A la Vierge, il ne sera pas donné de s’avancer pour soulager son Fils. La Vierge ne protège pas : elle donne.
Là est son courage et sa fidélité à la volonté de Dieu.
Depuis le début de la vie publique de Jésus, Marie s’était tenue à l’écart, pour faire place à la nouvelle famille de Jésus, celle de ses disciples. Qui en effet sont ses frères, ses sœurs, sa mère, sinon ceux qui accomplissent la volonté de Dieu (Mt 12, 50) ? Devant ces liens spirituels mystérieux mais ô combien plus forts que ceux du sang, Marie s’était effacée. Car l’annonce de l’Évangile, elle en avait bénéficié dès l’aurore du Salut. Il lui avait été dit : Voici, tu vas concevoir et enfanter un fils… Il sera grand… le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père (Lc 1, 31s). Elle avait aussi entendu, au temple, les paroles prononcées par Siméon : Voici qu’Il est placé pour la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël, et pour être un signe en butte à la contradiction. Et le saint vieillard avait ajouté : Et toi aussi, un glaive à double tranchant te transpercera le cœur. De même qu’Adam eut Ève pour auxiliaire de son premier péché, ainsi Jésus, le nouvel Adam, voulait avoir Marie, nouvelle Ève, comme auxiliaire pour racheter l’humanité : Et toi aussi, un glaive à double tranchant te transpercera le cœur. La voici donc, aujourd’hui, aux côtés de Jésus, sur le chemin douloureux du calvaire.
Effrayée, elle constate toute la violence, la haine et le mépris dont Jésus est l’objet. Tout n’est que brouhaha autour d’elle, et tout la frappe droit au cœur. La foule vocifère, les bourreaux s’acharnent, les blasphèmes fusent. Du plus profond de son âme, elle fait siennes les paroles du psalmiste : Les gémissements de la mort m’ont entourée ; les douleurs de l’enfer m’ont environnée (Ps 17, 5). Mais dans son cœur, Marie a conservé la parole que l’ange lui avait dite quand tout avait commencé : Sois sans crainte, Marie (Lc 1, 30). Les disciples se sont enfuis, elle non. Elle est là, avec son courage et sa fidélité, avec sa foi qui résiste dans l’obscurité : Heureuse, toi qui as cru (Lc 1, 45).
En ce regard de foi qui soutient son effroi, une autre parole prophétique, tel un rai de lumière, jaillit en son esprit : Maltraité, il s’humilie ; comme un agneau conduit à l’abattoir, il n’ouvre pas la bouche (Is 53, 7). Alors, tout à coup, le silence de son Fils l’envahit tout entière ; la foule n’est plus rien, le bruit n’existe plus, il n’y a plus que Jésus ; Jésus et elle.
Certes, maltraité par les hommes et conduit à l’abattoir, Jésus lui fait partager son opprobre. Nombre de regards haineux et méprisants la dévisagent, s’interrogeant sur cette femme qui a enfanté un tel monstre d’humanité. Si autrefois, de la foule qui suivait Jésus, une voie s’était exclamée : Heureuses les entrailles qui t’ont porté, le sein qui t’a allaité (Lc 11,27), qui désormais oserait le dire de la mère d’un condamné, à tel point méprisé ? Mais tous ces regards, ô combien faux, ne sont plus rien aux yeux de Marie : dans ce silence qui s’est établi en elle, seul compte le regard de Jésus.
En ce regard, lui revient à la mémoire l’affreuse souffrance éprouvée lors de la perte et du recouvrement de l’enfant Jésus au temple. Dans son angoisse d’alors, le sol lui avait semblé se dérober sous ses pieds. Aujourd’hui, tandis que son Fils se dirige vers la mort, elle saisit toute la portée prophétique de ce souvenir douloureux. Éplorée, elle l’avait cherché, et le Christ lui avait répondu : Ne saviez-vous pas que je me dois d’être aux affaires de mon Père ? (Le 2, 49) Cette parole, sur l’heure, elle ne la comprit point (Lc 2, 50). Voici qu’elle prend désormais tout son sens. Son chemin du Calvaire n’est autre que celui de la Pâque, c’est-à-dire du passage vers le Père. Pour y entraîner à sa suite ceux que son Père lui a donnés (Jn 17, 2) mais qui ont péché, Jésus ploie sous le poids de la croix.
À Dieu outragé, Il veut rendre justice ; nos péchés, Il veut les réparer, pour nous emmener avec lui. Aussi porte-Il le fardeau de l’humanité, pour expier nos fautes en sa chair. Plus que jamais, le voici donc aux affaires de son Père. Unie au cœur de son divin Fils, Marie ne fait plus qu’un avec la volonté de Jésus, avec le divin dessein. Elle aussi, la voici donc tout entière aux affaires de son Père ; et, pour nous, elle pleure. En son âme et sans un mot, par son seul regard tout d’imploration, Jésus lui dit ce qu’il dira dans un instant aux femmes de Jérusalem : Ne pleurez pas sur moi, mais sur vos enfants (Lc 23, 28). Et c’est pour nous pécheurs que désormais Marie pleure, pour nous ramener dans sa maison, dans la maison du Père. Déjà, pour nous, elle agit en mère.
Voici donc Marie convoquée par son divin Fils à se comporter en nouvelle Ève, à devenir mère de tous les vivants (Ge 3, 20), de cette vie d’éternité qui fera l’humanité rachetée. Il lui faut donc, elle le sent, faire à rebours le geste de la première Ève. Cette dernière, de l’arbre verdoyant du premier paradis, avait pris le fruit si agréable à la vue (Ge 3, 6), mais interdit. Elle l’avait pris pour l’offrir (ibid.), et par son offrande, la mort était entrée dans le monde (Ro 5, 12). Sous le coup de cette terrible sentence de mort, l’arbre verdoyant du premier paradis s’est comme desséché pour n’avoir désormais plus rien d’attrayant, loin s’en faut : il est devenu pour la deuxième Ève un bois honni, ce bois horrible de la croix, bois mort par excellence… Sur ce bois, Marie doit, par son offrande, replacer le fruit qui seul lui rendra vie. Et quel fruit ! Loin d’être agréable à la vue, il n’est que blessures et meurtrissures ; en lui, ni forme ni beauté pour attirer nos regards, aucun attrait pour exciter notre amour (Is 53, 2). Et ce fruit, fruit de réparation et de rédemption, n’est autre que le fruit de ses entrailles, son enfant à elle, Marie ! Mais ce fruit, elle le sent, elle le sait, elle le lit dans le regard-même de son Fils, ce fruit, il lui faut elle aussi l’offrir. Il lui faut offrir à la mort ce fruit de vie qui n’est autre que son propre Fils. Il lui faut, par son offrande, comme le placer sur le bois de la croix. Jésus l’en implore, parce que Dieu le lui demande.
Le cœur maternel de Marie en est tout transpercé. S’il n’est pas tous les jours facile à une mère d’être donnée pour le bien de son enfant, combien il lui est difficile de donner son enfant ! Mais le donner à la mort ! Y a‑t-il souffrance plus cruelle que celle d’une mère perdant le fruit de son sein ? Or cette souffrance, Marie doit la vouloir ; non seulement l’accepter, mais la vouloir. Le fruit de ses entrailles, devenu aujourd’hui le fruit du bois rédempteur, il lui revient de l’offrir avec cette même détermination d’amour qui habite le cœur de Jésus (cf. Jn 15, 13). Réparer le geste de celle qui la première a désobéi est aussi à ce prix : Marie doit ne faire qu’un avec la divine volonté, toute de rédemption. Et dans ce face-à-face, ou plutôt dans ce cœur-à-cœur de la quatrième station du chemin de croix, Marie à nouveau dit Fiat, pour nous elle dit oui.
Pour nous, elle devient cette mère qui, par ses pleurs, enfante dans la douleur (Ap 12, 2). Et quelle douleur ! Y en a‑t-il plus déchirante pour le cœur d’une mère ? Toute mère préférerait souffrir et même mille fois mourir à la place de son fils, pourvu que ce dernier soit épargné ! Mais à la Vierge, il ne sera pas donné de s’avancer pour soulager son Fils : c’est au Cyrénéen qu’il reviendra de décharger quelque peu Jésus du poids de sa croix, à Véronique qu’il sera donné d’essuyer le visage maculé. La Vierge, elle, ne protège pas : elle donne. Elle donne son Fils unique, pour que ses nombreux autres fils soient protégés du juste châtiment divin. Elle donne, et son inaction volontaire est tout son supplice. À ce terrible spectacle, par avance, le prophète Jérémie déjà s’exclamait : A qui te comparer, à qui t’assimiler, fille de Jérusalem ? A qui t’égaler pour te consoler, fille de Sion ? Ta douleur est immense comme la mer (Lm 2, 13).
Quant à toi, pécheur, laisse résonner en ton cœur les gémissements d’une telle mère : Ô vous tous qui passez par le chemin, regardez s’il est douleur semblable à ma douleur ! (Lm 1, 12). Écoute-la, c’est désormais à toi qu’elle adresse des mots, autrefois dits à son Fils en une tout autre circonstance ; regardant tes péchés, elle te dit : Mon enfant, pourquoi nous as-tu fais cela ? Vois, ton père et moi, dans l’angoisse, te cherchions (Lc 2, 48). Ô Notre-Dame des sept douleurs, avec le Père éternel qui dans le premier jardin s’en vint à la recherche d’Adam pécheur, veuillez toujours partir à ma recherche si, loin de vous, je m’égare et me mets à tomber. Aujourd’hui, laissez-moi vous redire ces autres paroles, entendues de votre cousine Élisabeth : Bienheureuse, toi qui as cru (Lc 1, 45). Beaucoup plus qu’à la Judith de l’ancienne Alliance, libérant son peuple de la férule d’Holopherne, c’est à vous, ô Notre Dame de l’Alliance nouvelle, que nous voulons dire ces mots de l’Ancien Testament : Pour nous, vous n’avez pas épargné votre propre vie, en voyant les angoisses et tribulations de votre peuple. Mais vous avez empêché sa ruine, en présence de notre Dieu (Jd 13, 22–25).
Source : Lou Pescadou n° 219