Via crucis (9) – Jésus tombe pour la troisième fois

« Rougis donc, ô cendre orgueilleuse : un Dieu s’humilie, et toi tu t’élèves ! » Saint Bernard 

L’ultime chute de Jésus se pro­duit à quelques mètres du lieu de la cru­ci­fixion, tan­dis que le Christ s’engage sur le léger déni­ve­lé for­mant le pro­mon­toire natu­rel du Calvaire. À n’en pas dou­ter, cette chute est celle qui coûte le plus à la nature humaine de Jésus, tel­le­ment elle est épui­sée de par tout le sang déjà versé.

À voir Jésus ain­si affa­lé de tout son long, comme réduit à rien, les Pharisiens et les princes des prêtres s’enfoncent tou­jours davan­tage dans leur délec­ta­tion mau­vaise. Ils croient triompher !

Il leur avait sem­blé que Jésus bra­vait leur puis­sance, tan­dis qu’il chas­sait les ven­deurs du temple et se posait ain­si en réfor­ma­teur du culte (Jn 2, 18). Oui, vrai­ment, Il avait sem­blé s’opposer à eux, les déten­teurs de la Loi, lorsqu’il osait gué­rir les jours de sab­bat (Jn 5, 10–12). Dès lors, se sen­tant mena­cés, crai­gnant pour leur pou­voir et leur auto­ri­té incon­tes­tée tel­le­ment elle se fai­sait craindre, ils étaient par­tis dans une lutte sans mer­ci contre lui, pré­ci­sé­ment parce qu’il ne les crai­gnait pas, parce qu’il ne fai­sait pas acte de sou­mis­sion à leur endroit. Il avait même osé se décla­rer plus grand qu’eux, en se fai­sant Fils de Dieu (Jn 5, 18). Or l’orgueilleux ne sup­porte nul­le­ment une gran­deur autre que la sienne, elle n’est à ses yeux que riva­li­té. Aussi, contre Jésus et ses dis­ciples, ils avaient pro­non­cé l’excommunication (Jn 9, 22). Mais rien n’y fai­sait, la foule n’avait pour lui que dévo­tion. Il fal­lait que cela cesse, la sur­vie de leur pou­voir était à ce prix, avaient-​ils dit : Si nous le lais­sons faire, tous croi­ront en lui, et les Romains détrui­ront notre ville et notre nation (Jn 11, 48). Et le grand-​prêtre Caïphe avait froi­de­ment répon­du : Il est de votre inté­rêt qu’un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse pas (Jn 11, 50). Ces hommes pétris d’orgueil, dans leur folle envie de prendre le des­sus sur un Dieu incar­né pour nous, n’avaient trou­vé d’autre voie que de le condam­ner à mort !

Alors que désor­mais Jésus est à terre, sem­blable à un ver et non plus à un homme, opprobre des hommes et rebut du peuple (Ps 21, 7), ces Pharisiens jubilent, croyant tenir leur revanche. Sous leur pres­sion, cette foule qui hier encore l’adulait venait de récla­mer sa condam­na­tion (Mt 27, 20). Et dans un ins­tant, ils voci­fé­re­ront leur haine contre le cru­ci­fié, en un cri qu’ils croi­ront de vic­toire : Il en a sau­vé d’autres, il ne peut se sau­ver lui-​même ! Il est roi d’Israël, qu’il des­cende main­te­nant de la croix, et nous croi­rons en lui ! Il a mis sa confiance en Dieu ; s’il l’aime, qu’il le délivre main­te­nant, car il a dit : Je suis Fils de Dieu ! (Mt 27, 42–43 ; cf. Ps 21, 9).

Ô drame de l’orgueil ! Mené à ton comble, tu ne places ta gran­deur qu’à écra­ser les autres, tu n’as pour triste joie que le rabais­se­ment de celui qui n’est pas toi. Plus qu’aucun autre, ces Pharisiens, ces scribes et ces Anciens (Mt 27, 41), ces grands prêtres qui ont détour­né la gran­deur de Dieu à leur propre compte, tous ceux-​là sont l’incarnation de ce ter­rible vice. L’amour de soi y rime avec le mépris d’autrui ; il mani­pule ceux qui lui sont sou­mis, il lutte à mort contre qui mena­ce­rait sa suprématie.

A domi­ner ain­si, l’orgueilleux se croit vivant, il se croit puis­sant, mais déjà il est mort ! Il s’est fer­mé à tout ce qui le trans­cende, et même de la Vérité il ne veut pas. Car même elle, il la croit en sa puis­sance, habi­tué qu’il est à la mani­pu­ler, pour mieux domi­ner. Ce que fai­sant, il s’enfonce tou­jours plus dans les ténèbres du men­songe et de la mort, en ces lieux ô com­bien loin de Dieu où règne le Père du men­songe, le Prince des ténèbres.

Si seule­ment ces Pharisiens avaient écou­té l’avertissement du saint homme Job ! Assis sur son tas de fumier, dépouillé de toute humaine digni­té, sa gran­deur de cœur n’en appa­rais­sait qu’avec plus de splen­deur. Saisi par la trans­cen­dance de Dieu, il fus­ti­geait ain­si l’orgueil : Depuis l’origine, depuis que l’homme a été pla­cé sur terre, le triomphe des méchants est de courte durée, et la joie de l’impie n’est que d’un ins­tant. Que son orgueil s’élève jusqu’au ciel, que sa tête atteigne les nues, il fini­ra par dis­pa­raître comme du fumier, et ceux qui l’avaient vu diront : où est-​il ? (Jb 20, 4–6) Satan lui-​même avait été la pre­mière illus­tra­tion de cette impa­rable sort : Tu étais le sceau, l’i­mage de Dieu, le carac­tère de sa res­sem­blance ; tu as été dans les délices du para­dis de Dieu ; tu étais un ché­ru­bin pro­tec­teur, aux ailes éten­dues, et je t’ai pla­cé sur la sainte mon­tagne de Dieu… Et tu as péché ! … Ton cœur s’est éle­vé dans ton éclat, tu as per­du la sagesse dans ta beau­té, et je t’ai pré­ci­pi­té à terre. Je ferai sor­tir du milieu de toi un feu qui te dévo­re­ra, et je te rédui­rai en cendres sur la terre, aux yeux de tous ceux qui te ver­ront (Ez 28, 12–19).

Oui, les Pharisiens comme les Anciens avaient enten­du ces leçons. Mais pré­ci­sé­ment, le superbe se ferme à toute sorte de leçon. De la part de l’intelligence, ce n’est là que démence : Se disant sage, ils sont deve­nus fous (Ro 1, 22).

Et saint Jean Chrysostome d’insister : « Quoi de plus insen­sé que de résis­ter à Dieu, de vou­loir lui faire la guerre ? Quoi de plus insen­sé que d’avoir pour enne­mi non pas un homme, non pas un ange, mais Dieu en per­sonne, et d’oser le pro­vo­quer en duel ? »

Au chan­ge­ment de vie de l’orgueilleux, l’enseignement est donc impuis­sant ; il y faut l’humiliation. Aussi le Christ, en sa Rédemption, a‑t-​Il vou­lu la prendre sur lui, en notre nom. Dieu, deve­nu homme par­mi les hommes, a vou­lu s’anéantir lui-​même, et nous le voyons là, gisant à terre, humi­lié et bafoué. À l’orgueilleux, Dieu avait dit : Je te pré­ci­pi­te­rai à terre, je te rédui­rai en cendre. Ainsi Adam, notre pre­mier père en huma­ni­té comme en orgueil, avait été chas­sé du jar­din d’Eden, puis voué à retour­ner en terre, à rede­ve­nir pous­sière (Ge 3, 19). Et voi­ci Jésus, le nou­vel Adam, gisant pour nous à terre. Oui, vrai­ment, nous l’avons vu mépri­sé, le der­nier des hommes (Is 53, 2–3) ; quia ipse voluit, chante à satié­té la litur­gie, parce que lui-​même l’a vou­lu (Is 53,7). Il l’a vou­lu pour notre salut, ain­si que l’avait pré­dit Jérémie : Il ten­dra la joue à celui qui le frappe, il sera ras­sa­sié d’opprobres (Lm 3, 30). Et de même Isaïe : J’ai livré mon dos à ceux qui me frap­paient, mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas déro­bé ma face aux outrages et aux cra­chats (Is 50, 6). Le plus éton­nant est peut-​être que, mau­dit, il ne mau­dis­sait pas ; mal­trai­té, il ne mena­çait pas ( 1 P 2, 23). Saint Pierre en explique aus­si­tôt la rai­son ; Il a lui-​même por­té nos péchés en son corps sur le bois afin que, morts au péché, nous vivions pour la jus­tice (1 P 2, 24).

« Rougis donc, ô cendre orgueilleuse : un Dieu s’humilie, et toi tu t’élèves ! » (St Bernard). Écoute ici-​bas son appel à la conver­sion, afin de ne pas entendre dans l’au-delà ta condam­na­tion. Car, sache- le, l’homme hau­tain est en abo­mi­na­tion au Seigneur (Pr 16, 5). Mais, pour te mon­trer la voie et méri­ter pour toi, Il s’est humi­lié. Écoute donc sa voix : Tu dis : je suis riche en mérites et n’ai besoin de per­sonne ; et tu ne sais pas que tu es à plaindre, que tu es misé­rable, pauvre, aveugle, et nu (Ap 3, 17). Si tu te voyais tel que tu étais, tu te déplai­rais, et ain­si tu com­men­ce­rais à me plaire. Mais parce que tu t’aveugles sur toi-​même et refuse de te voir tel que tu es, tu te plais et tu me déplais. Prends garde, car si tu ne t’humilies, vien­dra un temps où tu ne plai­ras ni à toi ni à moi ; à moi, parce que tu as péché ; à toi, parce que tu brû­le­ras éternellement.

Ô Jésus, qui tom­bez la face contre terre, apprenez-​moi par vos mérites à tom­ber moi aus­si la face contre terre. Puissé-​je recon­naître mon néant de créa­ture devant votre Majesté divine, et chan­ter ain­si avec Marie son Magnificat. Mais il me fau­dra pour cela com­men­cer par prier avec David son Miserere (Ps 50), pour confes­ser dans l’humilité toutes ces fois où je met­tais mon bon­heur à offen­ser votre hon­neur. Ainsi seule­ment pourrai-​je pré­pa­rer vos voies en moi, puisque Vous résis­tez aux superbes et don­nez votre grâce aux humbles (1 P 5, 5 ; Je 4, 6).

Source : Lou Pescadou n° 224

FSSPX

M. l’ab­bé Patrick de la Rocque est actuel­le­ment prieur de Nice. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions théo­lo­giques avec Rome entre 2009 et 2011.