Réponse de l’abbé J‑M Gleize au Père Basile du Barroux : une impossible continuité

L'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux

Prologue

1 – Le Blog de la revue La Nef publie sur sa page du 5 juillet 2014 une étude du père Basile Valuet, osb, inti­tu­lée « Les mal­en­ten­dus d’Ecône sur la liber­té reli­gieuse » (abré­gée ici en BV2). Cette étude est une réponse à l’article paru dans le numé­ro de mars 2014 du Courrier de Rome, lui-​même inti­tu­lé : « Dignitatis huma­nae est contraire à la Tradition » (abré­gée ici en CDR).

2 – Nous n’ignorions pas la per­son­na­li­té du père Basile, ni l’étendue res­pec­table de ses tra­vaux. Nous avons seule­ment vou­lu dire ce que nous pen­sons de l’étude parue en juillet 2013 dans le Bulletin de Littérature ecclé­sias­tique (abré­gée en BV1) où le père Basile s’efforce de répondre aux « objec­tions des lefeb­vristes » [1] ain­si qu’aux « trois prin­ci­paux argu­ments de ceux qui nient la com­pa­ti­bi­li­té de Dignitatis huma­nae avec la Tradition » [2]. Cette réponse se pré­sente comme suf­fi­sante par elle-​même, et nous l’avons donc prise comme telle [3]. D’autre part, nous admet­tons sans dif­fi­cul­té (et nous savions d’ailleurs déjà) que le père Basile a eu le loi­sir d’examiner en son temps les objec­tions pré­sen­tées par la Fraternité Saint-​Pie X à l’encontre de la liber­té reli­gieuse (les Dubia ren­dus publics en 1987, ain­si que la réponse à la réponse faite par la CDF à ces mêmes), les­quelles ont été reprises et pré­ci­sées lors des der­nières dis­cus­sions doc­tri­nales de 2009–2011. Mais avec cela, il reste que les trois objec­tions aux­quelles le père Basile s’efforce de répondre dans l’étude de juillet 2013 « ne cor­res­pondent en rien à celles que la Fraternité Saint-​Pie X a fait valoir jusqu’ici auprès du Saint-​Siège » [4]. Il est tou­jours pos­sible de se méprendre, même de très bonne foi, et même avec les meilleures infor­ma­tions ; pour dis­si­per la méprise, et lais­ser pas­ser la lumière, il faut com­men­cer par net­toyer la vitre, et des deux côtés. C’est dans cet esprit que nous entre­pre­nons ici une nou­velle réflexion, pour éclair­cir le débat sou­le­vé par le père Basile. Nous repren­drons pour cela dans un deuxième temps les grandes arti­cu­la­tions de l’analyse parue sur le Blog de La Nef. Mais aupa­ra­vant, nous vou­drions atti­rer l’attention du lec­teur sur le point pré­cis qui repré­sente le véri­table nœud de la difficulté.

1 – Le fond du problème

3 – Faut-​il lire le Concile à la lumière de la Tradition ou la Tradition à la lumière du Concile ? Telle est la ques­tion. C’est une ques­tion fon­da­men­tale, car c’est celle de la méthode à suivre. Et c’est la ques­tion qui reste tou­jours pen­dante, entre le Saint-​Siège et la Fraternité Saint-​Pie X, depuis la fameuse Déclaration du 21 novembre 1974. Elle revient régu­liè­re­ment à l’ordre du jour, et c’est faute d’y avoir répon­du de façon suf­fi­sante que l’entente, tant espé­rée de part et d’autre, s’avère impos­sible. Sans comp­ter que, refu­ser de poser la ques­tion, c’est déjà y avoir répon­du, car c’est pos­tu­ler que la seule lec­ture pos­sible est celle que donne le magis­tère présent.

4 – La véri­té est que le magis­tère trans­met en les expli­quant l’ensemble des véri­tés défi­ni­ti­ve­ment révé­lées par Dieu : il est l’organe de la Révélation publique, close à la mort du der­nier des apôtres, et il l’est en tout temps. Cette trans­mis­sion du dépôt de la foi se confond avec la Tradition, enten­due au sens actif du terme. Cette Tradition, du fait qu’elle trans­met la Révélation, est aus­si bien le magis­tère pré­sent que le magis­tère pas­sé, et l’un et l’autre ne peuvent se contre­dire lorsqu’ils trans­mettent les mêmes véri­tés, enten­dues dans le même sens. Le magis­tère, étant la trans­mis­sion de la Révélation, est tel aus­si bien dans le pas­sé que dans le pré­sent : le fait d’être pré­sent ou pas­sé est acci­den­tel au fait de trans­mettre la Révélation. Qu’il soit pré­sent ou pas­sé, le magis­tère se défi­nit dans son acte comme l’enseignement tou­jours auto­ri­sé de la même Révélation.

5 – Si l’on réduit le magis­tère à son expres­sion pré­sente, tout se passe comme si ce magis­tère était l’organe non seule­ment de la Révélation mais aus­si de la Tradition, l’une et l’autre s’inscrivant dans le pas­sé. Dans une pareille optique, les véri­tés déjà pro­po­sées dans le pas­sé sont en tant que telles l’objet du magis­tère, et il leur est acci­den­tel d’avoir été déjà révé­lées par Dieu ou déjà pro­po­sées par le magis­tère d’hier. L’essentiel est que ces véri­tés aient déjà fait l’objet d’une pro­po­si­tion anté­rieure, car c’est à ce point de vue pré­cis qu’elles sont l’objet for­mel du magis­tère. De la sorte, seul le magis­tère pré­sent est magis­tère, puisque seul il trans­met ce qui a déjà été pro­po­sé. Et il se dis­tingue de la Tradition, puisque celle-​ci est par défi­ni­tion une pro­po­si­tion déjà accom­plie, une simple source, sujette à exa­men, et doit s’entendre seule­ment au sens objec­tif et non plus actif du terme. Ainsi, ce magis­tère pré­sent réin­ter­prète à chaque ins­tant le magis­tère pas­sé, parce que ce magis­tère pas­sé en tant que pas­sé, confon­du avec la Tradition, est défi­ni comme objet (et non plus acte) de trans­mis­sion, d’explication et d’interprétation, au même titre que la Révélation.

6 – Ces deux visions sont incom­pa­tibles. La pre­mière cor­res­pond à la défi­ni­tion catho­lique et tra­di­tion­nelle du magis­tère, et elle figure dans les deux consti­tu­tions Dei Filius et Pastor æter­nus du concile Vatican I. La deuxième cor­res­pond à une nou­velle défi­ni­tion du magis­tère, de ten­dance moder­niste et évo­lu­tion­niste, et elle figure dans le Discours du 22 décembre 2005 du pape Benoît XVI. Si l’on adopte la deuxième vision, la ques­tion que nous avons sou­le­vée ne peut pas se poser. Car c’est le magis­tère de l’heure pré­sente qui consti­tue l’unique cri­tère à la lumière duquel il est pos­sible de lire et le Concile et la Tradition, le Concile fai­sant en effet par­tie de la Tradition, du fait même qu’il s’inscrit désor­mais dans la pro­po­si­tion d’un magis­tère pas­sé. Et c’est d’ailleurs pour­quoi la lec­ture de Benoît XVI, avec son her­mé­neu­tique d’un « renou­veau dans la conti­nui­té », du fait même qu’elle appar­tient elle aus­si au pas­sé, doit à pré­sent s’entendre à la lumière du magis­tère de François. En revanche, la ques­tion se pose si l’on adopte la pre­mière vision, et elle com­mence à se poser dès le moment même où se déroule le concile Vatican II, car un concile qui se met en contra­dic­tion avec les don­nées essen­tielles de la Révélation, telle que le magis­tère les impose à notre adhé­sion, ne sau­rait repré­sen­ter un cri­tère de lec­ture auto­ri­sé. Nous sommes en effet fon­dés « à affir­mer par des argu­ments tant de cri­tique interne que de cri­tique externe que l’esprit qui a domi­né au Concile est l’esprit du libé­ra­lisme et du moder­nisme » [5]. Le dilemme sou­le­vé ne consiste donc pas à oppo­ser le magis­tère au magis­tère, celui d’hier à celui d’aujourd’hui. Il consiste à oppo­ser le magis­tère, qui est la Tradition au sens actif du terme, et les ensei­gne­ments du concile Vatican II, qui réclament une cla­ri­fi­ca­tion, dans la mesure même où ils appa­raissent incom­pa­tibles avec les don­nées de la Révélation suf­fi­sam­ment pro­po­sées par le magistère.

7 – Dès le début de son étude, le père Basile cite une lettre du car­di­nal Seper adres­sée à Mgr Lefebvre :

L’affirmation de ce droit à la liber­té reli­gieuse est dans la ligne des docu­ments pon­ti­fi­caux anté­rieurs qui, face aux excès de l’étatisme et aux tota­li­ta­rismes modernes, ont affir­mé les droits de la per­sonne humaine. Par la décla­ra­tion conci­liaire, ce point de doc­trine entre clai­re­ment dans l’enseignement du magis­tère et, bien qu’il ne soit pas l’objet d’une défi­ni­tion, il réclame doci­li­té et assentiment.

BV1, p. 290.

Par cette cita­tion, qui prend sous sa plume la valeur d’un argu­ment d’autorité, le père Basile répond déjà à la ques­tion fon­da­men­tale, car le pro­pos du car­di­nal pré­fet de la CDF adopte impli­ci­te­ment la nou­velle défi­ni­tion du magis­tère. Il est clair qu’à par­tir d’une pareille réponse, nous ne pour­rons plus nous entendre sur rien. Il serait donc inutile de pous­ser la dis­cus­sion plus loin. En effet, il s’agit pour le père Basile de mani­fes­ter, au moyen de la recherche théo­lo­gique, com­ment Dignitatis huma­nae est en conti­nui­té avec la Tradition, cette conti­nui­té étant pré­sup­po­sée d’avance, en rai­son de la doci­li­té que réclament les ensei­gne­ments du concile Vatican II, dont la valeur magis­té­rielle ne sau­rait faire de doute. Alors qu’il s’agit pour nous de dénon­cer les insuf­fi­sances graves d’un texte qui, dans ses lignes de fond, reste incom­pa­tible avec les don­nées cer­taines de la Révélation et ne sau­rait béné­fi­cier pour autant d’aucune valeur magistérielle.

8 – Nous vou­drions cepen­dant reprendre, dans l’intérêt de nos lec­teurs, les prin­ci­paux points de la réponse qui nous a été faite. Et nous en exa­mi­ne­rons la por­tée à la lumière de la Tradition, sai­ne­ment comprise.

2 – « Le magistère antérieur et postérieur à D.H. »

9- Nous met­tons ce titre entre guille­mets, car l’expression uti­li­sée par le père Basile [6] véhi­cule sa propre pro­blé­ma­tique fausse.

2.1 – Pie IX et Quanta cura

10 – Nous nous sommes appuyés sur le pas­sage de Quanta cura qui condamne le faux droit à ne pas être empê­ché, adop­té par DH [7]. La pro­po­si­tion condam­née est la suivante :

La meilleure condi­tion de la socié­té est celle où l’on ne recon­naît pas au pou­voir l’office de répri­mer par des peines légales les vio­la­teurs de la reli­gion catho­lique, si ce n’est lorsque la paix publique le demande.

DS 1689.

Le père Basile nous objecte que « c’est une erreur de pen­ser que les vio­la­tores en ques­tion sont per se ceux qui ne res­pectent pas inté­gra­le­ment les lois de Dieu et de l’Église, et en par­ti­cu­lier, tous les non-​catholiques, tous ceux qui vivent dans l’erreur ou la pro­pagent » [8].

Autrement dit, l’exercice public d’une reli­gion fausse n’étant pas en tant que tel une vio­la­tion phy­sique de la reli­gion catho­lique, l’affirmation de DH 2 (reven­di­quant pour tout homme le droit de ne pas être empê­ché par quelque pou­voir humain que ce soit d’exercer en public comme en pri­vé sa reli­gion, catho­lique ou non, dans de justes limites) ne tom­be­rait pas sous le coup de la condam­na­tion de Quanta cura. Cette objec­tion du père Basile limite de manière fausse la por­tée de la condam­na­tion de Pie IX : en effet, celui-​ci envi­sage d’abord et avant tout une vio­la­tion non point seule­ment phy­sique mais morale, c’est à dire telle que la subit la reli­gion catho­lique du simple fait que les fausses reli­gions s’exercent publi­que­ment. La prière faite dans une mos­quée ou dans une syna­gogue, le culte célé­bré dans un temple pro­tes­tant ou dans une église ortho­doxe, même s’ils se déroulent sans cau­ser aucun trouble phy­sique, repré­sentent tou­jours en tant que tels une vio­la­tion morale de la reli­gion catho­lique, ain­si qu’un pré­ju­dice spi­ri­tuel et un scan­dale pour tous les citoyens. En dépit de ce que nous objecte le père Basile, la contra­dic­tion entre Quanta cura et DH est immé­diate et mani­feste : pour Quanta cura, la norme est la répres­sion du culte public des fausses reli­gions, même limi­té par les exi­gences de l’ordre public ; pour DH, la norme est la liber­té du culte public des fausses reli­gions, tel que limi­té par les exi­gences de l’ordre public. Cela s’explique parce que, pour Pie IX, le culte public d’une fausse reli­gion est, en tant que tel, une atteinte por­tée à l’ordre public juste objec­tif, c’est à dire à la paix publique, atteinte qui reste tou­jours d’ordre moral, même si elle n’est pas tou­jours d’ordre phy­sique. En effet, il est impos­sible d’exercer une fausse reli­gion sans por­ter atteinte à la paix publique, puisque la pre­mière condi­tion de la paix publique est l’exercice paci­fique de l’unique vraie reli­gion, non concur­ren­cé par le scan­dale des faux cultes. Or, même s’il est limi­té par les exi­gences seule­ment phy­sique de la paix, par exemple parce que nul n’a le droit de prier publi­que­ment, à par­tir du moment où il en résulte un tapage noc­turne, le droit à la liber­té reli­gieuse est illi­mi­té dans le domaine reli­gieux, puisque tous les adeptes de toutes les reli­gions ont le droit de prier publi­que­ment, à par­tir du moment où cela n’entraîne aucun tapage noc­turne. Pour sur­mon­ter la contra­dic­tion qui oppose irré­mé­dia­ble­ment Quanta cura et DH, il fau­drait sou­te­nir que l’exercice public d’une reli­gion fausse dans le cadre de l’ordre social ne sau­rait vio­ler mora­le­ment la reli­gion catho­lique, et donc sous-​entendre que l’ordre social tem­po­rel est auto­nome par rap­port au droit posi­tif divi­ne­ment révé­lé et que la paix publique peut sub­sis­ter mal­gré l’indifférentisme reli­gieux des pou­voirs publics. Tel est le prin­cipe d’autonomie, énon­cé par le n° 36 de Gaudium et spes, et reven­di­qué par Benoît XVI comme au fon­de­ment de la liber­té reli­gieuse [9]. Mais ce prin­cipe faux est condam­né par le pape saint Pie X : « Qu’il faille sépa­rer l’État de l’Église, c’est une thèse abso­lu­ment fausse, une très per­ni­cieuse erreur » [10], puisque « la civi­li­sa­tion n’est plus à inven­ter ni la cité nou­velle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civi­li­sa­tion chré­tienne, c’est la cité catho­lique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la res­tau­rer sans cesse sur ses fon­de­ments natu­rels et divins contre les attaques tou­jours renais­santes de l’utopie mal­saine, de la révolte et de l’impiété » [11].

2.2 – Léon XIII

11- Léon XIII dit : « L’homme a dans l’État le droit de suivre, d’après la conscience de son devoir, la volon­té de Dieu, et d’accomplir ses pré­ceptes sans que rien puisse l’en empê­cher » [12]. Ex conscien­tia : peu importe la tra­duc­tion fran­çaise, du moment que l’on com­prend que la pré­po­si­tion latine sui­vie de l’ablatif désigne ici non pas la véri­table cause du droit, mais sa simple condi­tion. Car le fon­de­ment de ce droit demeure objec­tif. Le droit n’est pas d’abord celui de rem­plir la condi­tion. Il est d’abord celui d’accomplir la volon­té divine et son pré­cepte, moyen­nant cette condition.

12 – DH 3 dit :

« C’est par sa conscience que l’homme per­çoit et recon­naît les injonc­tions de la loi divine ; c’est elle qu’il est tenu de suivre fidè­le­ment en toutes ses acti­vi­tés, pour par­ve­nir à sa fin qui est Dieu. Il ne doit donc pas être contraint d’agir contre sa conscience. Mais il ne doit pas être empê­ché non plus d’agir selon sa conscience, sur­tout en matière religieuse ».

Le père Basile com­mente : « S’il est clair qu’on ne peut avoir le droit affir­ma­tif que d’accomplir la vraie volon­té de Dieu (et non ce que la conscience erro­née pren­drait pour tel), il s’agit néan­moins de savoir ce qui se passe lorsque l’homme abuse de ce droit affir­ma­tif en sui­vant une conscience erro­née : garde-​t-​il l’usage de ce droit, en sorte qu’un droit néga­tif le pro­tège ? Léon XIII ne répond pas à cette ques­tion, et il fau­dra attendre un siècle de réflexion des théo­lo­giens et juristes catho­liques, ain­si que du magis­tère, pour arri­ver à la réponse magis­té­rielle com­plète. En atten­dant, pour le savoir, il fal­lait donc se réfé­rer à la phi­lo­so­phie géné­rale du droit tra­di­tion­nelle en milieu catho­lique. […] Cette phi­lo­so­phie tra­di­tion­nelle […] nous enseigne que l’abus d’un droit n’en enlève pas néces­sai­re­ment l’usage. Il fau­dra donc que l’Église pré­cise encore quand un abus de ce droit à la vraie liber­té de la conscience recon­nu par Léon XIII est non seule­ment moral, mais aus­si juri­dique, et peut – voire doit – donc être répri­mé, et quand cet abus moral n’est pas juri­dique et ne peut donc pas être répri­mé. C’est ce qu’elle fera en DH 7, § 3 » [13]. Sans doute est-​il vrai que « l’abus d’un droit n’en ôte pas l’usage ». Mais ici, une dis­tinc­tion s’impose. L’objet du droit demeure en effet, même si cer­tains en abusent : par exemple, le droit demeure sauf, pour tout hon­nête homme, de la liber­té phy­sique de ses mou­ve­ments, même si les voleurs et les cri­mi­nels en abusent. En revanche, le sujet qui abuse de son droit le cor­rompt et le détruit par le fait même, et peut en être pri­vé, dans la mesure même où il en abuse. C’est ain­si que les voleurs et les cri­mi­nels méritent d’être empri­son­nés. De la sorte, celui qui agit contrai­re­ment à la volon­té de Dieu, même en sui­vant une conscience erro­née, abuse du droit qu’il a d’agir sans contrainte, au for public externe. Par suite, il mérite d’être pri­vé de ce droit et donc d’être empê­ché d’agir de façon contraire à la volon­té de Dieu, même si pour lui comme pour tous les autres hommes reste sauf l’usage du droit d’agir sans contrainte au for externe public, afin de suivre la volon­té de Dieu.

Ajoutons que du point de vue de l’objet, il ne sau­rait y avoir de droit que pour agir confor­mé­ment à la volon­té de Dieu ou pour ne pas être contraint à agir contre sa conscience. Mais il n’y a aucun droit à agir selon sa conscience, en tant que telle, droite ou erro­née. Quant à dire que suivre une conscience erro­née est un abus du « droit de suivre sa conscience », c’est peut-​être ce qu’affirme Vatican II. Mais ce n’est pas du tout ce qu’affirme Léon XIII. Et cela reste à démon­trer, à par­tir de ce qu’enseigne le magis­tère. L’on ne sau­rait en tout cas s’appuyer sur ce que dit Léon XIII pour jus­ti­fier ce que dit Vatican II. DH ne peut donc trou­ver aucun fon­de­ment ni dans Libertas, ni dans Immortale Dei.

2.3 – Pie XI

13- Il est inutile de reve­nir en détail sur le pas­sage de l’Encyclique Mit bren­nen­der Sorge de Pie XI, où le père Basile croit décou­vrir la jus­ti­fi­ca­tion des ensei­gne­ments de DH. Toute l’analyse qu’il donne de ce texte est radi­ca­le­ment faus­sée, du fait que Pie XI y parle très pré­ci­sé­ment non du sujet mais de l’objet du droit, lequel ne sau­rait donc être que le droit d’exercer la seule vraie reli­gion, c’est à dire celle des catho­liques. Par consé­quent, Pie XI veut dire qu’en matière reli­gieuse, le seul droit d’expression pos­sible, dans la ligne de la loi natu­relle, est le pri­vi­lège exclu­sif de la vraie reli­gion et par­tant (si l’on veut pas­ser de l’objet au sujet du droit) des seuls catho­liques. Plus exac­te­ment, s’il est ques­tion du droit de tous les hommes et de tous les croyants, l’on peut dire, en effet, que tout homme a le droit natu­rel d’exercer la reli­gion, mais à condi­tion d’entendre par là la reli­gion catho­lique, qui est la seule vraie. En défi­ni­tive, cela revient à dire que tout homme a seule­ment le droit d’être catho­lique. Le pape dit en effet :

« Ne croit pas en Dieu celui qui se contente de faire usage du mot Dieu dans ses dis­cours, mais celui-​là seule­ment qui à ce mot sacré unit le vrai et digne concept de la Divinité ».

Or, seul celui qui pro­fesse la foi catho­lique rem­plit cette condi­tion. De ce fait, le père Basile ne peut s’appuyer sur ce pas­sage pour jus­ti­fier la liber­té reli­gieuse de DH.

2.4 – Pie XII

14 – Le père Basile [14] conteste l’explication que nous avons don­née du pas­sage de l’Allocution Ci riesce du 6 décembre 1953. Pie XII y dit en effet que « dans cer­taines cir­cons­tances il n’y a aucun droit d’interdire le mal et l’erreur ». Et le contexte semble indi­quer que ce pro­pos doive concer­ner seule­ment les indi­vi­dus en tant que tels, non les pou­voirs publics. Au demeu­rant, quand bien même l’affirmation de Pie XII concer­ne­rait aus­si ces der­niers, il s’agit tout au plus d’un devoir de tolé­rance, et d’un devoir qui, loin d’être uni­ver­sel et néces­saire, s’impose seule­ment en rai­son de cer­taines cir­cons­tances. Par exemple, c’était un devoir, pour le roi de France, à la fin du sei­zième siècle, de tolé­rer la pra­tique du cal­vi­nisme dans son royaume, car ne pas le faire n’aurait fait qu’aggraver une guerre civile déjà désas­treuse. Mais cela n’impliquait nul­le­ment un quel­conque droit à l’immunité de toute contrainte, de la part des pro­tes­tants. C’est pour­quoi, même si l’on admet que, par­lant à des juristes, et donc aux repré­sen­tants du pou­voir civil, Pie XII envi­sage le devoir des auto­ri­tés, et pas seule­ment celui des indi­vi­dus, on ne sau­rait déduire de ses pro­pos un argu­ment en faveur de la liber­té reli­gieuse. Le sophisme du père Basile consiste à pas­ser indû­ment du devoir (cir­cons­tan­cié et rela­tif) de tolé­rer au droit (uni­ver­sel et abso­lu, limi­té seule­ment par acci­dent) à l’immunité. Il est sans doute exact qu’à tout devoir cor­res­pond un droit, mais la cor­res­pon­dance envi­sa­gée ici par le défen­seur de DH n’est pas juste. Si les pou­voirs publics ont, dans cer­taines cir­cons­tances, le devoir de tolé­rer les adeptes des reli­gions fausses, il n’en résulte pas que ces der­niers soient déten­teurs d’un droit natu­rel qui serait au fon­de­ment du devoir de tolé­rer. Car la tolé­rance s’explique tou­jours, en tant que telle, en rai­son d’un mal plus grand à évi­ter. C’est pour évi­ter ce mal plus grand (la guerre civile) que l’autorité s’abstient de répri­mer, pro­vi­soi­re­ment, un mal moindre (l’exercice public du culte pro­tes­tant). Ce mal, quoique moindre, reste un mal et, loin de fon­der un quel­conque droit à la tolé­rance, mérite nor­ma­le­ment la répres­sion. Ce qui fonde le droit à la tolé­rance ne sau­rait être qu’un bien, et c’est pré­ci­sé­ment le bien d’un tiers, qui serait com­pro­mis, par acci­dent, à cause de la répres­sion. Cette com­pro­mis­sion du bien d’un tiers repré­sente en effet en cer­tains cas un mal pire que le mal qui appel­le­rait nor­ma­le­ment la répres­sion. C’est ain­si qu’une épouse digne et inno­cente a le devoir de tolé­rer son mari qui la trompe ou qui la bat ; mais ce devoir ne s’explique pas du tout parce que son mari aurait un droit à l’immunité, le droit natu­rel de ne pas être empê­ché de trom­per ou de battre son épouse. Cela s’explique en rai­son du bien supé­rieur de l’unité de la famille, qui, s’il était com­pro­mis, entraî­ne­rait des consé­quences graves pour les enfants. La sépa­ra­tion des époux repré­sente en l’occurrence un mal pire, car oppo­sé au plus grand bien de l’éducation, auquel les enfants ont droit. C’est ce droit des enfants qui est au fon­de­ment du devoir qui oblige l’épouse à tolé­rer l’époux indigne.

15 – Le père Basile écrit pour­tant que si l’autorité avait tou­jours le droit de répri­mer l’erreur, « alors, on com­met­trait une injus­tice envers celui qui est dans l’erreur, en l’empêchant de pra­ti­quer son erreur. C’est donc que cet adepte de l’erreur, ces cir­cons­tances, serait cou­vert par un droit, tout comme les parents infi­dèles qui éduquent leurs enfants dans l’erreur reli­gieuse » [15]. Comme nous venons de le mon­trer, s’il y a une injus­tice, ce ne peut être que celle dont pâtissent des tiers, en l’occurrence les autres citoyens, dont la paix serait empê­chée si les pou­voirs publics entre­pre­naient de répri­mer l’erreur, au prix d’une guerre civile. Mais il n’y aurait aucune injus­tice vis-​à-​vis de celui qui est dans l’erreur, car celui-​ci ne pos­sède aucun droit à la non-​répression. De manière com­pa­rable, si l’Eglise n’empêche pas les parents infi­dèles d’exercer leur auto­ri­té sur leurs enfants, et renonce donc à exi­ger que ces der­niers soient bap­ti­sés, ce n’est pas parce que ces parents auraient le droit natu­rel à ne pas être empê­chés d’élever leurs enfants dans l’infidélité, mais c’est en rai­son du droit natu­rel qu’ont les enfants de rece­voir de leurs parents tous les biens de la nature, comme ceux de la grâce. Ainsi que l’explique Cajetan [16], même s’il est vrai que les biens de la nature, avec l’éducation paren­tale qui les pro­cure, ne sont pas un bien supé­rieur par rap­port aux biens de la grâce, il reste aus­si que l’ordre de la grâce doit s’accomplir sans vio­len­ter celui de la nature. Voilà pour­quoi l’Eglise tolère les parents infi­dèles, en tant qu’infidèles, dans l’intérêt de leurs enfants, dans la stricte mesure où la sau­ve­garde de cet inté­rêt passe par le res­pect de l’ordre natu­rel. Le sophisme du père Basile – et de tous les défen­seurs de DH – consiste à pas­ser du devoir de tolé­rer au droit à l’immunité, comme si le pre­mier pré­sup­po­sait néces­sai­re­ment le second.

2.5 – Jean-​Paul II et Benoît XVI

16 – Nous avons mon­tré que le magis­tère post-​conciliaire de Jean-​Paul II et Benoît XVI « reven­dique la liber­té reli­gieuse comme un droit posi­tif d’expression, c’est-à-dire comme le droit d’exercer pour elle-​même la reli­gion que l’on tient pour vraie et pas seule­ment le droit à l’absence de toute coer­ci­tion de la part des pou­voirs civils » [17]. Le père Basile se contente de nier la réa­li­té de ce fait. Selon lui, dans les textes que nous avons cités, Jean-​Paul II ne par­le­rait jamais du « droit », mais seule­ment de la « liber­té » de faire ou d’agir. Or, cela est tout sim­ple­ment faux. Le texte que nous avons cité dit lit­té­ra­le­ment : « Le 1er sep­tembre 1980, en m’adressant aux chefs d’État signa­taires de l’Acte final d’Helsinki, j’ai tenu à sou­li­gner – entre autres – le fait que la liber­té reli­gieuse authen­tique exige que soient garan­tis aus­si les droits qui résultent de la dimen­sion sociale et publique de la pro­fes­sion de foi et de l’appartenance à une com­mu­nau­té reli­gieuse orga­ni­sée. […] De même ceux qui adhèrent aux diverses reli­gions devraient – indi­vi­duel­le­ment et en com­mu­nau­té – expri­mer leurs convic­tions et orga­ni­ser le culte ain­si que toute autre acti­vi­té par­ti­cu­lière en res­pec­tant aus­si les droits des autres per­sonnes qui n’appartiennent pas à cette reli­gion ou qui ne pro­fessent pas un cre­do » [18]. Le père Basile pré­tend pareille­ment que le texte de Benoît XVI cité par nous [19] parle non pas de « droit » mais de « liber­té » d’agir. Là encore, c’est tout sim­ple­ment faux. Le père Basile évite de don­ner l’intégralité de la cita­tion que nous avons faite et se contente d’en pro­duire un pas­sage qui pour­rait aller à l’appui de ses dires. Mais il suf­fit de lire dans son entier le texte que nous avons cité, pour s’apercevoir sans peine que Benoît XVI y parle expli­ci­te­ment d’un droit et d’un droit posi­tif : « Toute per­sonne doit pou­voir exer­cer libre­ment le droit de pro­fes­ser et de mani­fes­ter indi­vi­duel­le­ment ou de manière com­mu­nau­taire, sa reli­gion ou sa foi, aus­si bien en public qu’en pri­vé, dans l’enseignement et dans la pra­tique, dans les publi­ca­tions, dans le culte et dans l’observance des rites. Elle ne devrait pas ren­con­trer d’obstacles si elle désire, éven­tuel­le­ment, adhé­rer à une autre reli­gion ou n’en pro­fes­ser aucune. […] La règle­men­ta­tion inter­na­tio­nale recon­naît ain­si aux droits de nature reli­gieuse le même sta­tus que le droit à la vie et à la liber­té per­son­nelle, car ils appar­tiennent au noyau essen­tiel des droits de l’homme, à ces droits uni­ver­sels et natu­rels que la loi humaine ne peut jamais nier » [20]. Nous ne pou­vons donc qu’inviter le père Basile à relire atten­ti­ve­ment ces citations.

3 – L’objet du droit à la liberté religieuse

17 – Pour jus­ti­fier sa posi­tion, le père Basile fait état des consi­dé­ra­tions de Dom Baucher, dans le Dictionnaire de théo­lo­gie catho­lique : « En décré­tant cette tolé­rance, le légis­la­teur est cen­sé ne pas vou­loir créer au pro­fit des dis­si­dents le droit ou la facul­té morale d’exercer leur culte, mais seule­ment le droit de n’être pas trou­blés dans l’exercice de ce culte. Sans avoir jamais le droit de mal agir, on peut avoir le droit de n’être pas empê­ché de mal agir, si une loi juste pro­hibe cet empê­che­ment pour des motifs suf­fi­sants » [21]. Cette réflexion est sans doute inté­res­sante, mais elle est mal com­prise par le père Basile. Dom Baucher ne pose en prin­cipe aucun droit natu­rel à ne pas être empê­ché, mais envi­sage seule­ment un droit civil, qui serait la consé­quence d’une loi édic­tée en vue du bien com­mun et pour tenir compte du droit des autres à la paix sociale. Avant que cette loi fût édic­tée, les dis­si­dents n’avaient aucun droit, ni natu­rel, ni civil ; après pro­mul­ga­tion de la loi de tolé­rance, on peut par­ler (avec toutes les pré­cau­tions que réclame l’analogie) d’un « droit civil », dans la mesure où cette loi exige d’être res­pec­tée, en ce qu’elle accorde l’immunité. Le droit est donc for­mel­le­ment, ici comme tou­jours, celui du légis­la­teur, dont les mesures réclament leur mise en appli­ca­tion ; et on l’attribue seule­ment comme à son effet (pris au sens d’une « finis cui ») aux dis­si­dents qui ne sont pas empê­chés, dans la mesure où ils doivent béné­fi­cier de la déci­sion prise par l’autorité.

18 – Le père Basile revient ensuite sur la ques­tion des parents infi­dèles. « Les papes du XIXe siècle », dit-​il [22], « tout en refu­sant une liber­té de l’erreur ou du mal objec­tifs, c’est-à-dire un droit affir­ma­tif à l’erreur, connais­saient et pro­fes­saient par ailleurs un droit des parents infi­dèles à ne pas être empê­chés d’éduquer leurs enfants selon leurs convic­tions reli­gieuses, pour­tant fausses, un droit de pro­prié­té, même pour ceux qui usent mal de ce droit, un droit même pour les pécheurs – que tous les hommes sont – à ne pas être tués (tant qu’on est inno­cent de crime), etc. Par consé­quent, tout en refu­sant la liber­té comme droit affir­ma­tif d’agir mal, ils ne la refu­saient pas tou­jours comme un droit néga­tif pro­té­geant même un agir erro­né mau­vais ». Là encore, le père Basile se méprend sur la véri­table por­tée des ensei­gne­ments de saint Thomas, repris par les papes Pie IX et Léon XIII. Saint Thomas n’envisage pas un ins­tant un droit des parents à la liber­té de l’éducation, y com­pris en matière reli­gieuse. Il consi­dère que, en tant que tels, les enfants dépendent par nature (ou en ver­tu du droit natu­rel) de la rai­son de leurs parents. Si droit il y a, il s’agit donc du droit des enfants à rece­voir de la rai­son de leurs parents tous les dons de la nature et de la grâce. Et cela doit s’entendre toutes choses égales par ailleurs, c’est à dire étant sup­po­sé que les parents accom­plissent leur devoir en confor­mi­té avec l’intégrité du plan divin. C’est ici que la remarque de Cajetan est éclai­rante : « Deux points de vue s’observent chez les parents non-​chrétiens : d’une part, ils ont pour eux le droit natu­rel, qui leur confie le soin de leurs enfants et d’autre part, ils y ajoutent leur infi­dé­li­té, qui les conduit à éle­ver ces enfants dans une fausse reli­gion. Le deuxième point de vue est celui d’un mal : à cet égard, ces parents pèchent mor­tel­le­ment et méritent pour cela d’être pri­vés non seule­ment de leurs enfants, mais de leur propre vie et il serait juste de les faire dis­pa­raître ». Les parents n’ont donc aucun droit néga­tif à l’immunité. « Cependant, le pre­mier point de vue est celui d’un droit natu­rel. C’est pour­quoi, Dieu, lorsqu’il éta­blit l’ordre sur­na­tu­rel, pour qu’il per­fec­tionne l’ordre natu­rel, ne veut pas que soit vio­lé le droit natu­rel, bien que ceux qui abusent de ce droit méritent d’en être pri­vés » [23]. Les enfants gardent tout leur droit à rece­voir de leurs parents ce que Dieu veut leur accor­der par leur entre­mise, les biens de la nature comme ceux de la grâce. Quand bien même les parents contre­di­raient ce droit en s’opposant aux biens de la grâce, leurs enfants conservent encore le droit de rece­voir d’eux les biens de la nature. En effet, même s’il est vrai que ces biens de l’ordre natu­rel ne repré­sentent pas un bien supé­rieur par rap­port à ceux de l’ordre sur­na­tu­rel, il reste qu’ils leur sont néces­sai­re­ment liés, comme le per­fec­tible l’est à la per­fec­tion, même gra­tuite. Est donc tolé­rée la mau­vaise manière dont les parents rem­plissent leur devoir, pour sau­ve­gar­der le droit que pos­sèdent leurs enfants à rece­voir d’eux tout uni­ment et la nature et la grâce. Mais en tout cela, on ne trouve nulle trace, ni chez saint Thomas, ni chez Cajetan, d’un droit à l’immunité pour les parents.

19 – Le père Basile [24] nous reproche ensuite de « croire que la pro­cla­ma­tion d’un droit néga­tif (droit à ne pas être empê­ché d’agir) implique la pro­cla­ma­tion d’un droit affir­ma­tif (droit à agir) », alors que, selon lui, « c’est seule­ment la réci­proque qui est vraie ». Il nous reproche aus­si de mécon­naître « les lois de la contra­po­si­tion logique, et de croire que « la condam­na­tion d’un droit affir­ma­tif entraîne celle d’un droit néga­tif ». Nous n’avons rien écrit de tel, et il suf­fit de relire notre pro­pos, dont le père Basile donne d’ailleurs la cita­tion en note, pour s’en rendre compte. Nous avons écrit : « Il est bien dif­fi­cile de sépa­rer le droit à la liber­té reli­gieuse tel que le conçoit exac­te­ment Vatican II et le droit à la dif­fu­sion de l’erreur, car celui-​là appelle et contient inévi­ta­ble­ment celui-​ci » [25]. Nous nous sommes pla­cés au niveau des faits, comme l’indique un peu plus loin un autre pas­sage de notre étude, que le père Basile omet de citer : « Le droit néga­tif à ne pas être empê­ché cor­res­pond dans les faits au droit posi­tif de dif­fu­ser l’erreur. Sur ce point, la meilleure expli­ci­ta­tion du droit énon­cé par le Concile se trouve dans le magis­tère pos­té­rieur. Car celui-​ci reven­dique la liber­té reli­gieuse comme un droit posi­tif d’expression, c’est à dire comme le droit d’exercer pour elle-​même la reli­gion que l’on tient pour vraie et pas seule­ment le droit à l’absence de toute coer­ci­tion de la part des pou­voirs civils » [26]. Nous ne disons donc pas d’abord, comme pour énon­cer une règle de contra­po­si­tion logique et une véri­té abso­lu­ment uni­ver­selle, que « tout droit néga­tif implique un droit affir­ma­tif », pour faire ensuite l’application de cette loi au cas pré­cis de Vatican II. Nous nous conten­tons d’observer ce qu’il en est pré­ci­sé­ment dans le cas unique et sin­gu­lier de ce 21e concile œcu­mé­nique. S’il fal­lait rap­pe­ler un prin­cipe uni­ver­sel, ce serait plu­tôt celui d’après lequel, et confor­mé­ment à ce qu’enseigne la saine théo­lo­gie catho­lique, tout acte mora­le­ment mau­vais encourt ce que saint Thomas appelle un « rea­tus poe­nae », c’est à dire l’obligation morale de subir une peine, et que par consé­quent nul acte mora­le­ment mau­vais ne sau­rait faire l’objet d’un droit, ni posi­tif, pour s’exercer, ni même néga­tif, pour ne pas être empê­ché de s’exercer. Le seul « droit » que mérite un pareil acte est d’être empê­ché ou puni. Et ce « droit », ou, plus exac­te­ment, ce « rea­tus poe­neae » est méta­phy­si­que­ment incom­pa­tible avec le droit à l’immunité, puisqu’il en est le contraire abso­lu. D’autre part, si l’on ne sau­rait dire que tout agir mora­le­ment bon est l’objet d’un droit, en revanche, on doit bien recon­naître que l’objet d’un droit (néga­tif comme posi­tif) est tou­jours un agir mora­le­ment bon. Si donc l’on reven­dique un droit néga­tif à ne pas être empê­ché d’agir, l’agir en ques­tion est impli­ci­te­ment défi­ni comme un agir mora­le­ment bon. Et si cet agir est tel, rien ne s’oppose à ce qu’il fasse aus­si l’objet d’un droit posi­tif, droit d’agir et pas seule­ment d’être empê­ché d’agir. Et ce sont les faits qui prouvent qu’il en va bien ain­si, dans le cas pré­cis de la liber­té reli­gieuse : de l’aveu même de Jean-​Paul II et de Benoît XVI, celle-​ci fait l’objet d’un droit non seule­ment néga­tif mais encore posi­tif, et cela sup­pose que l’exercice public d’une reli­gion fausse est un acte mora­le­ment bon. Le sophisme du père Basile consiste donc à rai­son­ner comme si un agir mora­le­ment mau­vais (comme l’est la pro­fes­sion publique d’une reli­gion fausse) pou­vait faire l’objet d’un droit, pour­vu que ce droit fût tou­jours seule­ment néga­tif et jamais posi­tif. Nous lui deman­dons alors de nous expli­quer com­ment un acte mora­le­ment mau­vais pour­rait faire l’objet d’un droit, et, qui plus est, d’un droit natu­rel, ne serait-​il que néga­tif. Et s’il recon­naît, avec la saine théo­lo­gie catho­lique, que nul acte mora­le­ment mau­vais ne sau­rait être objet d’un droit, qu’en déduit-​il au nom des règles de la contra­po­si­tion logique ?

20 – Traitant de l’exercice et de l’abus du droit [27], le père Basile rap­pelle que le droit natu­rel ensei­gné par DH est celui de ne pas être empê­ché de dif­fu­ser la reli­gion que l’on croit en conscience vraie. Notre auteur pré­cise à cette occa­sion que l’homme pos­ses­seur de ce droit peut sans doute avoir une conscience erro­née, mais, ajoute-​t-​il, si quelqu’un n’est pas empê­ché de dif­fu­ser l’erreur ou de faire le mal, il y aurait seule­ment là un abus du droit à la liber­té reli­gieuse. Et, pour s’en tenir à ce qu’enseigne DH 2, § 2, cet abus du droit ne ferait pas perdre l’usage du droit. Mais n’est-ce pas jouer sur les mots et intro­duire la confu­sion ? Car enfin, même si l’homme est le sujet habi­li­té à user d’un droit, un droit ne sau­rait por­ter comme sur son objet que sur le vrai et le bien, et non pas sur ce que la conscience pré­sente comme tel. S’il est vrai que nul ne peut agir à l’encontre de sa conscience, il y a là seule­ment une condi­tion néces­saire, mais non suf­fi­sante, pour que cette action soit bonne et puisse ain­si faire l’objet d’un droit [28]. Il faut encore que la conscience se règle elle-​même sur la loi divine, natu­relle et posi­tive. Dire que nul ne peut agir à l’encontre de sa conscience n’implique nul­le­ment que cha­cun pos­sède le droit de ne pas être empê­ché d’agir selon sa conscience, car si celle-​ci est erro­née, l’action est mau­vaise et ne peut faire l’objet d’aucun droit. Lorsque la conscience erro­née n’est pas empê­chée de pro­fes­ser publi­que­ment sa reli­gion fausse, cette situa­tion équi­vaut non pas à l’abus mais à la cor­rup­tion ou à la des­truc­tion du droit. En effet, seule la vraie reli­gion peut faire l’objet d’un droit, tan­dis qu’une reli­gion fausse, même consi­dé­rée comme vraie par une conscience erro­née (fût-​elle même invin­cible dans son erreur) peut tout au plus faire l’objet d’une tolé­rance, mais jamais d’un droit pro­pre­ment dit.

21 – Le père Basile écrit plus loin que « si le droit à la liber­té reli­gieuse pro­tège celui qui pra­tique une erreur, en impli­quant que l’adepte de l’erreur garde le droit à l’immunité, cela est acci­den­tel à la défi­ni­tion de ce droit » [29]. En bonne logique, une consé­quence est acci­den­telle à un prin­cipe lorsqu’elle n’en pro­cède pas, mais sur­vient comme de l’extérieur, c’est à dire pour une autre rai­son. Par exemple, en tant que tel, le droit des parents à édu­quer leurs enfants n’implique pas l’enseignement d’une reli­gion fausse, car celui-​ci sur­vient pour une autre rai­son, non pas parce que les parents sont les parents, mais parce que, dans tel cas par­ti­cu­lier, tels parents se trouvent être des infi­dèles. En revanche, la liber­té reli­gieuse, telle que l’enseigne Vatican II, est défi­nie comme le droit de ne pas être empê­ché de pra­ti­quer non pas seule­ment la vraie reli­gion, mais toute reli­gion que la conscience regarde comme vraie ; du fait même de cette défi­ni­tion, si l’adepte de l’erreur garde le droit à l’immunité, cela est bel et bien une consé­quence non pas acci­den­telle mais essen­tielle au prin­cipe de la liber­té reli­gieuse, tel que l’enseigne DH.

22 – Le père Basile en vient enfin à l’objection qu’il vou­drait faire à notre étude [30]. Selon lui, nous aurions tort « de pen­ser que DH accorde par prin­cipe la liber­té à l’erreur. En effet, DH ne reven­dique pas spé­ci­fi­que­ment de droit pour les non-​catholiques comme tels. DH ne parle jamais pré­ci­sé­ment des reli­gions non catho­liques, et ne reven­dique direc­te­ment ni pour elles ni pour leurs adeptes comme tels aucun droit, pas même de droit néga­tif. […] En effet, DH accorde la liber­té par prin­cipe aux per­sonnes humaines ; ensuite, que ces per­sonnes pra­tiquent et dif­fusent l’erreur, c’est acci­den­tel : c’est un abus de leur droit à la liber­té. Cet abus, extrin­sèque à la reli­gion comme telle et au droit défi­ni par DH, se trouve pro­té­gé par le droit, ce n’est pas per se, mais per acci­dens ». Redisons encore ici que la per­sonne humaine est seule­ment le sujet, non l’objet du droit. Si l’on s’imagine que l’on évite de dire que DH accorde la liber­té à l’erreur, sous pré­texte que le droit à la liber­té n’est accor­dé qu’aux per­sonnes, c’est se payer de mots. De toutes façons, oui : qui d’autre que la per­sonne humaine pour­rait être le sujet d’un droit ? Mais ce n’est pas le sujet d’un droit qui défi­nit celui-​ci dans sa nature, en lui don­nant son espèce. C’est son objet. Or, DH reven­dique le droit de ne pas être empê­ché d’exercer publi­que­ment la reli­gion que la conscience regarde comme vraie : c’est là l’objet de ce droit, et c’est donc comme tel l’exercice public de toute reli­gion, vraie ou fausse, pour­vu qu’elle soit tenue pour vraie par la per­sonne qui la pro­fesse. DH accorde ain­si la liber­té, certes, aux per­sonnes comme au sujet du droit ; mais DH accorde aus­si et sur­tout la même liber­té aus­si bien à la véri­té qu’à l’erreur, comme à l’objet du droit. Par consé­quent, si les per­sonnes, sujet du droit, pra­tiquent et dif­fusent l’erreur, cela est essen­tiel au droit, car cela est son objet. Et le droit pro­tège cette dif­fu­sion de l’erreur non point par acci­dent mais par soi. Tous les déve­lop­pe­ments du père Basile n’y chan­ge­ront rien.

4 – Le fondement du droit à la liberté religeuse

23 – Le père Basile nous reproche encore ici [31] de mécon­naître l’adage selon lequel l’abus n’enlève pas l’usage du droit. Mais cela sup­pose qu’il y ait en effet un véri­table droit. Il est clair que l’objet d’un droit (par exemple l’exercice de la vraie reli­gion) demeure tou­jours tel, quand bien même les sujets de ce droit en use­raient mal (par exemple de mau­vais prêtres, qui pra­ti­que­raient la simo­nie). Mais l’exercice public d’une fausse reli­gion ne sau­rait faire l’objet d’un droit, quand bien même ceux qui exercent cette reli­gion fausse la regardent comme vraie à cause d’une conscience erro­née. Le père Basile nous objecte aus­si que lorsqu’un homme déchoit de sa digni­té morale, il abuse de son droit mais ne le perd pas pour autant. Nous disons pour notre part que la digni­té de la per­sonne humaine est une digni­té onto­lo­gique, qui se dit sur le plan de l’être et qui est donc anté­rieure à toute action. Elle ne peut donc fon­der un droit à l’immunité qui ne sau­rait être que pos­té­rieur à l’action. Ce qui fonde un devoir et un droit de poser une action bonne, c’est la nature humaine, telle qu’elle se prend concrè­te­ment en dépen­dance de sa fin, celle-​ci étant d’ordre surnaturel.

24 – Le père Basile revient ensuite sur l’argument qu’il croit pou­voir déduire du com­men­taire de Cajetan sur le pas­sage cité de saint Thomas (à pro­pos du bap­tême des enfants nés de parents infi­dèles). Nous ren­voyons ici à ce que nous avons dit plus haut, en notre n° 18. Ajoutons sim­ple­ment que ni saint Thomas ni Cajetan ne donnent aucun argu­ment en faveur d’un droit à l’immunité. Ils expliquent seule­ment qu’il serait contraire au droit natu­rel d’administrer le bap­tême aux enfants contre le gré de leurs parents. Il y a là l’application par­ti­cu­lière d’un prin­cipe géné­ral, selon lequel nul ne peut être contraint par la vio­lence à embras­ser la vraie reli­gion : l’enfant étant comme tel ordon­né à Dieu par l’intermédiaire de la propre rai­son de ses parents, faire vio­lence à ceux-​ci équi­vaut à lui faire vio­lence. Mais il n’en résulte nul­le­ment (et ni saint Thomas ni Cajetan ne veulent dire) que les parents auraient le droit de ne pas être empê­chés d’inculquer une reli­gion fausse à leurs enfants. Et si l’Eglise ne les en empêche pas, elle se contente de tolé­rer ce qui reste un mal, mais un mal moindre par rap­port au mal pire que repré­sen­te­rait le non-​respect du droit natu­rel. Ce droit natu­rel exige que l’on passe par l’intermédiaire des parents pour dis­pen­ser aux enfants les biens de la nature et de la grâce. Mais c’est tout : si les parents ont un droit natu­rel à ce rôle d’intermédiaire et ne doivent donc pas être empê­chés de le jouer, ce rôle n’a de sens que pour dis­pen­ser aux enfants les seuls biens que Dieu a pré­vu de leur don­ner, ceux de la nature et de la grâce. A ce sujet, la remarque sui­vante de saint Thomas est éclai­rante : « Procurer aux enfants des infi­dèles les sacre­ments du salut revient à leurs parents. Il y a donc pour eux péril si, en sous­trayant leurs petits enfants aux sacre­ments, il en résulte pour ceux-​ci un détri­ment en ce qui concerne le salut » [32]. Cela prouve bien que les parents n’ont aucun droit (ni posi­tif ni néga­tif) pour don­ner à leurs enfants ce qui serait contraire aux biens de la grâce.

5 – Le but du droit à la liberté religieuse

25 – Le père Basile nous reproche [33] de croire que « le but prin­ci­pal de la liber­té reli­gieuse selon DH serait d’agir selon sa conscience, la ques­tion de l’erreur n’important pas ». Selon lui, le vrai sens de DH serait que le but prin­ci­pal de la liber­té reli­gieuse est « de mettre l’homme dans les meilleures condi­tions pour accom­plir son obli­ga­tion (indi­vi­duelle et col­lec­tive) de suivre sa conscience et adhé­rer à l’unique vraie Église », le but du droit dont parle DH étant d’adhérer à la véri­té en le fai­sant selon sa conscience. Il suf­fit de nous relire [34] pour s’apercevoir que, loin d’avoir dit cela, nous nous sommes effor­cés de rendre un compte aus­si exact que pos­sible de la pen­sée de DH. Et nous avons ain­si mon­tré que celle-​ci est contra­dic­toire : com­ment en effet l’homme pourrait-​il accom­plir ses devoirs envers Dieu et adhé­rer à l’unique vraie Eglise dans une socié­té où règne­rait l’indifférentisme reli­gieux et où toute reli­gion, vraie ou fausse, joui­rait de l’immunité ? Si l’homme a le devoir d’adhérer à la vraie reli­gion, ce devoir ne peut s’accomplir qu’en confor­mi­té avec la nature sociale de l’homme, qui découle jus­te­ment de sa nature rai­son­nable et libre. DH pré­tend que l’homme puisse adhé­rer à la véri­té confor­mé­ment à ce qu’exige sa nature rai­son­nable et libre, mais au rebours de ce qu’exige sa nature sociale. Et de fait, confor­mé­ment à la nature sociale de l’homme, la mise en appli­ca­tion offi­cielle du droit à l’immunité a conduit au plu­ra­lisme reli­gieux, qui est la forme aujourd’hui uni­ver­selle de l’indifférentisme social, et conduit tou­jours plus à l’indifférentisme des individus.

6 – Les limites du droit à la liberté religieuse

26 – Le père Basile nous objecte que les fameuses « normes morales objec­tives », dont parle DH et qui devraient conduire à limi­ter le droit à la liber­té reli­gieuse, « peuvent être tout aus­si bien sur­na­tu­relles que natu­relles » [35]. Il serait déjà pour le moins inquié­tant qu’un texte conci­liaire res­tât ain­si déli­bé­ré­ment dans le vague, sur une ques­tion de telle impor­tance. Mais lais­sant ce point, nous nous conten­te­rons de poser à notre objec­tant la ques­tion à laquelle, du moins jusqu’ici, les repré­sen­tants atti­trés du Saint-​Siège n’ont jamais appor­té de réponse convain­cante : com­ment conce­voir un ordre moral sur­na­tu­rel où l’on accor­de­rait par prin­cipe aux hommes le droit de ne pas être empê­chés de pro­fes­ser publi­que­ment la reli­gion qu’ils regardent comme vraie, que celle-​ci soit en réa­li­té vraie ou fausse ? Les reli­gions fausses sont contraires au tout pre­mier com­man­de­ment de Dieu ; elles sont aus­si contraires aux com­man­de­ments du Christ, qui a pres­crit de bap­ti­ser au nom des trois Personnes de la Sainte Trinité, qui exige de croire tout ce que ses apôtres et leurs suc­ces­seurs ensei­gne­ront jusqu’à la fin des siècles, dans la dépen­dance de son unique vicaire, l’évêque de Rome, et qui impose sous peine de dam­na­tion éter­nelle l’appartenance à l’unique Eglise catho­lique romaine. Comment pourrait-​il y avoir un ordre moral objec­tif, sans tenir compte de ce droit divi­ne­ment révé­lé et donc sans empê­cher la pro­fes­sion publique des reli­gions fausses qui s’y opposent ? De deux choses l’une : soit DH recon­naît le droit à l’immunité aux adeptes de toutes les reli­gions et alors les limites dont elle parle ne sont pas celles de l’ordre moral objec­tif (qui ne sau­rait être que sur­na­tu­rel) ; soit ces limites sont bien celles de cet ordre moral sur­na­tu­rel et alors DH ne sau­rait recon­naître le droit à l’immunité que pour les seuls membres de l’Eglise catho­lique. Il suf­fit de relire atten­ti­ve­ment le texte de Dignitatis huma­nae, pour com­prendre en quel sens doit se résoudre cette alter­na­tive. Non, les limites dont parle DH 7 ne sau­raient être celles du véri­table ordre moral sur­na­tu­rel. DH 2 oblige à dire que ce sont celles d’un pseudo-​ordre natu­ra­liste. A moins de dire que DH est un texte intrin­sè­que­ment contra­dic­toire ; mais alors, cela nous donne un motif déjà suf­fi­sant pour ne pas l’accepter.

7 – Nos conclusions

27 – Nous main­te­nons ici, avec d’autant plus de rai­sons, ce que nous écri­vions dans le numé­ro de mars der­nier du Courrier de Rome : « Dignitatis huma­nae est contraire à la Tradition ». Que le père Basile ne s’en soit pas encore aper­çu n’est pas un motif suf­fi­sant pour le nier : magis ami­ca veri­tas. Les rares textes du magis­tère anté­rieur à Vatican II que l’on vou­drait allé­guer en faveur de la liber­té reli­gieuse, s’ils sont bien com­pris, ne four­nissent abso­lu­ment pas l’argument escomp­té et vont même dans le sens contraire à cette nou­velle doc­trine. Quanta cura repré­sente même la contra­dic­toire de Dignitatis huma­nae.

28 – Quant aux expli­ca­tions du père Basile, elles demeurent vaines, prin­ci­pa­le­ment pour trois raisons.

29 – Premièrement, elles ne font pas la dis­tinc­tion entre le sujet et l’objet du droit. Dire que c’est la per­sonne humaine et non pas l’erreur qui jouit du droit à l’immunité n’est pas une réponse, puisque cela revient à dire que c’est le sujet du droit qui jouit du droit, non l’objet du droit. En effet, la ques­tion posée, et à laquelle cette dis­tinc­tion ne répond pas, concerne pré­ci­sé­ment l’objet du droit. Le droit à l’immunité, tel que dépar­ti par DH à tout homme, a pour objet l’exercice public de toute reli­gion, vraie ou fausse, pour­vu seule­ment que l’homme la tienne (à tort ou à rai­son) pour vraie. Ce droit néga­tif a donc pour objet tout uni­ment la reli­gion vraie et les reli­gions fausses : c’est un droit néga­tif à l’erreur aus­si bien qu’à la vérité.

30- Deuxièmement, l’adage selon lequel « l’abus du droit n’enlève pas l’usage du droit » est employé par le père Basile au prix d’une péti­tion de prin­cipe. Car pour pou­voir appli­quer cet adage dans le cas de la liber­té reli­gieuse, il fau­drait d’abord com­men­cer par prou­ver que l’abus en ques­tion est bien celui d’un droit. Or, c’est le contraire qui est vrai. Sans doute, oui, ce n’est pas n’importe quel péché qui suf­fit à faire perdre par exemple l’usage du droit à la vie [36]. Ce sont seule­ment les péchés direc­te­ment oppo­sés à la vie qui font perdre ce droit. Mais il reste que le droit à la vie est dûment éta­bli comme tel. A l’inverse, l’immunité en matière de pro­fes­sion reli­gieuse, telle que la défi­nit DH, ne peut pas se défi­nir comme un droit. Car pré­ci­sé­ment, l’exercice d’une reli­gion fausse consti­tue non pas l’exercice abu­sif d’un droit, mais un péché direc­te­ment oppo­sé à la reli­gion, et la néga­tion même du droit, qui ne sau­rait avoir pour objet que l’exercice de la vraie religion.

31 – Enfin troi­siè­me­ment, et plus pro­fon­dé­ment, les expli­ca­tions du père Basile pré­sup­posent que l’objet du droit est non pas ce qui est vrai et bien, mais ce que la conscience pré­sente comme vrai et bien. Ce pré­sup­po­sé sub­jec­ti­viste et rela­ti­viste cor­res­pond à une prise de posi­tion phi­lo­so­phique. Jamais ni le magis­tère de l’Eglise ni la sainte théo­lo­gie ne l’ont admis, du moins jusqu’à Vatican II. Même encore dans l’Encyclique Pacem in ter­ris, Jean XXIII parle pré­ci­sé­ment (c’est ce que l’on peut lire dans le texte ori­gi­nal en latin) d’un droit de l’homme à exer­cer « la reli­gion » et non pas « sa reli­gion ». Il est dit en effet : « In homi­nis juri­bus hoc quoque nume­ran­dum est ut et Deum ad rec­tam conscien­tiae suae nor­mam vene­ra­ri pos­sit, et reli­gio­nem pri­va­tim publi­ceque pro­fi­te­ri ». Dans la note 26 de son étude de juillet 2013 [37], le père Basile cor­rige ce texte et parle du droit de pro­fes­ser « sa reli­gion », alors que le pape parle exac­te­ment du droit de pro­fes­ser « la reli­gion », et ce confor­mé­ment à ce que repré­sente « la règle droite de la conscience », c’est à dire la règle d’une conscience non erro­née. La cor­rec­tion fau­tive intro­duite par le père Basile est symp­to­ma­tique de cette défor­ma­tion d’esprit, qui conduit à envi­sa­ger les choses d’un point de vue avant tout subjectif.

32 – Cette défor­ma­tion d’esprit est le propre de la pen­sée moderne. Faut-​il s’étonner de la voir sévir à ce point aujourd’hui dans l’Eglise, même chez les meilleurs esprits, dès lors que l’intention du der­nier concile œcu­mé­nique fut jus­te­ment d’exprimer la foi de l’Eglise sui­vant les modes de recherche et de for­mu­la­tion lit­té­raire de la pen­sée moderne [38], et de redé­fi­nir la rela­tion de la foi de l’Eglise vis-​à-​vis de cer­tains élé­ments essen­tiels de cette pen­sée [39]?

Abbé Jean-​Michel Gleize (N.B.)

Notes de bas de page
  1. BV1, P. 289.[]
  2. BV1, p. 299.[]
  3. Sur les quelques 3000 pages de la thèse parue en 1995 (1e édi­tion) et 1998 (2e édi­tion), où le père Basile tente de pré­sen­ter le droit à la liber­té reli­gieuse comme le déve­lop­pe­ment doc­tri­nal homo­gène de la Tradition de l’Eglise, on pour­ra se repor­ter à l’étude de notre confrère, mon­sieur l’abbé Guy Castelain, « Un roman sur la liber­té reli­gieuse » dans Fideliter n° 133 de janvier-​février 2000, p. 5–11.[]
  4. CDR, § 8.[]
  5. Mgr Lefebvre, J’accuse le Concile, 1976, p. 9[]
  6. BV2, I).[]
  7. CDR, § 11.[]
  8. BV2, I), A), b).[]
  9. Benoît XVI, « Discours à l’union des juristes catho­liques ita­liens le 9 décembre 2006 », DC n° 2375, p. 214–215.[]
  10. Saint Pie X, Vehementer nos du 11 février 1906 dans Actes de saint Pie X, la Bonne Presse, t. II, p. 127.[]
  11. Saint Pie X, Notre charge apos­to­lique du 25 août 1910 dans Enseignements pon­ti­fi­caux de Solesmes, La Paix inté­rieure des nations, n° 430.[]
  12. Léon XIII, Encyclique Libertas du 20 juin 1888 dans Enseignements pon­ti­fi­caux de Solesmes, La Paix inté­rieure des nations, n° 215.[]
  13. BV2, I), B).[]
  14. BV2, I), D).[]
  15. BV2, ibi­dem.[]
  16. CDR, § 24.[]
  17. CDR, § 12–15.[]
  18. CDR, § 11 : Jean-​Paul II, « Message du 8 décembre 1987 pour la Journée mon­diale 1988 de la paix », DC 1953, p. 2–4.[]
  19. Le père Basile donne une réfé­rence inexacte à notre étude : nous citons Benoît XVI au § 14, et non comme il le pré­tend au § 15.[]
  20. Benoît XVI, « Message du 8 décembre 2010 pour la Journée mon­diale 2011 de la paix », DC n° 2459, p. 4–5.[]
  21. BV2, II), A), 1), 1), 4°), citant Dom Joseph Baucher (1866–1929), « Liberté » dans DTC, t. IX (1926), col. 701.[]
  22. BV2, II), A), 1), 1), 5°).[]
  23. Cajetan, Commentaire sur la Somme théo­lo­gique de saint Thomas, 2a2ae pars, ques­tion 10, article 12, n° VI, cité dans CDR, § 24.[]
  24. BV2, II), A), 1), 2).[]
  25. CDR, § 10.[]
  26. CDR, § 12.[]
  27. BV2, II), B), 1), 1).[]
  28. Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, 1a2ae, ques­tion 19, articles 5 et 6, ain­si que le numé­ro de décembre 2013 du Courrier de Rome.[]
  29. BV2, ibi­dem.[]
  30. BV2, II), B), 1), 2).[]
  31. BV2, III), A).[]
  32. Somme théo­lo­gique, 2a2ae, ques­tion 10, article 12, ad 5.[]
  33. BV2, IV), A).[]
  34. CDR, § 4–6 et 20–22.[]
  35. BV2, V), B).[]
  36. BV2, 6e conclu­sion.[]
  37. BV1, p. 294.[]
  38. Jean XXIII dans DC n° 1387, col. 1382–1383 et DC n° 1391, col. 101.[]
  39. Benoît XVI, dans DC n° 2350, col. 59–63.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.