De même que le Christ ne pouvait ressusciter sans être d’abord enseveli, ainsi nous ne pouvons vivre à Dieu, par la puissance du Christ, que si nous mettons au tombeau le vieil homme qui est en nous. Les grâces du Carême vont nous y aider.
Tout était allé très vite après la mort de Jésus. Avant même que celle-ci ne fût constatée, les juifs avaient demandé à Pilate qu’on enlevât les corps (Jn 19, 31). En effet l’habitude romaine consistait, en terres occupées, à laisser les cadavres sur le gibet en proie aux oiseaux ou à la putréfaction, afin qu’à travers ce trait effrayant, l’exemple donné fût plus éclatant. Mais une telle barbarie s’opposait formellement à la loi juive, providentiellement énoncée : le crucifié devait être descendu du gibet le jour-même de sa crucifixion – quitte à achever le supplicié – afin que ne soit souillé le caractère sacré de la Terre Promise (Dt 21, 22–23). Aussi les juifs vinrent-ils demander à Pilate qu’on respectât leur loi, ce qui fut accordé. C’est ainsi que le corps de Jésus put ensuite être remis à Marie, à la demande de Joseph d’Arimathie (Mc 15, 43). Mais là encore, le temps pressait, car c’était la préparation de la Pâque, et il était grand, ce jour de sabbat (Jn 19, 31). Bientôt donc, avec la nuit tombée, il serait impossible de se déplacer sans enfreindre la loi sabbatique (Ex 16, 23–29). Aussi fallait-il aller au plus vite pour l’ensevelissement, et saint Jean rapporte cet empressement : Ils prirent le corps de Jésus et le lièrent de bandelettes avec des aromates, selon la manière d’ensevelir chez les Juifs. Or il y avait un jardin au lieu où II avait été crucifié et, dans ce jardin, un tombeau neuf où personne n’avait été mis. C’est donc là, à cause de la Préparation des Juifs, le tombeau étant proche, qu’ils mirent Jésus (Jn 19, 40–42).
Voici donc le corps de Jésus enseveli, le tombeau refermé, et bientôt déserté. Les proches de Jésus durent en effet bien vite s’en retourner et, pendant le sabbat, demeurer en repos selon le précepte (Lc 23, 56). Déserté ? Pas tout à fait : les Pharisiens, malgré le dernier soupir de Jésus, continuent à avoir peur du Crucifié. Sa mort a déchiré le voile du temple, obscurci le ciel, ébranlé la terre. Et surtout, le spectre de sa possible résurrection les hante : ne l’avait-Il pas annoncée ? Toujours à leur demande donc, les sceaux de l’État sont apposés sur le sépulcre de Jésus, et nuit et jour les soldats le gardent (Mt 27, 66).
Pauvres pharisiens ! Que peuvent donc les scellés, que peuvent les armées pour empêcher l’Auteur de la Vie de briser les chaînes de la mort ? Pour sûr, ces hommes sont à l’opposé du regard que Marie porte sur le tombeau désormais fermé. Malgré la rapidité de l’ensevelissement, la très sainte Vierge n’en avait perdu aucun instant, et méditait maintenant toutes ces choses en son cœur. Chaque détail alimentait sa prière. Ainsi, Celui qui était descendu du Ciel dans le sein de la Vierge Marie, le voici désormais descendu dans le sein de la terre, en un tombeau lui aussi vierge, où personne n’avait été mis (Jn 19, 41 ; Lc 23, 53). « De même que ni avant ni après lui, insiste saint Augustin, nul autre ne fut conçu dans le sein de la Vierge, ainsi, aucun autre corps ni avant ni après le sien, ne fut déposé dans ce tombeau ». Le geste de Nicodème et de Joseph d’Arimathie liant le corps de Jésus avec des bandelettes (Jn 19, 40) ne pouvait également que lui rappeler ce jour où, elle aussi, elle avait enveloppé de langes le corps de Jésus. Un autre point associait encore ces deux scènes : né dans une grotte qui n’était pas à lui, Jésus fut enseveli en une autre grotte qui n’était toujours pas à lui. Et, dans les deux cas, un Joseph se trouvait là. Aux yeux de la très sainte Vierge Marie, ces signes étaient annonciateurs d’une nouvelle vie à venir. Habitée par la certitude de l’espérance, ces heures lui rappelaient celles où, l’Enfant Dieu reposant en son sein, elle attendait avec impatience sa naissance.
En cela, Marie se distingue encore de Nicodème. Il était venu ensevelir le Christ avec tout l’honneur dont témoignent ses cent livres de myrrhe et d’aloès (Jn 19, 39), et avait ainsi fait preuve d’un courage et d’un amour remarquables. Comme la Madeleine, Nicodème rappelle que la seule mesure pour aimer Dieu est de l’aimer sans mesure, et il nous importe de le retenir. Au sein d’une humanité en pleine décomposition qui, dans la corruption de son impiété, comme Lazare mort sent déjà mauvais (Jn 11, 37), l’Église voudrait nous voir répandre avec la même surabondance la bonne odeur du Christ (2 Co 2, 14) afin qu’à ces hommes égarés, notre foi leur devienne une lueur d’espérance. S’il nous sert donc de modèle sur ce point, il n’en reste pas moins que Nicodème, en son geste même, montre qu’il n’envisageait pas la résurrection, comme le souligne saint Jean Chrysostome : « Il faisait preuve d’un amour extraordinaire pour lui mais, en apportant ainsi des aromates qui ont la vertu de conserver très longtemps les corps et de les préserver de la corruption, il ne considérait encore le Sauveur que comme un homme. » Pour Marie au contraire, le tombeau ainsi scellé parlait beaucoup plus de vie que de mort. Elle le savait, son premier né était venu au monde pour y être le premier-né d’entre les morts. S’il s’était fait comme prisonnier en ses langes de nouveau-né, c’était afin de nous libérer des liens du péché. Entravant bientôt le mors de la mort (cf. Os 13, 14), le Ressuscité laissera ses bandelettes au tombeau pour en sortir libre, et nous avec lui. Car si la mort entourait encore la première grotte ainsi qu’en témoignent les saints Innocents, tout ne sera bientôt que vie renaissante autour du tombeau vide. Aussi Marie était-elle persuadée que sans tarder, l’ange viendrait annoncer la vie recouvrée et la véritable paix (Lc 24, 4–7), tout comme il était venu porter l’annonce aux bergers (Lc 2, 10).
Jésus lui-même ne l’avait-il pas prophétisé ? Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit (Jn 12, 24–25). Voici désormais Jésus placé en terre, enseveli en son sein. Comment ne porterait-Il pas beaucoup de fruits, en lui-même et dans ceux qu’il était venu sauver ? Car, comme le rappelle saint Paul, nous aussi par le baptême, nous avons été ensevelis avec le Christ (Ro 6, 4). Et l’apôtre de préciser sa pensée : Notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fût réduit à l’impuissance ce corps de péché, afin que nous ne soyons plus esclaves du péché (Ro 6, 6), mais qu’au contraire nous vivions d’une vie nouvelle (Ro 6, 4). L’opposition est en effet radicale. De même que le Christ ne pouvait ressusciter sans être d’abord enseveli, ainsi nous ne pouvons vivre à Dieu qu’à la mesure où, par la puissance du Christ, nous faisons mourir chaque jour le vieil homme en nous, celui tristement hérité d’Adam pécheur. Saint Paul est on ne peut plus clair : Que le péché ne règne donc point dans votre corps mortel de manière à vous plier à ses convoitises. Ne faites plus de vos membres des armes d’injustice au service du péché ; mais offrez-vous à Dieu comme des vivants revenus de la mort, et faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu (Ro 6, 12–13).
Le saint tombeau, témoin tout à la fois de l’ensevelissement et de la Résurrection du Christ, est comme le pivot autour duquel gravite toute la vie chrétienne. Là se distinguent les bons des méchants : les gardes y devinrent comme morts, tandis que paix est communiquée à ceux qui cherchent Jésus (cf. Mt 28, 2–5). Toute notre vie ici-bas est comme suspendue à ce duel que se livrent la vie et la mort au tombeau du Christ. Pour chacun d’entre nous en effet, il n’est d’autre alternative que de faire mourir Jésus pour vivre loin de lui, ou de mourir à soi-même pour vivre en Dieu. De ce duel dépend notre destinée éternelle, de salut ou de perdition ; de notre configuration ou non au Christ mort et ressuscité découle notre résurrection finale avec lui ou notre damnation. Au vu d’un tel enjeu, saint Paul se fait toujours plus pressant : Faites donc mourir vos membres, les membres de l’homme terrestre, la fornication, l’impureté, la luxure, toute mauvaise convoitise et la cupidité qui est une idolâtrie. Ce sont ces choses qui attirent la colère de Dieu. Maintenant donc, vous aussi ensevelissez tout cela, la colère, l’animosité, la méchanceté ; que les injures et les paroles déshonnêtes soient bannies de votre bouche. Ne vous mentez points les uns aux autres, puisque vous avez dépouillé le vieil homme avec ses œuvres, pour vous revêtir de l’homme nouveau (Col 3, 5- 10).
Au terme de ce chemin de Croix, promettons donc au Christ mort pour notre salut de ne pas rendre vaine sa croix en nous (1 Co 1, 17). Crucifions bien plutôt en notre vie quotidienne la chair avec ses passions et ses convoitises (Ga 5, 24), afin d’être effectivement comptés au nombre de ceux qui appartiennent à Jésus-Christ (ibid.). A Jésus qui par amour pour nous a traversé tant de supplices et d’injustices, redisons notre confiance, renouvelons notre allégeance et demandons persévérance, afin qu’au sein même des épreuves, nous clamions toujours avec saint Paul : Qui nous séparera de l’amour du Christ ? Sera-ce la tribulation, ou l’angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou l’épée ? …J’ai l’assurance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni les puissances, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu dans le Christ Jésus Notre-Seigneur (Ro 8, 35–39).
Source : Lou Pescadou n° 230