouve la véritable paix du cœur »[6]. Et saint François de Sales : « Il est plus facile de se garder tout à fait des voluptés charnelles que de garder la modération en celles-ci »[7].
Toutes ces considérations conduisent à penser que le mariage, loin d’être un remède à la concupiscence, en est plutôt un excitant, un stimulant. Comment alors comprendre le Code de 1917 ? En quel sens faut-il parler de remède ?
4. La grâce du sacrement
Tout sacrement produit la grâce dans le sujet qui le reçoit avec de bonnes dispositions. Ce principe s’applique évidemment au mariage, comme l’explique le pape Pie XI : « Ce sacrement, en ceux qui n’y opposent pas d’obstacle, n’augmente pas seulement la grâce sanctifiante, principe permanent de vie surnaturelle, mais il y ajoute encore des dons particuliers, des bons mouvements, des germes de grâces ; il élève ainsi et il perfectionne les forces naturelles, afin que les époux puissent, non seulement comprendre par la raison, mais goûter intimement et tenir fermement, vouloir efficacement et accomplir en pratique ce qui se rapporte à l’état conjugal, à ses fins et à ses devoirs »[8].
Il est donc clair que les grâces du sacrement de mariage aident les époux à se maîtriser et à contrôler leur concupiscence. Elles tempèrent l’ardeur de la passion. Pour cette raison, le mariage est un remède à la concupiscence. Saint Thomas l’écrit : « Le sacrement de mariage, en donnant la grâce, réprime la concupiscence dans sa racine. En ce sens il fournit un remède à la concupiscence »[9]. Pour Yves Semen, ce serait là l’unique raison pour laquelle le mariage peut être qualifié de remède à la concupiscence. Est-ce suffisant ?
5. L’usage du mariage
Non. Et la vision de Yves Semen est trop réductrice. Il est indéniable en effet que l’usage même du mariage, dans sa réalité sexuelle, est aussi un remède à la concupiscence, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, du fait que l’institution du mariage donne un cadre strict et des limites à ne pas franchir. Supposons un gourmand qui mange à toute heure du jour et de la nuit. S’il entre dans une institution qui ne lui permet de manger qu’à des heures précises, selon un mode imposé, telle quantité de nourriture déterminée, ces limites l’aideront à apprendre à se maîtriser. De même, le débauché qui se marie, en acceptant les lois divines du mariage, cessera de donner libre cours à ses passions. Il sera obligé de faire des efforts pour se maîtriser. C’est pourquoi Pie XI écrivait dans la même encyclique : « Par le mariage, le dévergondage de l’incontinence trouve son frein ». Évidemment, ce bienfait de l’usage du mariage n’est obtenu que si les époux observent ses lois divines. Croire qu’après le mariage, tout est permis, révèle une incompréhension totale du plan de Dieu. Par exemple, la pratique de l’onanisme, appelé aussi contraception, excite la concupiscence plutôt qu’elle ne l’apaise. Seule une vie conjugale droite et raisonnable refrène les passions.
En outre, tant qu’un impudique n’est pas marié, son inconduite ne trouve aucune légitimité. Il s’agit d’une passion errante, inquiète et sans but. Mais une fois que cette personne est mariée, le désir d’avoir des enfants et de remplir le Ciel d’élus donne à sa recherche du plaisir une noble motivation et une finalité louable. C’est ce qu’explique saint Augustin : « Le mariage modère et rend en quelque sorte plus chastes les ardeurs de la chair, car, par le désir d’avoir des enfants, au plaisir bouillant des sens se mêle je ne sais quelle gravité qui, dans le commerce de l’homme et de la femme, naît de l’intention réfléchie d’être bientôt père et mère »[10].
L’acte conjugal est enfin un remède à la concupiscence pour une dernière raison. Les relations conjugales satisfont le désir charnel, si bien que, après avoir usé du mariage, les époux sont moins tentés de commettre des actes impudiques. Supposons un homme dévoré par une soif brûlante. Tant qu’il n’a pas bu, il brûle. Mais après avoir bu l’eau dont il a besoin, il est désaltéré, repu, son désir ardent est assouvi. C’est pourquoi saint Paul écrivait aux veuves et aux célibataires : « Il vaut mieux se marier que de brûler »[11]. Il conseillait aussi aux époux : « Pour éviter l’impudicité, que chaque homme ait sa femme, et que chaque femme ait son mari »[12].
Et saint Thomas suppose la même raison quand il écrit : « Envisagé comme remède à la concupiscence, et c’est là sa fin secondaire, le mariage exige que le devoir conjugal soit en tout temps rendu à celui qui le demande »[13]. « Le devoir conjugal est pour la femme un remède contre la concupiscence »[14].
Cette explication est confirmée par une sentence du tribunal de la Rote Romaine du 22 janvier 1944, sentence que, en raison de son importance, le pape Pie XII a voulu insérer dans les Acta Apostolicae Sedis : « Au sujet de la seconde des fins du mariage, du “remède à la concupiscence” et de sa relation à la fin première, il y a peu à dire. Il est facile de comprendre que cette fin est, par sa nature même, subordonnée à la fin première de la génération. Car la concupiscence est apaisée dans le mariage et au moyen du mariage par l’usage licite de la faculté génératrice »[15].
6. En période de stérilité
Les moralistes se sont tous demandé si l’usage du mariage était licite pendant que l’épouse est stérile, soit temporairement, soit définitivement. Dans cette situation, la fin première du mariage, la procréation, ne peut être atteinte. D’où la difficulté. La réponse est unanimement affirmative : l’acte conjugal est permis même si les époux savent avec certitude qu’il ne sera pas fécond. Pourquoi ? Parce que cet acte n’a pas pour unique fin la génération des enfants. Il est aussi ordonné, par la nature, au soutien mutuel et au remède à la concupiscence. Le pape Pie XI l’explique bien : « Il ne faut pas accuser d’actes contre-nature les époux qui usent de leur droit en suivant la saine et naturelle raison, si, pour des causes naturelles, dues soit à des circonstances temporaires soit à des défectuosités physiques, une nouvelle vie ne peut pas sortir. Il y a en effet tant dans le mariage lui-même que dans l’usage du droit matrimonial, des fins secondaires – comme le sont l’aide mutuelle, l’amour réciproque à entretenir, et le remède à la concupiscence – qu’il n’est pas du tout interdit aux époux d’avoir en vue, pourvu que la nature intrinsèque de cet acte soit sauvegardée, car alors est sauvegardée du même coup sa subordination à la fin primaire »[16].
C’est ce qui explique aussi pourquoi les personnes âgées ont le droit de se marier. L’Eglise impose un âge minimum mais non un âge maximum. Certes, un tel mariage ne sera pas fécond. Mais les vieux époux pourront atteindre les fins secondaires du mariage : soutien mutuel et remède à la concupiscence. Saint Thomas l’admet, lui qui n’est pourtant pas un laxiste : « Impuissants parfois à engendrer, les vieillards ne le sont pas toujours pour accomplir l’acte sexuel. Aussi le mariage leur est-il permis comme remède à la concupiscence, bien qu’ils ne puissent pas le contracter en vue de la fin pour laquelle il a été institué par la nature »[17]. Là encore, ce n’est pas seulement la grâce sacramentelle qui apaise la concupiscence, mais bien l’usage du mariage.
Néanmoins, il faut reconnaître que le mariage n’est pas le moyen le plus efficace pour apaiser la concupiscence. La prière, le combat spirituel et la mortification corporelle permettent à l’homme de maîtriser ses désirs sensuels plus profondément, plus efficacement et plus durablement que ne le fait l’usage du mariage.
7. Une omission innocente ?
Il reste à se demander pourquoi le nouveau Code de droit canonique, de même que la plupart des ouvrages récents, omettent de mentionner le remède à la concupiscence parmi les fins du mariage. La même interrogation concerne le concile Vatican II. La constitution Gaudium et spes consacre au mariage tout le premier chapitre de sa deuxième partie. Elle mentionne explicitement deux fins : procréation et soutien mutuel. Mais du remède à la concupiscence, il n’en est pas fait la moindre allusion. S’agit-il d’un simple oubli ? C’est d’autant moins probable que le schéma préparatoire[18] prévoyait de mentionner cette fin du mariage. Il y a donc eu volonté délibérée de ne pas en parler. Pourquoi cette omission, à laquelle fait comme écho la réflexion de Yves Semen, refusant de voir dans l’usage du mariage un remède à la concupiscence ?
Il faut peut-être y voir la préoccupation, très présente chez les ecclésiastiques actuels, de ne présenter la morale que sous un jour attrayant et acceptable par le monde moderne. Cette préoccupation se retrouve chez Yves Semen, qui, à la suite de Jean-Paul II, redéfinit le mariage et la famille comme l’image de la Sainte Trinité[19]. Parler de « remède à la concupiscence » devient alors offusquant et risque de ternir la belle vision idyllique. Mais celle-ci n’en viendrait-elle pas à méconnaître la réalité du péché originel et des blessures qui en découlent ?
Tout remède suppose une maladie. Rappeler que l’homme, blessé par le péché originel, est malade, n’est pas certes très réjouissant. A l’idée que l’acte conjugal puisse remédier à la concupiscence, Yves Semen s’exclame d’ailleurs : « Pas très enthousiasmant comme perspective… ». C’est vrai, mais est-ce une raison pour ne pas en parler ? N’avons-nous pas besoin de savoir que nous sommes malades et de connaître les remèdes que Dieu, dans sa bonté, a prévu de nous donner ?
Abbé Bernard de Lacoste
Source : Courrier de Rome n°639
- Décret sur le péché originel[↩]
- Yves Semen, Le Mariage selon Jean-Paul II, Esquisse 13, §2, p. 440[↩]
- I Co VII, 28[↩]
- Saint Thomas, Contra Gentes l.3 ch.136 ad 5[↩]
- Saint Thomas, Supplément, q. 42, art. 3, ad 4[↩]
- Livre 1 ch. 6[↩]
- Introduction à la vie dévote, part. 3, ch. 12[↩]
- Encyclique Casti connubii du 31 décembre 1930[↩]
- Suppl. q. 42 art. 3 ad 4[↩]
- De bono conjugali, ch. 3[↩]
- I Co VII, 9[↩]
- I Co VII, 2[↩]
- Suppl. q. 65 art. 1 ad 6[↩]
- Suppl. q. 64 art. 2[↩]
- AAS, t. 36, année 1944, pages 179–200[↩]
- Dz 3718[↩]
- Suppl. q. 58 art. 1 ad 3[↩]
- La traduction française de ce schéma préparatoire a été publiée par le Courrier de Rome en 2015[↩]
- Cf l’article consacré à la théologie du corps dans le numéro 155 (septembre-octobre 2015) des Nouvelles de Chrétienté ainsi que l’article « A son image et à sa ressemblance Il les Créa » dans le présent numéro du Courrier de Rome[↩]