Premières discussions à propos de la lettre de Mgr d’Orléans à Mgr de Malines
En ce moment où le concile du Vatican (NDLR de LPL : Concile Vatican I du 8 décembre 1869 au 20 octobre 1870) se prépare à examiner le postulatum sur l’infaillibilité du Pontife romain, les fidèles de l’Église catholique redoublent leurs instances auprès de Dieu, et attendent avec calme et espérance l’œuvre que l’Esprit Saint a préparée et qu’il doit consommer sous peu de jours. Quelle que soit la solution, ils l’acceptent d’avance soit qu’elle vienne confirmer leur désir qui n’est autre que la glorification du Christ dans son Vicaire, de même que la définition de l’lmmaculée Conception fut la glorification du Christ dans son auguste Mère ; soit que la décision prise par le Concile laissât la question dans l’état où elle est encore jusqu’à cette heure. On peut être assuré que, dans cette dernière hypothèse, les enfants de l’Église ne se livreraient à aucune récrimination. Ils adoreraient la volonté divine et s’en remettraient à l’Esprit Saint, qui connaît les temps et les moments que le Père a disposés dans son souverain pouvoir (1).
La certitude théologique de la doctrine de l’infaillibilité pontificale ne souffrirait en elle-même aucune atteinte ; les choses demeureraient où elles en sont. Cela veut dire que les décrets de Lyon et de Florence resteraient dans leur teneur si imposante avec leurs conséquences immédiates ; que la profession de foi d’Hormisdas, dont Bossuet a dit qu’un chrétien ne la pourrait rejeter, continuerait d’enseigner que « toute la solidité de la religion chrétienne est dans le Siège apostolique » ; que la condamnation de la proposition Futilis par Alexandre VIII demeurerait toujours suspendue sur la tête des adversaires de l’infaillibilité papale, comme le décret d’Alexandre VIII l’était sur celle des ennemis de l’Immaculée Conception, avant la définition par Pie IX (2) .
Cela veut dire que ceux qui ont osé écrire que le Pape est l’organe avoué ou non avoué de l’Église, que l’épiscopat, en dehors du Pape, est un corps souverain ; que la grande majorité du Concile a le droit de déposer le Pape s’il n’accède pas à son avis, courent risque dans la foi ; attendu que cette proposition hérétique, Papa est caput ministeriale Ecclesiae, équivaut à celle qui ne voit dans le Pape que l’organe de l’Église ; attendu que le concile de Florence enseigne, dans un décret de foi, que le Pape possède la pleine puissance sur l’Église universelle ; ce qui ne serait pas si l’épiscopat, en dehors de lui, était un corps souverain, et si le Concile, même dans sa grande majorité, pouvait se défaire du Pape, dans le cas où celui-ci refuserait de s’unir à cette majorité.
Il est donc entendu que si le Concile ne définissait pas l’infaillibilité du Pape, la vérité resterait la vérité, la logique resterait la logique, et l’erreur resterait l’erreur. Nos théologiens de journal n’ont pas l’air de s’en douter. Jamais on ne vit tant de légèreté unie à tant de passion, dans une cause de si haute importance.
La Lettre de Mgr l’évêque d’Orléans à Mgr l’archevêque de Malines restera comme un monument de cette opposition ardente à une mesure qui a les sympathies de la majorité du Concile. Mais il n’est pas au pouvoir de celui qui l’a écrite et publiée de la soustraire à l’examen. Qu’il me pardonne donc de combattre, comme lui pro sacris, pour ce qu’il y a de plus sacré ; c’est le droit de tout membre de l’Église. Si mes forces me l’eussent permis, c’eût été au sein même du Concile que, malgré l’infériorité de mon rang dans l’Église, Mgr d’Orléans m’eût vu lui résister en face.
I) En répondant à Mgr de Malines, Mgr d’Orléans ne s’est pas rendu compte de l’avantage qu’avait sur lui le vénérable archevêque, et cette distraction l’a empêché de voir la route désastreuse dans laquelle il s’engageait. Mgr de Malines soutient une doctrine qui est reçue dans l’Église tout entière. Quoi d’étonnant que le prélat, partant d’un fait aussi patent que celui de l’assentiment commun, donne pour conclusion la définibilité certaine et mûre de cette doctrine ?
Pourquoi Mgr d’Orléans est-il contraire à la définition sinon parce qu’il ferme les yeux à l’éloquent spectacle de l’accord qui règne dans toute l’Église sur cet article ? Il a beau dire dans ses deux Lettres qu’il s’abstiendra de s’expliquer sur l’infaillibilité, sa manière de penser à ce sujet se trahit en cent manières, et il n’est pas un de ses admirateurs qui, après l’avoir lu, ne soit tout aussi opposé à l’infaillibilité même qu’à l’opportunité.
Mgr de Malines, au contraire, n’est si libre dans sa démarche, si persuasif, que parce qu’il est assuré du fond. La thèse de l’infaillibilité du Pape s’appuie à la fois sur les plus forts arguments de la théologie et sur le sens catholique. Quel obstacle dès lors à ce qu’une telle vérité, inscrite dans l’Écriture, déduite d’autre part de plusieurs propositions de foi, transmise par la tradition des Pères, exprimée dans la pratique de l’Église, passe à l’état de dogme de foi ?
Mgr d’Orléans procède à l’inverse. Il ne s’explique pas sur le fond et ne veut se préoccuper que de la question d’opportunité. Cette manière de procéder est-elle convenable ? La question de vérité ou d’erreur ne prime-t-elle pas celle d’opportunité ? Si Mgr d’Orléans nous démontrait que la thèse de l’infaillibilité est fausse, il aurait plus que décidé qu’il n’est pas opportun qu’on la définisse ; mais laissant la thèse dans l’état où elle est, il court tous les risques, en cherchant à se réfugier dans l’inopportunité d’une décision. Si l’infaillibilité du Pape est une vérité, une vérité révélée (et jusqu’à preuve du contraire par Mgr d’Orléans, on continuera de le croire), n’est-ce pas s’avancer beaucoup que de s’en venir dire qu’il ne faut pas qu’on la définisse ? Ce qu’il faudrait nous donner, ce serait une bonne démonstration de la faillibilité du Pape. C’est de la théologie et non de la politique, qu’il faut dans un Concile. On s’y réunit pour confesser la foi avec autorité et non pour l’amoindrir. Le Concile a par dessus tout une dette à payer : celle de la vérité. Sapientibus et insipientibus debitor sum, dit l’Apôtre (3).
II) Mgr d’Orléans dit à Mgr de Malines que l’on doit, dans le Concile, se préoccuper des âmes avant tout. Personne ne le contestera. Mais ces pauvres âmes, était-il donc nécessaire de leur infliger les secousses qu’elles ont subies et qu’elles subissent encore en ce moment ? Si l’on eût laissé fonctionner le Concile, en entourant ses opérations du respect qui lui est dû, sans chercher au dehors un point d’appui pour la minorité de ses membres, est-ce que les âmes, qui après tout n’ont qu’à accepter avec une entière soumission les définitions prononcées, n’auraient pas joui en toute tranquillité du résultat que l’Esprit Saint a assuré aux labeurs du concile œcuménique ?
Loin de là, les âmes ont eu d’abord à supporter l’épreuve qui leur était infligée par le vaste ouvrage de Mgr de Sura. Le prélat prétendait travailler pour la paix religieuse, et il commençait par déclarer la guerre. Est venue ensuite la Lettre pastorale de Mgr d’Orléans, dont le résultat devait être et a été d’agiter un trop grand nombre d’esprits. Les Lettres du R.P. Gratry sont arrivées à leur tour pour accroître la confusion des idées. Ces diverses tentatives venaient se joindre à celles du docteur Doellinger qui expédiait chez nous dans un français allemand la quintessence du Janus. De tout cela devait résulter un état de malaise ; mais si Mgr d’Orléans n’éprouve d’autre préoccupation que celle des âmes, n’a‑t-il pas lieu de se dire qu’il lui revient une responsabilité à l’égard de celles qui sont troublées en ce moment ?
Il se préoccupe avec chaleur des chrétiens orientaux, des protestants, des gouvernements temporels, à propos de la définition sur l’infaillibilité du Pape ; mais il ne fait pas attention que les catholiques aussi avaient droit de vivre en paix dans l’attente des bienfaits du Concile, et qu’il était plus qu’inutile de les passionner sur les questions qui devaient être examinées puisque, au fond, une seule chose doit intéresser les fidèles dans un concile : le résultat de l’action du Saint Esprit par les décrets de dogme et de discipline qui seront publiés dans toute l’Église.
Quel est l’effet produit sur un trop grand nombre de catholiques en France par ces manifestations imprudentes ? De même que la foi du fidèle dans la principauté du Pontife romain, le conduit comme naturellement à regarder ce Vicaire de Jésus-Christ sur la terre comme infaillible dans son enseignement ; en sorte que le simple laïque arrive sans effort à la conclusion qui est celle de la presque unanimité des théologiens ; de même nous apercevons-nous que tout le bruit que l’on fait contre la définition de l’infaillibilité va atteindre et ébranler dans plus d’un esprit la croyance à la primauté même du successeur de saint Pierre. A force de crier contre Honorius, contre les fausses décrétales, contre le Bréviaire, si absurdes et si surannées que soient ces déclamations, se figure-t-on que l’on fortifie beaucoup le respect pour le Pontife romain ? Et le respect envers le Pontife romain étant compromis, pense-t-on que la soumission due à l’Épiscopat pourrait lui survivre ?
Que dis-je ? l’Épiscopat ? N’est-il pas lui-même exposé à souffrir dans la considération qui lui appartient lorsque dans un moment où personne n’ignore que l’immense majorité de ce corps auguste réuni en Concile œcuménique aspire à la définition de l’infaillibilité, on s’en vient protester sur tous les tons que rien n’est plus contraire que cette définition au bien de l’Église et des âmes ? En quelle situation d’esprit place-t-on les fidèles ? Il ne suffit pas d’amoindrir le Pape ; il faut encore enlever à la majorité immense de l’Épiscopat la confiance des peuples. Les voilà avertis que désormais c’est l’avis de la minorité qu’ils devront rechercher. Je le demande, est-ce le zèle des âmes qui inspire de telles inconséquences ? Ce qu’il y a de certain, c’est que par suite de ces procédés il en est qui, en ce moment, sont en grande souffrance ; c’est que les causeries de salon et les propos de la place publique, joints à l’action des journaux ennemis de l’Église, exploitent cruellement une telle situation (4), et que plus d’un évêque, de retour dans son diocèse, aura à constater des ravages que rien ne faisait pressentir au moment du départ pour le Concile.
Qu’il eût été bien plus conforme aux traditions de l’Église de concentrer dans l’intérieur du Concile ces questions d’opportunité et d’inopportunité, et de ne pas ouvrir le feu au dehors dès la veille, par des publications hostiles au sentiment commun dans l’Église ! Mgr d’Orléans se plaint de la Civiltà et de l’Univers : les catholiques n’ont-ils pas à se plaindre du Correspondant ? Au reste ce n’est pas de journaux et de revues qu’il s’agit en ce moment. C’est au nom de la théologie, et par les moyens de la théologie, qu’il faut aujourd’hui marcher à la défense de l’Église, de la Papauté et de l’Épiscopat.
III) Au nom de la théologie, je dis donc que la thèse de l’infaillibilité du Pape n’étant que l’expression de la persuasion intime et constante de l’Église, ainsi qu’il appert de sa pratique depuis dix-huit siècles, il est souverainement dangereux de s’opposer à la définition de cette thèse, si cette définition est demandée par la majorité du Concile. Deux faits doctrinaux sont constants, et Mgr d’Orléans ne les saurait ni nier ni renverser. Le premier est que, dans toute la durée des siècles chrétiens, chaque fois que le Pontife romain a prononcé en matière de doctrine, la cause a été finie pour toute l’Église. Le second est que les décrets des conciles œcuméniques n’ont joui de leur autorité qu’à la suite de leur confirmation par le Pape.
De ces deux faits suit évidemment que l’Église, qui est dirigée par le Saint Esprit, s’appuie intérieurement sur le sentiment qu’elle a de l’inerrance du Pontife romain ; autrement elle eût hésité à tenir pour hérétiques ceux que Rome aurait condamnés comme tels, et elle n’eût pas regardé les décrets des conciles comme dépourvus du caractère de l’œcuménicité, tant que le Siège apostolique ne les avait pas confirmés.
Cela posé, rien n’est plus définissable que l’infaillibilité du Pontife romain, attendu que la définition qui en serait faite consisterait simplement à formuler en dogme un principe sur lequel s’appuie la pratique infaillible de l’Église. Ceux qui ont contesté l’infaillibilité du Pape, tout en voulant demeurer catholiques, n’ont pas vu l’écueil. Aujourd’hui cet écueil est visible à tout le monde. Après l’appel des jansénistes au futur Concile il n’y eut plus d’illusion possible, et déjà trente ans auparavant, le génie et la science de Bossuet lui avaient fait découvrir que, sinon l’infaillibilité, du moins l’indéfectibilité du Pontife romain devait déjà être regardée comme l’un des principes constitutifs de l’Église.
Maintenant que la question est posée pour la première fois devant un concile œcuménique ; je dis pour la première fois, car c’est à tort que Mgr d’Orléans prétend qu’elle aurait été l’objet des délibérations au concile de Trente ; maintenant, dis-je, il ne peut intervenir qu’une seule de ces trois solutions : ou le Concile définira que le Pape enseignant l’Église est faillible, ou il le décrètera infaillible, ou il laissera tomber la question.
Mgr d’Orléans prend la peine de rassurer Mgr de Malines sur la première hypothèse. On ne condamnera donc pas la doctrine de l’infaillibilité du Pape ni celle de sa supériorité sur le Concile. Ce serait difficile, en effet, puisque déjà ceux qui traitant cette doctrine de futile sont atteints par l’excommunication. Restent les deux autres hypothèses.
Dans la première, le Concile fera un acte de la plus haute et de la plus salutaire importance. Il fixera par un décret de foi le sens de trois passages de l’Évangile, et il glorifiera l’Église en plaçant au plus haut degré de certitude le principe en vertu duquel l’Église a toujours accepté comme irréformables les décisions du Siège apostolique en matière de foi, et fait dépendre son adhésion aux décrets conciliaires de la confirmation de ces mêmes décrets par le Pontife romain. Ce qui était au fond de la pratique de l’Église dirigée par le Saint Esprit, apparaîtra dans une confession solennelle, et la soumission constante de toute la catholicité aux oracles de la Chaire de saint Pierre sera justifiée avec éclat.
Dans l’hypothèse qui satisferait Mgr d’Orléans, celle où le Concile laisserait la question sans être définie, il en serait tout autrement. On ne peut nier que l’Église ne se soit toujours conduite à l’égard des décisions pontificales comme si elle était assurée de leur infaillibilité. Elle a agi ainsi dès le commencement, et elle continuera jusqu’à la fin des siècles à flétrir comme hérétiques les réfractaires. Il faudra donc alors convenir que, tout bien examiné, il n’y a pas de certitude à suivre l’Église romaine, qu’elle peut errer comme elle peut dire la vérité ; enfin, qu’après avoir joui durant tant de siècles du bien de l’unité de foi par la soumission aux sentences doctrinales du Saint Siège, quand désormais il en émanera de nouvelles, la catholicité devra dire : la cause n’est pas finie. Tel est le résultat auquel aboutirait le système de Mgr d’Orléans. On peut douter que ce résultat fût favorable à l’honneur de l’Église et propre à maintenir l’unité dans son sein. Il semble que saint Irénée avec son necesse est entendait mieux l’intérêt capital de la société chrétienne, qui est la sécurité dans la foi.
IV) Mgr d’Orléans se plaint amèrement qu’il y ait de la division au sein du Concile, et en même temps il est obligé de convenir que la majorité n’est pas de son avis. Qu’y faire ? Plus d’un, en pareil cas, se demanderait si cette divergence ne serait pas la preuve que le sentiment de la majorité est le mieux fondé, et se prendrait à douter. Mgr d’Orléans n’en est pas là : il est convaincu que la majorité a tort.
Dans son illusion, il va jusqu’à conseiller au Pape d’écarter l’avis de cette majorité gênante, et lui promet en retour les applaudissements de l’Europe et du monde entier. On croit rêver en lisant de telles choses ; mais il en est ainsi. On se demande comment il se peut faire qu’un homme, zélé pour l’idée de 89, s’en aille conseiller à un souverain de dissoudre la majorité au profit de la minorité ? Où sera alors la représentation ? Il y a cependant une explication à cette conduite. Mgr d’Orléans est persuadé que la minorité exprime mieux l’Église en ce moment, attendu qu’elle se compose de prélats d’une plus grande valeur que les autres et qui représentent les premières nations du monde.
Il faut avouer que c’est la première fois que, dans un concile, on a cherché à établir des degrés de valeur conciliaire entre les évêques qui le composent. A ce compte, Mgr d’Orléans, si, dans ces jours, il rencontrait saint Augustin à Rome, serait donc d’avis de ne lui assigner qu’une médiocre importance ; car enfin cette ville de bateliers et de matelots qui se nommait Hippo regius, n’était pas précisément un des centres les plus illustres et les plus civilisés de la côte d’Afrique (5). Aujourd’hui il faudra priser le sentiment d’un évêque dans le Concile, eu égard à l’illustration de la ville où est établie sa chaire. Il y a deux à trois cent mille âmes de population, peut être davantage ; c’est un centre de lumières, d’industrie, d’administration. Il est vrai que les incroyants et les indifférents forment la masse, et que la cité n’est plus chrétienne ; quoiqu’il en soit, l’évêque doit avoir plus de poids dans la balance que vingt autres. L’effectif de son troupeau est plus que faible ; n’importe, le nom de la ville est sonore ; ne nous parlez pas des évêques de ces petites villes où chaque fidèle, il est vrai, remplit le devoir pascal, de ces évêques missionnaires qui ne sont bons qu’à convertir des infidèles. Cette classe d’évêques vote comme un seul homme ; mais quelle civilisation représentent-ils dans le Concile ?
Toul cela se dit, fout cela s’écrit, de même que l’on dit et que l’on écrit : Nous sommes en présence de l’Europe et du monde ; l’Europe et le monde nous regardent. Saint Paul prenait la chose autrement. « Nous sommes, disait-il, en spectacle au monde, aux anges et aux hommes » (6) . Croit-on que l’Apôtre voulût dire que les ministres du Christ devaient se rendre agréables au monde qui les suivait de l’œil et les bafouait ? Croit-on qu’ils eussent mérité la bienveillance des anges, en posant devant le monde qui est essentiellement hostile ou pour le moins indifférent au Christ ? Croit-on que les hommes se fussent laissés prendre par les apôtres, si ceux-ci avaient déployé une autre force que la force divine et surnaturelle ?
Mgr d’Orléans dit encore : Faisons un grand concile. On conçoit Dieu disant : Faisons l’homme ; mais a‑t-on jamais entendu dans toute la tradition un tel langage : Faisons un grand concile ? Le concile est toujours grand, lorsque le Saint-Esprit le fait. La part des hommes qui le composent consiste à y rendre témoignage de la vérité révélée, à prononcer avec une autorité qui n’est pas de l’homme des définitions que ni la chair, ni le sang, ni la nationalité, n’ont suggérées. Un fait divin s’accomplit alors, et les moyens humains sont dépassés. Si le concile est grand, c’est l’Esprit Saint qui l’a fait tel, et non les hommes. Voilà pourquoi ses décisions ne s’imposent pas à l’admiration comme autant de fruits du génie ; ce serait peu ; mais ils s’imposent à l’intelligence qu’ils enchaînent sous le joug de la foi, parce que Dieu a parlé par le Concile. Encore que nous vivions dans la chair, dit l’Apôtre, ce n’est pas selon la chair que nous militons. Les armes de notre milice ne sont pas des armes charnelles, mais elles sont puissantes en Dieu pour renverser les remparts, pour détruire les raisonnements humains et toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu ; et nous réduisons en servitude toute intelligence dans l’obéissance au Christ (7) .
Tel est le Concile, désarmé quant à la force matérielle, mais armé divinement quant à la force spirituelle. Mgr d’Orléans pense faire reculer la majorité de cette sainte assemblée par cette pompeuse énumération : les grands corps de l’État, les Parlements, les Sénats, les Corps législatifs, les Conseils d’État, les administrations publiques, la magistrature, le barreau, la jeunesse des écoles, l’armée, la marine, le commerce, les finances, les arts, toutes les professions libérales, les ouvriers de nos villes, les électeurs dans nos campagnes, la grande masse de ceux qui chez nous et ailleurs décident les affaires : tout ce monde, selon Mgr d’Orléans, ne se soucie pas de la définition de l’infaillibilité du Pape ; que la majorité du Concile se le tienne pour dit, et qu’elle se range au plus vite à l’avis de la minorité.
Attendons un peu cependant, et demandons à Mgr d’Orléans pour qui est rassemblé le Concile ? Jusqu’à présent on avait cru qu’il était réuni pour les croyants. Si cela est, qu’importent au Concile ces catégories que l’éloquent prélat vient de faire défiler sous ses yeux ? Dans leurs rangs, il est des hommes, et par millions, qui tiennent à l’Église par le lien de la foi ; ceux-là sont prêts à accepter ce que prononcera le Concile. Ceux qui seraient disposés autrement, ne seraient déjà plus membres de l’Église, et l’Église qui se rendrait muette à cause d’eux ne les sauverait pas. Cognovit Dominus qui sunt ejus (8) .
V) Mgr d’Orléans semble faire bon marché des manifestations spontanées de tant de catholiques qui, de toutes parts, expriment le vœu de voir le dogme enfin défini. Il semble que ces témoignages d’une foi simple et vivante devraient émouvoir autrement le cœur d’un évêque. Mais non, selon Mgr d’Orléans, ce mouvement est tout à fait en dehors de la partie influente et dirigeante de la société. Pauvre peuple chrétien qui ne compte plus dans la balance de l’Église, qu’autant qu’il se recrute dans les hautes régions sociales ! Il faut avouer que le naturalisme nous entraîne aujourd’hui bien loin des idées de l’antiquité chrétienne. Qu’auraient dit les Pères de l’Église en entendant un tel langage ? Mais laissons un moment Mgr d’Orléans penser qu’un enthousiasme puéril ou irréfléchi produit ces démonstrations dans les simples fidèles, il ne peut plus être sans remarquer celles non moins spontanées qui se produisent dans le clergé, et annoncent déjà l’accueil que recevra dans son sein la définition. Consentira-t-il à admettre le clergé dans la partie influente et dirigeante de la société ?
Préoccupé des Orientaux et des protestants, il n’a pas le temps de songer aux catholiques. Pourtant, il devrait se souvenir que lors des préliminaires de la définition de l’Immaculée Conception, une situation analogue se déclara. On a imprimé à Rome les nombreuses Lettres de l’épiscopat entier à Pie IX, sur l’opportunité de la définition. Un certain nombre sont contraires au vœu de l’immense majorité : quatre à cinq d’évêques français et plusieurs portant la signature d’évêques allemands. En quel camp se rangea Mgr d’Orléans ? Il eut la gloire de s’unir à la majorité, et il a ainsi, devant la très sainte Vierge, le mérite d’avoir concouru à l’acte solennel par lequel le noble privilège de Marie a été glorifié sur la terre comme au ciel. En ce moment, il met obstacle, autant qu’il lui est possible, à la reconnaissance du don de l’immortalité accordé à Pierre dans ses successeurs, quand ils enseignent l’Église. Il nous réduit à le combattre comme un adversaire ; mais qu’il sache bien que la nécessité seule nous y pousse, et que si, cette fois encore, il s’unissait à la majorité de ses collègues, leurs fraternelles félicitations ne lui manqueraient pas, non plus que les bénédictions du peuple fidèle.
Pour le moment, la plus sainte des causes réclame qu’il soit répondu à tout ce qu’il allègue contre l’infaillibilité pontificale ; et puisque nous avons commencé de parler des aspirations que témoignent, d’heure en heure, un si grand nombre de prêtres et de fidèles vers la définition la plus avantageuse à l’honneur du Siège apostolique et de l’Église, je me trouve naturellement amené à éclaircir un point de la théorie du Concile, sur lequel un certain nombre d’esprits ne paraissent pas suffisamment fixés.
Il y a lieu d’examiner ces deux questions : Le peuple fidèle est-il représenté dans le Concile ? S’il y est représenté, les pasteurs siègent-ils dans le Concile à titre de délégués du peuple fidèle ?
A consulter la tradition catholique, il est constant que le sentiment du peuple fidèle a toujours été considéré comme l’une des bases de toute définition doctrinale. La raison en est que l’Église enseignée participe, à son degré, à cette vie surnaturelle dont l’Esprit Saint est le principe (9) . La même tradition catholique nous enseigne que le peuple fidèle n’a cependant pas droit à être convoqué au Concile, attendu que l’infaillibilité simplement passive dont il jouit ne le rend pas apte à juger, tandis que le Concile est composé de juges qui doivent rendre une sentence. C’est donc un simple témoignage que rend le peuple orthodoxe, et ses pasteurs déposent en son nom.
L’action du Saint-Esprit étant le mobile des aspirations du peuple fidèle vers la définition d’un dogme, il suit que ces aspirations sont dignes de respect, et l’on ne saurait approuver la manière peu bienveillante dont Mgr d’Orléans en parle. Ce ne sont pas quelques voix isolées ; le nombre s’accroît incessamment, les prêtres se joignent aux simples fidèles ; et après tout, si l’on se souvient que la théologie, dans l’immense majorité de ses docteurs, se trouve d’accord avec l’instinct catholique exprimé par ce vœu, il semble que ce vœu a d’autant plus le droit d’être traité avec égard.
J’en viens à l’autre question posée tout à l’heure. Peut-on dire que les pasteurs siègent dans le Concile à titre de délégués du peuple fidèle ? L’Allemagne nous envoie en ce moment cette doctrine. Dernièrement, dans un article de la Gazette d’Augsbourg, M. le Prévot Doellinger a prononcé cette parole significative : La mission des membres du Concile est de déclarer au nom de toute la communauté des fidèles, ce que celle-ci croit sur une question de foi, les traditions qu’elle a reçues à ce sujet. Ils ont une procuration qu’ils ne peuvent dépasser. (10) . Et nunc intelligite.
Mgr d’Orléans est épris du germanisme ; qu’il y prenne garde cependant. Il n’est certes pas atteint de laïcisme, il n’a d’autre intention que de soulever un peu le joug de la Papauté qui lui semble excessif, si l’infaillibilité est décrétée. Le voici à même de voir en quel abîme son ami le docteur Doellinger entraîne ceux qui le suivent, et le docteur Doellinger n’est pas seul. Certaines adresses louées avec effusion par le Correspondant contiennent les mêmes idées. Oui, le laïcisme est aux portes, et l’on joue avec le péril.
Dans cette question de la relation du peuple chrétien avec le Concile, comme en toute autre, la vérité catholique est entre deux erreurs. L’une consiste à ne pas apprécier le sentiment des fidèles qui aspirent à une définition de la foi : ce serait méconnaître l’action du Saint-Esprit sur l’Église enseignée. L’autre erreur consiste à supprimer dans les pasteurs la qualité de juges dans le Concile, pour les transformer en simples témoins, mandataires de leurs troupeaux. La véritable théorie des conciles, résumée de la tradition et de la pratique de l’Église, est celle-ci : La question doctrinale s’instruit au moyen des faits qui attestent que la proposition à définir émane de la parole révélée et que l’Église en a conscience : le sentiment du peuple chrétien aide à démontrer cette conscience dans l’Église. Dans le Concile, le Pape et l’Épiscopat constatent les deux points : le fait de la révélation, et la persuasion existant dans l’Église. L’enquête ayant été faite sous l’action de l’Esprit Saint, le même Esprit Saint garantit de toute erreur le jugement porté par le Pape et l’Épiscopat. En dehors du Pape et de l’Épiscopat, il y a des témoins, nul autre n’est juge. Le peuple chrétien figure dans les considérants de la décision ; elle n’est point et ne peut être portée en son nom. Il est essentiellement enseigné, mais il n’enseigne pas ; il confesse, et cette confession est produite et maintenue dans le corps des fidèles par l’action conservatrice et vivifiante de l’Esprit Saint, en lequel à leur tour témoignent et jugent le Pape et les évêques.
Telle est la doctrine de tous les siècles, et c’en serait fait de l’Église, si les théories allemandes étaient je ne dis pas acceptées, mais tolérées. Que Mgr d’Orléans daigne y réfléchir. S’il n’a pas vu encore que tout amoindrissement du Pape est un coup porté sur l’épiscopat, qu’il se réveille, et qu’il se demande ce que devient cet épiscopat, si dans le Concile il n’est plus que le mandataire du peuple chrétien. Lui qui a peur que les évêques ne soient plus que les échos du Pape qu’il se demande s’il lui convient de n’être au Concile que l’écho de ses diocésains d’Orléans. De toute nécessité, il faut choisir entre le passé de l’Église et la nouvelle école d’outre-Rhin qui mène droit aux doctrines antihiérarchiques de la Réforme.
VI) Un autre point sur lequel il est nécessaire d’appeler l’attention, est la théorie que met en avant Mgr d’Orléans sur l’unanimité nécessaire, selon lui, pour la légitimité des décrets du Concile. Ici encore nous nous trouvons en pleine nouveauté. Qu’est-ce, en effet, que le Concile, sinon la réunion de l’Église enseignante ? Peuton dire que l’Église, pour être rassemblée, a changé de nature ? La doctrine universelle n’est-elle pas que, soit dispersée, soit réunie, l’Église demeure la même dans son essence et ses qualités ?
Or, la théologie catholique nous apprend qu’il faut chercher la vraie Église enseignante non dans l’Épiscopat simplement, mais dans l’Épiscopat uni de sentiment avec le Pape. Jamais il ne fut question de compter les évêques, mais bien de s’assurer de leur conformité avec le Pontife romain. Mgr d’Orléans doit connaître l’histoire du concile de Rimini, l’un des plus nombreux qui n’ait jamais été réuni. La défection de tous ses membres, sauf quelques-uns, arracha, comme on le sait, à saint Jérôme, cette violente expression qu’à ce moment, le monde poussa un gémissement de se sentir arien tout d’un coup. La presque unanimité du Concile avait sombré : qui donc sauva l’Église et la foi ? Le refus que fit le Pontife romain de confirmer la décision des Pères de Rimini. Entre tous ces Pères rassemblés, où était, à ce moment, le véritable Épiscopat catholique ? Dans les quelques évêques qui, fuyant une assemblée séduite, se réfugièrent dans un village, sur les bords de l’Adriatique, pour protester contre la séduction qui avait envahi leurs collègues (11) .
Il n’y a donc ici qu’une seule question et elle est très simple. C’est à l’histoire de nous dire si dans tel Concile il y eut majorité, minorité, unanimité, en tel ou tel sens ; le résultat du Concile, le Concile lui-même consiste dans les décrets portés simultanément par le Pape et par les évêques, que ceux-ci soient avec le Pape en majorité, en minorité, ou dans leur unanimité. L’Église est ainsi établie par Jésus Christ, et tous les doctrinaires du monde n’y changeront rien. Ubi Petrus, ibi et Ecclesia. Loin donc les théories de la politique humaine ! La nécessité de l’union avec le Pontife romain dans une même foi est un dogme catholique, et il n’est pas possible de la laisser contester. Mgr d’Orléans dira peut-être : Pourquoi alors le Concile, si l’adhésion au Pape, soit de près, soit de loin, suffit à la décision ? Je réponds, avec la plus saine théologie, qu’en effet le Concile n’est jamais nécessaire : il faut, avant tout, se mettre cela dans l’esprit. Rien d’essentiel ne manque à l’Église dispersée ; mais le Concile, dans un moment donné, est éminemment utile. Seulement, c’est une illusion complète de prétendre que le Concile une fois réuni serait réduit à l’impuissance, si les décrets proposés n’obtenaient pas le suffrage de l’unanimité morale de ses membres. Jamais aucune loi, aucun canon, aucune décrétale, n’ont exprimé ni directement, ni indirectement cette clause. Qu’une telle unanimité soit désirable, tout le monde en conviendra ; que, dans le fait, elle ait existé souvent, on l’accorde ; mais la mettre en avant comme essentielle, c’est avancer une chose qui ne pourrait jamais être démontrée.
Ce qui importe en effet dans le résultat du Concile, c’est la certitude de la foi. Or, comment cette certitude n’existerait elle pas, lorsque la majorité même des évêques est unie de sentiment au Pape ? Supposons qu’une minorité eût résolu d’empêcher la décision d’un point de doctrine dont la proclamation serait nécessaire à l’Église, il ne dépendrait donc que de cette minorité de paralyser le Concile ? Le Pape et la majorité se verraient frappés d’impuissance par le fait d’une opposition formée par le moindre nombre. La situation de l’Église rassemblée serait alors au-dessous de celle de l’Église dispersée. Combien de fois en effet ne voyons-nous pas dans l’histoire que les décisions apostoliques, acceptées par la majorité des pasteurs, ont rencontré des réfractaires dans la minorité ? Y a‑t-on fait attention ? A‑t-on pour cela hésité à dire que la cause était finie ?
Si les principes que j’expose ici sont applicables aux conciles qui se sont tenus sous la présidence des légats du Pape, à combien plus forte raison doit on s’y attacher dans un concile présidé par le Pape en personne. L’élément que le Pontife romain apporte dans un jugement doctrinal est d’une telle puissance que Bossuet lui-même, dans le quatrième article de la Déclaration de 1682, convient que la part principale dans la décision lui appartient (12) . Comment une minorité pourrait-elle être comptée comme un obstacle en face de cette autorité exceptionnelle, selon même les gallicans, à laquelle se joindrait encore le suffrage de la majorité ? Ce serait vouloir introduire dans l’Église la constitution polonaise, constitution qui a été politiquement si funeste à cette noble nation.
Au reste, nos modernes gallicans ne sont pas d’accord entre eux sur ce point. Mgr de Sura met la force du Concile, cette force qui, selon lui, est au-dessus du Pape, dans la grande majorité du Concile, et Mgr d’Orléans la place, avec le Correspondant, dans l’unanimité morale. Si le premier a raison, on peut déjà s’attendre que la définition de l’infaillibilité du Pape aura lieu ; si le second est fondé dans son opinion, ce n’est pas seulement cette définition qui serait rendue impossible aujourd’hui, mais toute autre contre laquelle se formerait une minorité. La nature humaine donnée, on n’a guère le droit de compter qu’une assemblée très nombreuse réunisse toujours ses membres dans une même manière de voir. L’expérience l’a prouvé, et les nations les plus civilisées ont accordé aux majorités la prépondérance dans les assemblées délibérantes. Mais c’est assez raisonner humainement dans une question de l’ordre surnaturel.
Mgr d’Orléans répète, en présence de Mgr de Malines, les allégations du Correspondant sur ce qui se passa à Trente dans la vingt-troisième session du Concile, lorsque Pie IV fit savoir à ses légats son intention relativement à une question particulière agitée dans cette assemblée. Il leur ordonnait de ne se pas contenter du vote de la majorité, mais de déclarer que la discussion ne serait valable qu’à l’unanimité des suffrages. Mgr d’Orléans, sans tenir aucun compte de ce qui a été répondu sur ce sujet au Correspondant, ne s’aperçoit pas que le fait même qu’il cite est contre lui. Si la discipline des conciles était que l’on n’y procédât qu’à l’unanimité des voix, Pie IV n’aurait pas eu besoin d’imposer cette condition dans une circonstance particulière. L’exception vient donc ici confirmer la règle, et dans le fait, après comme avant cet incident, le concile de Trente procéda en tout à la majorité des suffrages. Ni son histoire ni ses actes n’offrent la moindre trace d’une prétention quelconque au sujet de cette unanimité, dont quelques-uns ne parlent tant aujourd’hui que parce que le passé de l’Église et des Conciles leur est moins familier qu’il ne le pourrait être.
VII) C’est ainsi que l’on rencontre en ces jours des personnes qui s’étonnent de voir le Pontife imposer des règlements au concile du Vatican. On dirait, à les entendre, que, dans leur idée, le Concile devait être en dehors du Pape, une assemblée souveraine, n’ayant à compter qu’avec elle-même, et pourvoyant à tout, sans recevoir ni ordre ni direction. Il n’en est pas ainsi. Le Concile est l’Église rassemblée ; or, l’Église est gouvernée par le Pape, qui tient la place du Christ, ainsi que l’enseigne le concile de Trente (13) . Les prérogatives de ce Vicaire du Fils de Dieu sont les mêmes dans le Concile qu’elles sont hors du Concile. Dans le Concile, comme hors du Concile, le Pape a la pleine puissance sur toute l’Église. Son pouvoir ne souffre pas d’interruption, bien que le Concile soit réuni autour de lui. Il peut et il doit faire des règlements, et nul n’a le droit d’en être surpris. S’il cessait d’agir comme chef durant le Concile, la divine constitution de l’Église serait interceptée.
Des hommes incompétents, étrangers à toute vraie théologie s’inquiètent, en Allemagne et en France, de la liberté qui reste aux évêques. Disons-leur donc que le Concile ne peut se passer de règlements, et que la seule autorité qui puisse lui en donner est l’autorité du Pape. L’Église, se réunissant en Concile, ne s’est point transformée en aristocratie ; elle est demeurée monarchie comme auparavant. Quelques-uns avaient rêvé pour le Concile ce qu’on appelle en politique la pondération des pouvoirs. On considérait naïvement la plénitude de puissance dans le Pape comme le résultat de la suspension des Conciles depuis trois siècles, et l’on semble ne pas s’être aperçu que cette plénitude d’autorité existe dans saint Pierre et ses successeurs depuis l’institution par le Christ, et que c’est à elle que l’Église est redevable de sa permanence à travers les siècles.
Aussi voyons-nous ces hommes, abdiquant jusqu’à leurs idées les plus chères, fermer les yeux en ce moment sur le fait d’une majorité fortement dessinée dans le Concile, et réserver leur sympathie pour une minorité qui, d’après l’idée constitutionnelle, ne devrait pas prétendre à conduire l’assemblée. Ils s’abusent volontairement sur le résultat final du Concile ; sur ce résultat qui bientôt s’imposera à la foi de tous les membres de l’Église. On dirait qu’ils préparent une fin de non-recevoir aux décisions qui seront rendues, et qu’ils veulent disposer les esprits à considérer ces décisions comme l’œuvre d’une assemblée qui n’aurait pas joui de la liberté à laquelle elle avait droit. Tous les membres du Concile cependant seront appelés à dire placet, ou non placet, à leur volonté, tous seront mis à même de signer les décrets avec la formule solennelle, definiens subscripsi. Leur conscience seule en décidera.
Après le Concile de Trente, frà Paolo écrivit une longue histoire de cette auguste assemblée, dans le but de prouver qu’elle n’avait pas joui de la liberté nécessaire ; c’est tout le but de son détestable livre. On répandit ce livre partout, on le traduisit en diverses langues, et il fit de grands ravages dans les âmes. L’Église n’en vénéra pas moins le Concile de Trente ; mais parmi les lecteurs des récits mensongers du théologien de la république de Venise, beaucoup firent naufrage dans la foi. On se souvient de l’entretien de saint Vincent de Paul avec Saint-Cyran, et comment celui-ci osa outrager le Concile de Trente, le traitant de concile du Pape et dans lequel les brigues et la cabale avaient tout fait.
Comme celui de Trente, le Concile du Vatican aura un jour son Pallavicini. Cet historien des temps futurs n’aura pas de peine à montrer que les suffrages furent pleinement libres, que la marche du Concile n’eut rien de précipité, et que si un moment il eût à craindre l’emploi des moyens de la puissance extérieure, l’imposante majorité de l’assemblée put se rendre la justice de n’y avoir pas fait appel.
VIII) Après cette digression que le sujet rendait nécessaire, je reprends la Lettre de Mgr d’Orléans, et j’entends le prélat dire à Mgr de Malines : Il est nécessaire qu’il y ait dans l’Église une autorité infaillible ; mais est-il nécessaire que cette autorité soit le Pape seul ; ne suffirait-il pas que ce fût l’autorité du Pape et des évêques ?
Mgr d’Orléans tombe ici dans une méprise à laquelle n’a pas échappé le docteur Doellinger. Il confond la question de l’autorité infaillible en matière de religion, thèse qui appartient à la démonstration catholique, avec le dogme précis et révélé du sujet de l’infaillibilité dans l’Église. Il n’a pas vu que si dans la démonstration catholique que l’on appelle dans nos écoles le Traité de Ecclesia, on arrive à prouver philosophiquement qu’un juge des controverses est nécessaire et qu’il doit être infaillible, la détermination de ce juge appartient à la révélation elle même et est une matière purement dogmatique.
Il ne s’agit donc pas de dire : Ne suffirait-il pas que ce fût l’autorité du Pape et des évêques réunis ? Une seule chose importe à savoir, et pour nous l’apprendre, le raisonnement ne peut rien. A qui Jésus-Christ a‑t-il confié le privilège de l’infaillibilité ? Tout catholique répondra qu’il l’a départi à l’Eglise ; mais cette notion, comme toutes les vérités premières du dogme, a reçu ses développements. Ainsi, nous savons et nous croyons qu’il y a l’Église enseignante et l’Église enseignée ; nous savons et nous croyons que le corps épiscopal prononçant avec le Pape en matière de doctrine est infaillible. Quant à savoir si le Pape décrétant sur la foi ex cathedra jouit du don de l’inerrance, c’est aussi par la révélation seule que nous y pouvons arriver. L’Église, dans sa pratique, nous donne à conclure que telle est sa croyance intime, la tradition des Pères le publie, l’accord presque universel de l’École le proclame, en même temps que trois textes de l’Évangile paraissent l’enseigner expressément. Dans une telle situation, Mgr d’Orléans est-il recevable à dire que la chose ne lui paraît pas nécessaire ? Comment ne voit-il pas qu’il s’agit ici simplement d’un fait révélé ou non, et que le raisonnement sur la nécessité ou la non-nécessité ne peut conduire à rien ?
Mais dit encore le prélat : Une telle définition n’est pas nécessaire ; dix-huit siècles de christianisme l’attestent. Qu’est-ce à dire ? Mgr d’Orléans voudrait-il bien nous expliquer après combien de siècles l’Église ne peut plus élucider et développer les vérités révélées au commencement ? Il est à croire que le prélat admet la persistance de ce droit dans l’Église jusqu’au seizième siècle ; car il faut bien qu’il reconnaisse que le Concile de Trente a largement défini. Le dix-septième siècle a eu aussi ses définitions d’une haute importance ; il est vrai aussi que bien des gens alors eussent préféré que l’Église gardât le silence. Au dix-huitième, la Bulle Unigenitus sembla pareillement superflue aux partisans de l’Appel, qui criaient qu’on aurait dû s’en tenir au moins à saint Augustin. Enfin, de nos jours, en plein dix-neuvième siècle, quand on a fait un Mandement pour proclamer la définition de l’Immaculée Conception comme vérité de foi révélée ; si l’on vient soutenir après cela que la définition de l’infaillibilité du Pape n’est pas nécessaire, parce que dix-huit siècles de christianisme se sont écoulés sans qu’elle ait été rendue, comment ne voit-on pas que l’on prête le flanc à ceux qui ne croient pas et que l’on inquiète ceux qui croient ?
Pourquoi ne pas voir que tout se tient dans l’Église ? Pourquoi se distraire en fixant l’œil sur ce qui est humain, jusqu’à ne plus apercevoir cette magnifique conduite de l’Esprit Saint qui suggère (14) tour à tour à l’Épouse du Christ les diverses parties de l’enseignement que l’Époux lui a donné avant de monter aux cieux ? Que sommes-nous pour intercepter cette sortie successive des rayons du divin soleil ? Et quel risque courons-nous à attendre respectueusement le moment où ils viendront à poindre ? Lorsque dans l’Église la Voix du Seigneur fait jaillir la vérité en éclairs, lorsqu’elle retentit dans toute sa puissance, lorsqu’elle brise en éclats les cèdres du Liban, c’est à nous tous, dit le roi prophète, de crier dans le temple : Gloire au Seigneur (15) !
A Dieu ne plaise que qui que ce soit ose contester à Mgr d’Orléans sa haute qualité de juge de la foi dans le Concile ! A Orléans, lorsqu’il adhérait avec soumission, en 1854, au jugement souverain du successeur de Pierre décrétant sur l’Immaculée Conception de Marie, il participait à l’infaillibilité passive de l’Épiscopat qui s’unissait à la décision. Dans le Concile, il jouira de l’infaillibilité active, définissant simultanément avec son chef et avec ses frères les points de doctrine qui seront déclarés. Mgr d’Orléans entrera dans cet accord sublime qui est la plus haute manifestation de l’Église, une dans son corps, diverse dans ses membres, mais animée d’un même Esprit de vie, de cet Esprit qui est le lien du Père et du Fils, et qui nous a été envoyé pour demeurer avec nous jusqu’à la fin (16) .
En ce jour, il assistera aussi , Celui qui nous a soustrait sa présence visible en allant vers son Père mais qui, avant de partir, nous a donné l’assurance qu’il serait avec nous jusqu’à la consommation des siècles (17) ? Ne nous a‑t-il pas dit que lorsque deux ou trois seraient rassemblés en son nom, il serait au milieu d’eux (18) ? Dans tous les siècles, l’Église s’est appuyée sur cette parole, en l’appliquant principalement à ses Conciles. Il y a donc le moment où le Christ est présent, et le moment qui précède sa présence. Avant la réunion, les hommes ne sont que des hommes, et le Christ ne garantit pas leur parole. Il veut les voir rassemblés, et empressés à garder l’unité d’esprit dans le lien de la paix (19) .Leur qualité de juges infaillibles est réservée pour ce moment.
Pourquoi donc Mgr d’Orléans n’attendait-il pas le jour sacré de cette réunion pour exprimer sa pensée ? Pourquoi datait-il d’Orléans son vote, lorsque l’heure de ce vote n’était pas encore venue ? Avant d’être assis sur son tribunal de juge, il prononçait déjà, il s’adressait à l’opinion, comme si l’opinion était quelque chose en de telles matières. Certes, il ne s’est pas proposé de troubler les consciences ; mais elles n’en sont pas moins troublées, nous le savons, nous, qui depuis lors rencontrons sur notre route tant d’âmes inquiètes. Et si aujourd’hui il nous faut lutter corps-à-corps et sans ménagement, n’est ce pas parce que la situation est devenue telle que tout autre intérêt que celui de la vérité, que celui des âmes, doit disparaître à nos yeux ?
IX) Nous étonnerons sans doute les rationalistes, dont le nombre s’accroît si fort depuis le jour où tant de questions difficiles ont été jetées dans un public nullement préparé, lorsque nous leur dirons que l’infaillibilité du Concile ne procède pas de la science exceptionnelle de ses membres, mais qu’elle est l’effet surnaturel de l’action de l’Esprit-Saint. Si docte que soit une assemblée de plusieurs centaines de personnes, elle demeure toujours faillible, parce qu’elle est humaine, et c’est sur l’autorité divine que repose la foi que nous avons en elle. Est-ce à dire que le Concile est dispensé de se livrer à l’étude des matières sur lesquelles il doit prononcer ? A Dieu ne plaise ! L’histoire nous montre des docteurs dans toutes ces saintes assemblées. Les décrets y sont formulés avec l’autorité de la science, unie à l’orthodoxie de la foi. Dans les discussions préalables, les questions ont souvent été agitées contradictoirement par des docteurs du plus grand poids. La vérité cependant n’est que d’un seul côté ; mais les débats ont quelquefois été ardents.
Il est donc permis aux fidèles, qui attendent de si précieux résultats du Concile, de se préoccuper de la valeur des champions qui devront militer dans la lice, et puisque Mgr d’Orléans a cru devoir annoncer, dès la veille, en quel sens il opinerait, puisqu’il a lancé avec éclat sus déclarations sur une des questions qui vont être soumises au Concile, qu’il nous pardonne de scruter ses écrits, pour y chercher les preuves de sa doctrine. Le sentiment qu’il semble adopter n’est pas celui qui remplirait les vœux de la majorité du clergé et des fidèles. Ils sont bien plutôt du côté de Mgr de Malines, et des évêques signataires du postulatum pour l’infaillibilité. En continuant d’écrire ces pages, je n’ai d’autre but que de les rassurer.
Est-il juste, en effet, de laisser sans réponse ces difficultés que Mgr d’Orléans met en avant comme autant d’obstacles invincibles à la définition ? Et si leur solution est aisée, pourquoi ne pas le faire voir, quelle que soit la conséquence ? Rentrons donc dans la discussion ; elle sera promptement terminée.
Mgr d’Orléans trouve une première difficulté à la définition de l’infaillibilité du Pape, parce que l’on serait obligé de déterminer les conditions du jugement ex Cathedra. Il y a lieu de lui répondre que cette difficulté n’en est pas une, du moment qu’on la peut faire également à propos du Concile dont aucun catholique ne conteste l’infaillibilité. Tous les actes pontificaux, dit le prélat, n’ont pas le caractère de l’ex Cathedra. On lui réplique : Tous les actes d’un Concile n’ont pas le caractère conciliaire. On reconnaît ces derniers à leur teneur, annonçant l’intention d’obliger toute l’Église. Le même caractère se rencontrant dans une décision papale, on est averti que cette décision est rendue ex Cathedra.
Mgr d’Orléans signale comme deuxième difficulté le double caractère du Pape, considéré soit comme docteur privé, soit comme pape. On lui répond : Une définition proclamant le Pape infaillible ex Cathedra ne touche pas la question du Pape comme docteur privé. Il est donc superflu de s’inquiéter sur le double caractère du Pape, d’autant que ce double caractère peut aussi se rencontrer dans le Concile.
Mgr d’Orléans présente comme troisième difficulté les multiples questions de fait qui se peuvent poser à propos de tout acte ex Cathedra. On peut rétorquer en disant : Sur le Concile, les questions de fait ne manquent pas non plus. A‑t-il été œcuménique ? A‑t-il agi en conciliateur dans telle circonstance ? Quelle forme a‑t-il donné à ses décisions ?
Mgr d’Orléans rencontre une quatrième série de difficultés dans « le passé et les faits historiques ». Cela veut dire qu’il se persuade que le concile du Vatican, avant d’aller plus loin, sera tenu d’ouvrir l’enquête sur Vigile et sur Honorius. J’incline à croire que le Concile trouvera que Mgr de Sura a suffisamment traité de Vigile et le P. Gratry d’Honorius, pour laisser dormir ces questions qui ne concluent à rien.
Mgr d’Orléans donne comme cinquième difficulté le fond même de la question. Qu’est-ce à dire ? sinon que la thèse de l’infaillibilité devra être examinée quant au fond. Est-ce une raison de penser qu’elle succombera ? Grâce à Dieu, le nombre immense des docteurs qui l’ont sondée, et qui l’ont décidée par l’affirmative, donne tout lieu d’espérer qu’elle résistera.
Enfin, Mgr d’Orléans, un peu plus loin, ajoute cette sixième difficulté : On aura à se demander si la définition appartient vraiment à la foi et aux mœurs. Et que fera-t-on quand l’objet de la définition n’appartiendra qu’indirectement à l’un ou à l’autre ? Lorsque Mgr d’Orléans aura répondu à ces mêmes questions quant au Concile, on le satisfera quant au Pape. La situation de l’un et de l’autre est exactement identique. L’un et l’autre peuvent décider et décident en effet sur la foi et sur les mœurs ; l’un et l’autre décident directement et indirectement ; les théologiens discutent sur leurs décisions et c’est là l’objet de la théologie. L’Écriture Sainte elle-même, dans sa lettre et dans son interprétation, bien qu’elle soit la propre parole de Dieu, ne donne-t-elle pas matière aux plus profitables discussions ?
Véritablement, Mgr d’Orléans s’est fait sur les sources de la théologie une idée qui n’appartient qu’à lui. Il cherche dans les documents doctrinaux une précision constante et en toutes choses, qu’il ne rencontrera pas. Nous savons que tel texte contient la Révélation ; mais formulé qu’il est dans le langage humain, il a besoin, pour l’ordinaire, d’être élucidé par la science. Pour peu que le prélat se mette à compulser les décrets des Conciles généraux, si variés dans leur teneur, il reconnaîtra par lui-même que le plus souvent ils appellent une interprétation. Ceci est vrai, même du Concile de Trente, dont les décrets et les canons furent cependant élaborés avec une précision que l’on rencontrerait difficilement dans les autres monuments conciliaires. Que Mgr d’Orléans en demeure persuadé, une Bulle dogmatique n’est ni plus ni moins difficile à formuler qu’un décret ou un canon de Concile.
Sur un autre terrain, Mgr d’Orléans ne paraît pas non plus triompher, comme il le pense, de Mgr de Malines. L’illustre archevêque avait dit à propos de la doctrine de l’infaillibilité, que la question aujourd’hui n’est pas libre ; en d’autres termes, qu’il ne s’agit pas ici d’une simple opinion sur laquelle on pourrait à volonté soutenir le pour et le contre. Mgr d’Orléans conteste cette manière de considérer la situation doctrinale. Pourtant, il ne peut ignorer que quiconque soutient que la doctrine de l’infaillibilité papale est futile, qu’elle n’est pas sérieuse, encourt ipso facto l’excommunication. En est-il autant de la contradictoire ? Encourt-on les censures de l’Église en soutenant que la doctrine gallicane est futile qu’elle n’est pas sérieuse, qu’elle est fausse ? Mgr d’Orléans est bien obligé de convenir que non. Mgr de Malines a donc eu raison de dire que déjà la question n’est plus libre, et qu’elle est, ainsi que je l’ai dit ci-dessus, dans la même situation où se trouvait celle de l’Immaculée Conception après le décret d’Alexandre VIII.
J’imagine que Mgr d’Orléans ne viendra pas dire que la condamnation de la proposition Futilis et toties convulsa n’a pas été ratifiée par le corps épiscopal. Il enseigne, avec Mgr de Sura, que le consentement des évêques doit être antécédent, concomitant ou subséquent aux décisions doctrinales du Saint-Siège. Or, voilà bientôt deux siècles que la proposition Futilis a été condamnée par Alexandre VIII. Cette condamnation a été publiée dans toute l’Église. Le corps épiscopal n’a jamais réclamé ; il y a donc adhéré d’une manière subséquente. Cette condamnation figure sur toutes les listes de propositions censurées que l’on trouve dans un nombre considérable de théologies imprimées avec l’approbation des évêques, pour l’instruction de leurs clercs. On ne serait donc pas recevable à la regarder comme non avenue.
Mais ce qui étonne par-dessus tout, c’est l’étrange liste d’auteurs que Mgr d’Orléans a eu la complaisance d’accepter des mains d’un théologien de sa connaissance, et qu’il nous donne comme une démonstration de son sentiment. D’abord, en supposant que tous ces auteurs fussent dignes d’estime, il serait nécessaire de les ranger en deux catégories : ceux qui ont vécu avant la condamnation de la proposition Futilis par Alexandre VIII, et ceux qui ont vécu depuis. En outre, il faudrait éloigner ceux de ces auteurs qui se bornent à dire que l’infaillibilité du Pape n’est pas une doctrine de foi ; tout le monde le reconnaît et la meilleure preuve qu’il en est ainsi, c’est que l’on aspire de toutes parts à la définition. Mgr de Malines a avancé que, dans l’état présent, la thèse de la faillibilité du Pape n’est pas une thèse libre ; il n’a pas dit que l’infaillibilité du Pape était, dès ce moment, une vérité de foi.
Quant à la liste considérée dans sa teneur, il est regrettable que Mgr d’Orléans ait cru devoir lui donner l’appui de son nom et de son autorité. On peut sans doute mieux employer son temps qu’à discuter la portée des noms dont elle se compose ; mais il est pourtant nécessaire de dire :
- Que Gerson est ainsi traité par Victoria (dont le nom se lit sur la liste) : Doctor per omnia infestissimus auctoritati summorum Pontificum, el multos alios infecit suo veneno (20) ;
- Que Van Espen, le canoniste de la petite église d’Utrecht, est un janséniste des plus compromis ;
- Que Noël Alexandre fut un des signataires du fameux Cas de conscience qu’a poursuivi si vigoureusement Fénelon ;
- Que La Luzerne est loin d’être orthodoxe dans un de ses plus importants écrits (Instruction sur le Rituel de Langres) ;
- Que Lingard, historien distingué, n’a pas toujours été sûr, notamment quand il a soutenu la validité des ordinations anglicanes ;
- Que les écrits d’O ’Leary témoignent d’une grande légèreté en fait de doctrine ;
- Que le docteur Baines fut fortement réprimandé par Grégoire XVI pour les maximes plus que hardies qu’il avait exprimées dans un mandement trop célèbre. Les catholiques anglais ne l’ont pas encore oublié.
Si l’on passe aux autres noms de cette liste, on est étonné d’y rencontrer Victoria qui dans son traité De potestate Papae et Concilii, ne dit pas un seul mot de la question ; Driedon, Alphonse de Castro, Pierre de Monte, Thomas Campège, Jérôme Albani, Frédéric Nausea, Dominique Soto, les frères Wallenburch qui enseignent l’infaillibilité du Pape ; François Kenrick, archevêque de Baltimore, qui la professe pareillement dans sa Théologie, etc. Quant au révérend Manning, la liste formule d’après lui cette proposition : L’infaillibilité ne réside pas dans le Pape seul, parce que ce mot seul exclut tant les Conciles généraux que le corps de l’Eglise dispersée. Est ce que Mgr d’Orléans, qui publie la liste, penserait que la définition de l’infaillibilité du Pape compromettrait l’infaillibilité des Conciles généraux, ou celle de l’Église dispersée ? A ce compte, son opposition serait fondée ; mais qu’il se rassure, et qu’il ait la charité de conseiller à son théologien de prendre au moins une idée de la question.
X) Dans une discussion telle que celle du sujet de l’infaillibilité dans l’Église, la connaissance de l’histoire et des monuments est surtout nécessaire. Mgr d’Orléans l’a senti, et c’est pour cela que, dans sa Lettre à Mgr de Malines, il affirme avoir beaucoup étudié l’histoire de l’Église. Cependant, pour ne pas remonter plus haut que cet opuscule, on y trouve trop souvent la preuve qu’un certain développement dans les études et les recherches ne serait pas inutile.
Ainsi, Mgr d’Orléans répète jusqu’à deux fois que le Concile de Trente s’occupa de la thèse de l’infaillibilité du Pape. Le fait est qu’il n’en fut pas question dans cette assemblée ; ni frà Paolo ni Pallavicini n’en ont dit un mot. Les paroles du cardinal de Lorraine rapportées par Mgr d’Orléans furent prononcées à propos d’une question totalement distincte. Il s’agissait de la source de la juridiction dans l’Église. Je ferai observer en passant que lors même que le Concile de Trente eût renoncé à trancher la question de l’infaillibilité du Pape, il ne s’ensuivrait pas qu’un autre Concile serait impuissant à la décider. N’avons-nous pas vu définir de nos jours l’Immaculée Conception, que le même Concile de Trente n’avait pas jugée mûre encore pour être érigée en dogme ?
La prédication de l’Évangile chez les infidèles, les obstacles qu’elle y rencontre, sont autant de questions du ressort de la science historique, qu’il s’agisse du passé ou du présent. On a donc lieu de se demander sur quels faits s’appuie Mgr d’Orléans, lorsqu’il considère la définition de l’infaillibilité du Pape comme pouvant nuire à la conversion des centaines de millions d’infidèles qui n’ont pas encore accepté le christianisme. Jusqu’à présent, il est inouï que la notion du Pape, infaillible ou non, n’ait jamais arrêté les progrès de l’Évangile. Mgr le vicaire apostolique de Ceylan a rendu sur ce point un témoignage auquel ont adhéré ses vénérables collègues dans l’apostolat. Ils parlent du présent ; l’Histoire nous révèle le passé. Véritablement Mgr d’Orléans pouvait se dispenser d’amener les infidèles dans la question.
Est-il mieux fondé à mettre en avant les protestants dont il porte le nombre à quatre-vingt-dix millions ? Admettons, pour le moment, ce chiffre qu’on lui conteste. Pour pouvoir objecter les répugnances des protestants contre la définition de l’infaillibilité du Pape, il serait nécessaire de suivre historiquement la controverse depuis le seizième siècle jusqu’aujourd’hui, et de démontrer que la rentrée des réformés dans l’Église tient à la question de savoir s’il faut croire le Pape infaillible ou non. Les pièces de ce vaste procès sont devant nous, et chaque année en voit s’accroître le nombre. Est-ce là qu’est le nœud de la controverse ? Il y a longtemps déjà qu’il n’est plus même question du Pape dans la polémique protestante. Elle est concentrée tout entière dans les prétentions de la raison humaine, qui entend juger la Révélation et gérer un christianisme en dehors de l’autorité et de la Tradition. Faites admettre à ces hommes une Église infaillible, ils accepteront le Concile, et tout ce que le Concile aura décidé, fût ce même l’infaillibilité du Pape.
Sur le christianisme oriental, Mgr d’Orléans ne paraît pas non plus posséder toutes les données historiques qui lui seraient en ce moment fort utiles.
Ainsi, il dit à Mgr de Malines : « Au neuvième siècle, nous avons eu la douleur de perdre à peu près la moitié de l’Église ». Dans sa Lettre pastorale, ou Observations, il paraît convaincu que Photius a séparé au neuvième siècle les Orientaux de la communion de l’Église, à propos de la primauté du Pape.
Il y a tout un monde d’erreurs dans cette manière d’envisager l’histoire.
Mgr d’Orléans commence par confondre les Églises orientales avec l’Église grecque. Il aurait besoin de se rappeler que ce n’est point au neuvième siècle, mais dès le septième que le nestorianisme, et surtout le monophysisme, ont prévalu dans les Églises de l’Orient ; que la Syrie, l’Arménie, la Chaldée, l’Égypte, ont sombré dans l’hérésie, non point pour se soustraire à l’autorité du siège de Rome , mais, les Chaldéens, pour ne pas confesser l’unité de personne en Jésus-Christ ; les Syriens, les Arméniens, les Coptes, les Éthiopiens, pour ne pas reconnaître en lui les deux natures. Le peu d’orthodoxes qui resta dans ces pays fut désigné et l’est encore sous le nom de Melchites, comme professant la foi de l’empereur de Constantinople. Cette immense défection qui fut châtiée et l’est encore par l’invasion de l’islamisme, n’a rien de commun avec Photius et son schisme de quelques années.
Faute d’avoir une idée distincte de ce qui se passa au neuvième siècle, Mgr d’Orléans, de même qu’il recule jusqu’à cette époque la séparation des Orientaux, avance de deux siècles celle de l’Église grecque. Il a oublié que le schisme de Photius ne dura que peu d’années, et que le huitième Concile y mit fin, malgré les efforts impuissants de l’ambitieux patriarche qui ne put prolonger au-delà de sa vie le scandale de sa rupture avec Rome. Mgr d’Orléans ne tient aucun compte des dix-sept patriarches qui se succédèrent entre Photius et Michel Cérulaire, par lequel enfin le schisme grec se déclara au milieu du onzième siècle.
Tous ces dix-sept patriarches vécurent dans la communion du Siège apostolique, ainsi que les Églises de leur ressort. Plusieurs sont honorés comme saints, et l’un d’eux, saint Antoine surnommé Caulée est même inscrit au Martyrologe romain. Ce fut durant cette période que la Ruthénie fut convertie au christianisme par des missionnaires venus de Constantinople, et les premiers saints que produisit cette Église sont honorés par les Ruthènes unis, par exemple saint Vladimir et sainte Olga, avec l’approbation du Saint Siège. Le schisme tout personnel de Photius ne fit donc point perdre la moitié de l’Église, comme le dit Mgr d’Orléans. Nestorius, Eutychès, Dioscore, sont responsables de la perte des Eglises orientales ; Michel Cérulaire répond de celle de l’Église grecque.
Sur une question beaucoup plus récente, Mgr d’Orléans reproche à Mgr de Malines de ne pas tenir compte d’un fait inscrit dans la Lettre pastorale, ou Observations. On y rappelait les déclarations faites, avant 1829, au gouvernement et au parlement anglais par plusieurs prélats catholiques d’Angleterre et d’Irlande, déclarations dans lesquelles ils exprimaient qu’il n’était pas exigé d’eux de croire le Pape infaillible. Qu’avait à dire à ce sujet Mgr de Malines ? Le fait est certain ; mais en quoi est-il favorable à la thèse de Mgr d’Orléans ? A ce moment il s’agissait d’accorder enfin l’émancipation aux catholiques, d’abroger la législation odieuse et tyrannique qui pesait sur eux. Le gouvernement anglais, dans son habileté bien connue, cherchait à atténuer le plus possible la concession que bientôt il ne pourrait plus refuser. Il eut entre autres l’idée fort peu libérale de faire une enquête sur la doctrine des catholiques avant de leur restituer leurs droits les plus sacrés. Pénétrant jusque dans nos croyances intimes, ce gouvernement se permit de s’enquérir, même par interrogatoire de leurs principes sur l’autorité toute spirituelle du Pontife romain. Les évêques, dans l’intérêt de leurs troupeaux, crurent devoir se soumettre à ces exigences, et donnèrent, avec la liberté que l’on peut avoir en semblables occasions, les réponses qu’ils jugeaient propres à satisfaire ceux dont l’émancipation des catholiques dépendait. Au reste, dans la question qui nous occupe, le point de doctrine n’étant pas encore défini, répondre simplement qu’il n’était pas exigé d’eux de croire le Pape infaillible, n’était pas du tout déclarer que le Pape n’est pas infaillible ex Cathedra.
Cette exigence du gouvernement britannique n’en fut pas moins un acte signalé d’oppression, et les réponses rendues par les évêques anglais et irlandais à un gouvernement hérétique qui mettait à de telles conditions une liberté dont les catholiques étaient tyranniquement privés depuis trois siècles, n’en demeure pas moins dans l’histoire comme le monument d’une servitude à laquelle l’Église ne pourrait que perdre. Il faut, certes, avoir du courage pour venir alléguer, en faveur d’une opinion, des témoignages obtenus par une pression si injuste. Le gouvernement anglais avait-il jamais demandé aux méthodistes et aux autres dissenters, pour les laisser jouir de leurs droits de citoyens, ce qu’il osa exiger des prélats catholiques ? Cependant Mgr d’Orléans s’est prévalu, dans sa Lettre pastorale, de ces réponses qui ne pouvaient être libres ; elles figurent aussi sur l’étrange liste qu’il a acceptée et qu’il recommande. Mgr de Malines, comme tous ceux auxquels la liberté de l’Église est chère, n’a pas cru devoir relever cette manière de se créer des arguments, et personne ne lui en fera blâme. En ce moment où la défense de la vérité appelle au secours tous ceux qui ont le zèle de la maison de Dieu, je proteste en terminant cette étude de la Lettre de Mgr d’Orléans, contre l’emploi qu’il fait pour la seconde fois de ces réponses extorquées, et j’insiste encore en finissant, sur la nécessité d’unir dans les discussions dogmatiques, la science pratique de l’histoire aux autorités et aux arguments de la théologie.
Réponses aux dernières objections contre la définition de l’infaillibilité du Pontife romain
Il semblait que la cause de l’infaillibilité papale avait été suffisamment instruite par les débats contradictoires qui, ont eu lieu depuis la publication du livre Mgr de Sura. L’apparition toute récente de plusieurs mémoires destinés aux membres du Concile et rédigés dans un sens opposé à la définition, montre l’importance que leurs auteurs attachent au sentiment qu’ils ont embrassé ; mais il est douteux que ce renfort de la dernière heure décide la victoire en faveur d’un sentiment opposé à l’enseignement presque universel des théologiens, et à la pratique infaillible de l’Église.
Monseigneur l’évêque de Rottenbourg a entrepris une dernière campagne sur la question d’Honorius. Il est permis de penser que cette dissertation qui fait plus ou moins d’honneur à l’érudition de l’auteur demeurera sans influence sur la décision doctrinale. Dans la question de savoir si saint Pierre a reçu pour lui-même et pour ses successeurs le privilège de l’inerrance dans l’enseignement officiel de la foi, il importe peu qu’Honorius, dans des lettres privées où il enseigne avec une pleine orthodoxie les deux opérations, divine et humaine, en Jésus-Christ, ait tenté plus ou moins maladroitement d’assoupir une erreur qu’il aurait dû poursuivre avec énergie. Il importe peu que la condamnation d’Honorius comme hérétique se trouve dans les actes du VIe Concile, lorsque nous faisons profession de ne reconnaître la valeur œcuménique des décrets d’un Concile que dans la mesure où ils sont acceptés et confirmés par le Siège apostolique. Mgr de Rottenbourg n’ignore pas que dans la confirmation qu’il accorda au décret du VIe Concile, saint Léon Il n’accepta pas la note d’hérétique infligée à Honorius, et que les Pontifes romains, ainsi qu’il conte par le Liber diurnus, ne comprirent jamais la chose dans ce sens. Il était donc superflu de ramener l’affaire d’Honorius à propos de la question de l’infaillibilité du Pape.
Cette thèse historique offre, j’en conviens, un véritable intérêt, et si elle n’a pas précisément une valeur pratique en ce moment, elle n’en était pas moins digne d’occuper les doctes loisirs de Mgr de Rottenbourg. Au reste, un français, le R.P. Colombier, de la Compagnie de Jésus, vient d’achever par un cinquième article, dans les Études religieuses, un travail aussi neuf que solide sur la question d’Honorius, qui n’avait pas encore été étudiée avec cette étendue et cette profondeur.
En dehors du livre de Mgr de Rottenbourg, les mémoires dont je viens de parler sont d’abord un in 12 de trente-deux pages, un in 4 de soixante-six, et un in 8 de quatre-vingt-sept. Je me bornerai à parcourir ce dernier qui a été imprimé à Naples, sous ce titre : Observationes quaedam de infallibilitatis Ecclesiae subjecto. Il peut tenir lieu des autres, qui ne renferment guère autre chose que ce qu’il contient. Depuis le premier mot du titre, Observationes, on y sent d’un bout à l’autre les habitudes de la langue française, et de la langue de journaliste. Les termes et les tournures seraient inaccessibles à un lecteur qui ne connaîtrait pas notre idiome et le style fort peu académique qui a cours aujourd’hui.
I) L’auteur, au premier paragraphe, commence par faire d’importantes concessions aux défenseurs de l’infaillibilité. Il reconnaît que le Saint-Siège étant la pierre contre laquelle les portes de l’enfer ne prévaudront pas, est par là même l’inébranlable fondement de la foi catholique ; que c’est le devoir des catholiques de recevoir, avec une prompte obéissance et une entière confiance, les définitions du souverain Pontife sur la foi et les mœurs. Il semblerait donc que toute controverse est terminée, mais pas du tout. L’auteur refuse de conclure de ce qui précède qu’une définition rendue par le successeur de saint Pierre en matière de foi ou de mœurs, impose l’obligation de l’accepter comme une doctrine révélée de Dieu. Il se plaint que l’on ait proposé à la définition du Concile l’infaillibilité du Pape, et oppose à cette croyance les lieux communs qui ont été cent fois réfutés.
Ainsi, selon notre auteur, le Pape est faillible dans ses définitions sur la foi et les mœurs ; et nonobstant, les fidèles sont tenus de recevoir ce qu’il décide avec une prompte obéissance et une entière confiance. Le Saint Siège est l’inébranlable fondement de la foi catholique, mais on ne doit pas croire pour cela que tout ce qu’il décide soit conforme à la doctrine révélée de Dieu. La conséquence d’un tel système est que le chrétien est sous l’obligation d’adhérer à l’erreur si le Pape l’enseigne, que la pureté de la foi peut s’altérer dans l’Église ; en un mot que le devoir du fidèle peut se trouver en contradiction avec les droits de la vérité révélée. C’est la négation de la mission divine du Christ et du christianisme tout entier. De telles contradictions auraient arrêté les anciens gallicans. Ils auraient maintenu chez les évêques et chez les fidèles le droit d’appel au futur Concile contre toute décision du Pape qui ne leur conviendrait pas. Aujourd’hui il faut bien faire une concession à l’ultramontanisme qui triomphe partout, et voici que dans les Observationes on proclame résolument l’identité des contraires à propos de l’infaillibilité du Pape, en immolant d’un même coup la logique et la foi.
II) Au paragraphe suivant, l’auteur nous transporte à l’âge des martyrs, et dans un but qui profiterait aux protestants, plus encore qu’aux gallicans, il cherche à démontrer par de pures assertions, il est vrai, que durant les trois premiers siècles, il n’existait pas de moyen d’arriver à la certitude absolue sur la foi. Le Concile œcuménique n’étant pas possible à cette époque, les questions dogmatiques n’étaient traitées que dans des Conciles particuliers qui n’étaient pas infaillibles. Cependant, ajoute l’auteur, sauf dans des cas rares, il était moralement certain pour chaque chrétien que la doctrine de son évêque était d’accord avec celle des apôtres.
Voilà jusqu’où le gallicanisme devait entraîner ses partisans ! jusqu’à nier la divine et irréfragable certitude de la foi dans l’Église durant une période de trois siècles, et cela parce que le Concile œcuménique ne se tenait pas. L’aveuglement de ces hommes n’a‑t-il pas quelque chose de surnaturel ? Outre le principe fondamental de l’Église, véritable question de droit qui consiste à admettre en elle la permanence de la foi omnibus diebus, le fait de cette permanence est constaté par le célèbre témoignage de saint Irénée qui enseigne, dès le IIe siècle, que toute église et tout fidèle nécessairement adhèrent à la doctrine de l’Église romaine, en laquelle se conserve la vraie foi apostolique. Le fait est encore constaté par les jugements du Pontife romain dans la condamnation des hérétiques à cette époque, dans ses décisions attendues, sollicitées et reçues comme irréfragables, ainsi qu’il conte par l’histoire, si rares que soient les monuments qui nous en sont restés. Mais le gallicanisme, en ce moment, ne s’inquiète plus de l’histoire ; on l’a vu par les lettres du P. Gratry ; toutefois, nul n’était encore allé aussi loin que l’auteur des Observationes dans l’abjuration des faits comme de la logique.
III) Enfin le Concile de Nicée eut lieu, et selon notre auteur, au paragraphe troisième, on put dès lors avoir sur la foi cette certitude que tous désiraient. Il s’étend un peu sur ce premier Concile œcuménique pour en relever la grandeur et l’autorité. Rien de mieux assurément, s’il voulait en même temps convenir que, sans ce Concile, l’Église durant les trois premiers siècles, avait joui de la certitude complète dans la doctrine, et que si le Concile n’avait pas eu lieu au IV°, rien d’essentiel ne lui eût manqué. Mais ce n’est pas ainsi que l’entend notre théologien. Le Concile de Nicée qui, pour tout le monde, n’est qu’un fait, est à ses yeux un droit. Singulier droit, qui est essentiel à l’Eglise, et dont l’Église durant ses trois premiers siècles n’a pas eu même conscience. Elle pensait qu’il lui suffisait pour conserver la pure doctrine du Christ d’adhérer à l’enseignement de l’Église romaine, et elle se trompait ! La foi des martyrs n’arrivait pas au plus haut degré de certitude ! Il leur eût fallu de temps en temps un Concile œcuménique, et malheureusement, ainsi que le remarque l’auteur, la convocation et la tenue n’en étaient pas très praticables sous les empereurs persécuteurs.
Il profite de l’occasion pour donner sa théorie du Concile. Elle se réduit à deux points principaux. Il faut que les décrets de l’assemblée soient sanctionnés par le Pape ; mais ils doivent avoir été rendus à l’unanimité, ou du moins à la quasi-unanimité des suffrages. Sur le premier point, il n’y a rien à dire : l’auteur est orthodoxe. Toutefois, ne nous y laissons pas prendre. En ces jours le gallicanisme a compris que l’on ne gagnerait rien en cherchant à amoindrir la dignité du Pontife romain ; elle est aujourd’hui trop respectée. Il s’est donc attaché à la réduire à l’impuissance, et il vient d’inventer le système de l’unanimité des suffrages dans le Concile. Pas n’est besoin d’être fort théologien pour comprendre le danger de cette théorie. J’imagine pourtant que ses inventeurs voudront bien convenir que, pris individuellement, chaque évêque est faillible ; or, tant qu’on n’aura pas démontré que, dans le Concile, chaque évêque revêt une infaillibilité personnelle, il y aura toujours la possibilité d’en voir un nombre plus ou moins grand abonder dans le sens contraire à une définition nécessaire. Si cet inconvénient a lieu, voilà donc l’Église arrêtée. Par suite du défaut d’unanimité, l’erreur ne pourra plus être condamnée, la vérité ne pourra plus être proclamée, et cela, parce qu’une minorité qui représenterait l’erreur se mettrait en travers. Est-il possible de reconnaître dans un tel système la vraie constitution de l’Église ? Qui ne voit qu’au lieu de protéger la vérité, il ne serait propre qu’à l’entraver ; à moins, je le répète, que l’on ne veuille attribuer à chaque évêque, dans le Concile, une infaillibilité personnelle dont il ne jouit pas sur son siège.
Que si l’on trouvait bon d’aller jusque-là, ce serait encore une fois admettre l’identité des contraires, puisque les évêques de la majorité seraient aussi infaillibles que ceux de la minorité. Or, les uns disant oui et les autres non, pour croire que ni les uns ni les autres ne se trompent, il faudrait admettre que oui et non sont une seule et même chose. Si donc l’on veut sauver le bon sens du naufrage, il est nécessaire d’en revenir à la vérité catholique reconnue dans tous les temps, et hors de laquelle, vu la faiblesse humaine, il n’y a pas d’Église : savoir, que dans le cas de partage entre les évêques, ceux qui sont avec le Pontife romain représentent l’Église et enseignent la vérité. Ubi Petrus, ibi et Ecclesia.
IV) Il est difficile d’entasser plus de sophismes en moins de pages que ne l’a fait notre auteur dans son paragraphe quatrième. De ce que les jugements doctrinaux du Pontife romain sont toujours en rapport avec la foi généralement répandue dans l’Église, il se met à conclure que ces jugements ne sont pas par eux-mêmes irréformables. Comment ne voit-il pas que ce raisonnement est tout aussi applicable aux décisions des Conciles œcuméniques ? A‑t-il jamais vu quelqu’un de ces Conciles définissant dans un autre sens que dans celui de la foi antérieurement professée ? En conclura-t-il que les décisions conciliaires ne sont pas irréformables par elles-mêmes ? Il le doit, si son principe est vrai.
Ces derniers des gallicans ont d’étranges idées. A les entendre, on croirait que la déclaration de l’infaillibilité, une fois rendue, autoriserait le Pape à définir à tort et à travers tout ce qui lui passerait par l’esprit, sans s’inquiéter de la foi antérieure de l’Église. Mais ils n’ont donc jamais ouvert un livre de controverse ? Ils ne savent donc pas que les protestants, quand on leur affirme que le Concile est infaillible, se révoltent précisément par cette même raison qu’ils se figurent que nous accordons au Concile le droit de décider à volonté, sans égard à la croyance générale antérieure qu’il doit simplement sanctionner par ses sentences ?
Pourtant, la situation est la même. Qu’il s’agisse du Pape infaillible, ou du Concile infaillible, au fond, c’est toujours de l’Église infaillible qu’il s’agit. Le même Esprit Saint conduit tout, anime tout. En vertu des promesses de Jésus-Christ, il fait que le corps enseignant (le Pape et les évêques définissant simultanément), est infaillible ; parce que le Sauveur l’a promis. Il fait que le Pontife romain définissant du haut de sa Chaire est infaillible ; parce que le Sauveur l’a promis. Il fait que le corps épiscopal, quand le Pape définit seul, adhère à la sentence dans une infaillibilité passive ; parce que le Sauveur a promis à son Église la permanence. Il fait enfin que l’Église enseignée n’est jamais sans la vérité professée, avant comme après la définition ; parce que le Sauveur a promis de maintenir ses fidèles dans la vérité jusqu’à la consommation des siècles.
Non, il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il ne peut y avoir de définition de foi qui ne soit accueillie par le consentement de l’Église ; mais l’infaillibilité du Pape comme celle du Concile n’est pas précisément un produit de ce consentement. Elle est l’œuvre directe du Saint-Esprit qui l’influe. Il y a promesse divine pour le Pape et promesse divine pour le Concile ; ni Pape, ni Concile, n’est infaillible par lui-même. Nous sommes ici dans l’ordre purement surnaturel dont voudraient en vain nous distraire de vaines prétentions, aussi terrestres qu’elles sont odieuses. Que les passions humaines s’agitent, c’est un triste spectacle sans doute ; mais l’Esprit Saint est notre force. Nous savons que nous ne serons pas confondus.
C’est en vain que l’auteur s’efforce, par des citations tronquées et des réticences, d’atténuer le grand mot de saint Augustin : Causa finita est. D’autres passages du saint docteur mettent au jour son sentiment sur l’autorité décisive des jugements doctrinaux du Saint-Siège ; ils ont été cités dans la controverse présente ; mais l’auteur s’est gardé de les reproduire. Vient ensuite l’apologie de saint Cyprien dans sa résistance à saint Étienne. L’auteur oublie seulement de démontrer que ce Pape aurait rendu une décision doctrinale dans la question. Nous attendrons les preuves. Après saint Cyprien, c’est le tour de saint Léon. On veut nous faire croire qu’un Pape si ferme dans la défense des droits de son siège, aurait avoué que la définition rendue par lui contre la doctrine d’Eutychès attendait la confirmation du Concile pour être irréformable. Or, dans le passage que l’on cite, saint Léon atteste que la sentence qu’il avait préalablement prononcée était déjà reçue dans le monde chrétien tout entier. Le Concile de Calcédoine n’était donc pas de nécessité absolue. Il ne fut convoqué que dans le but de confondre plus efficacement et avec plus d’éclat les hérétiques ; et après la procédure que cette sainte assemblée exerça contre leurs erreurs, saint Léon pouvait bien dire que le jugement qu’il avait rendu était désormais rétractable ; en d’autres termes que la sentence était devenue si solennelle que les condamnés n’avaient plus à invoquer en leur faveur aucune disposition du droit qui ne leur eût pas été appliquée
Est-ce convenir que jusque-là il manquait quelque chose à la définition de la foi ? Le Concile ne s’était-il pas écrié : Pierre a parlé par Léon ? Quand Pierre a parlé, on peut vérifier sa parole, on peut la publier avec plus ou moins de solennité ; on n’y peut rien ajouter en fait d’autorité. Le même Esprit Saint qui a parlé par Pierre, parle encore dans le Concile. Il n’y a pas d’antagonisme possible entre Pierre et le Concile, instruments l’un et l’autre du même Esprit Saint.
L’auteur, après avoir enregistré les lieux communs du gallicanisme sur les premiers Conciles, nous dit qu’il a fallu quatre siècles pour établir la foi droite (fides recta) sur les mystères de la Trinité et de l’Incarnation, que, durant cet intervalle, on a recouru fréquemment au consentement des Églises ; et que les Papes, loin de s’y opposer, se sont prêtés d’eux-mêmes à cette investigation. Nous lui répondrons que la foi droite et exacte sur ces mystères n’a jamais manqué dans l’Église ; seulement on a dressé dans les quatre et même cinq premiers siècles des formules qui devaient servir à discerner la vérité de l’erreur. Pour les rédiger, où aurait-on pris les termes, si ce n’est dans la foi antérieure et universelle ? Papes et Conciles ont consulté la tradition avant de rendre les décrets qui devaient l’exprimer ; pouvait-il en être autrement ? En quoi ce fait démontre-il que le Concile est infaillible et que le Pape ne l’est pas ?
Si l’on eût été alors persuadé de l’infaillibilité du Pape, dit notre auteur, on n’eût pas pris tant de peines pour réunir des Conciles, encouru tant de fatigues pour y assister. On le priera de se souvenir que les Conciles ont en pour motif de produire avec la plus grande solennité possible la manifestation de la foi, afin de confondre plus efficacement les hérétiques, et d’affermir les fidèles en les faisant jouir du sublime spectacle de la croyance dans toute l’Église. Ce secours puissant donné à l’orthodoxie est la raison historique des Conciles, et n’altéra jamais en rien la confiance que tous les siècles ont professé à l’égard de Pierre parlant avec infaillibilité par son successeur. Si l’on veut s’obstiner à répéter que les Conciles ont été tenus dans l’intention de suppléer à l’infaillibilité qui n’existe pas dans le Pape, resterait à prouver que la question gallicane avait été dès lors soulevée ; mais on n’en viendra jamais à bout. Cette question est moderne ; elle est sortie de la scholastique et n’a rien de commun avec l’antiquité.
On ne peut lire sans indignation ce que l’auteur ajoute à la fin de son paragraphe, lorsque, après avoir sacrifié à son système la certitude de la foi durant les trois premiers siècles, rencontrant ensuite sur son chemin les témoignages irrécusables du profond respect des Pères pour les décisions pontificales, il ose dire qu’ils ont exalté pareillement les décrets de certains Conciles particuliers qui cependant étaient faillibles ; lorsqu’il ne craint pas d’affirmer qu’il était naturel que les jugements du Siège apostolique fussent accueillis avec une pieuse confiance dans le patriarche d’Occident, tandis que nous avons les témoignages des Pères de l’Orient aussi formels que ceux des latins sur l’inerrance de la Chaire de saint Pierre ; lorsqu’enfin il a l’audace d’expliquer les termes que les Pères et les Conciles employaient pour exprimer leur foi dans la prérogative du Pontife romain, par l’usage établi alors dans les cours de se servir de compliments emphatiques à l’égard des dépositaires du pouvoir, jusque-là que Théodose Il prenant la chose au sérieux, parle de ses divines oreilles dans un de ses édits. En présence de si misérables défaites, le cœur catholique se soulève, et pour ma part, sans connaître l’auteur du pamphlet, je n’hésite pas à dire que sous son style pâteux et son apparente modération, on retrouve toute l’audace hypocrite d’un Fébronius et d’un Ricci.
V) Le cinquième paragraphe est dirigé contre le formulaire de saint Hormisdas, dont il est aisé de comprendre que l’auteur est fort gêné. De ce formulaire, Bossuet a dit : Quel chrétien oserait le rejeter ? Ce formulaire, Bossuet lui-même le regarde comme le principal monument de la tradition sur l’indéfectibilité de la foi dans le Siège apostolique. Croirait-on que notre auteur s’efforce, contre l’évidence du texte, d’en détourner le sens, pour appliquer au mystère de l’Incarnation dont il n’est pas même question à cet endroit, ce qui est dit dans le formulaire, que l’entière et véritable solidité de la religion chrétienne repose dans le Siège de Rome ? Il est impossible de se jouer du lecteur avec plus de hardiesse ; car enfin tout le monde est à même de vérifier (21). Triste exemple de la passion qui ne raisonne plus !
C’est ainsi que, dans le même paragraphe, l’auteur, voulant tirer à son système le formulaire de saint Hormisdas dont le but était de rétablir dans l’Orient la profession de la foi définie au Concile de Calcédoine, s’imagine venir au secours du gallicanisme en rappelant ces paroles du Pape saint Gélase sur les Conciles : Aucun vrai chrétien n’ignore que lorsqu’il s’agit des décrets d’un Concile revêtu de l’assentiment de l’Église universelle, aucun Siège plus que le premier Siège n’a le devoir de les mettre à exécution ; car c’est ce Siège qui par son autorité confirme chaque Concile, et en demeure le gardien assidu, en vertu de la principauté accordée au bienheureux Pierre de la bouche même du Seigneur, et reconnue à jamais par l’Église qui s’y conforme.
Outre que ce texte de saint Gélase ne peut en aucune façon venir au secours du gallicanisme si compromis par le formulaire de saint Hormisdas, n’est-ce pas une grave maladresse chez l’auteur de s’en venir citer ces paroles d’un Pape du cinquième siècle qui tombent sur lui de tout leur poids ? Oui, sans doute, c’est au premier Siège de veiller à l’exécution des Canons d’un Concile œcuménique ; mais à quel titre ? parce que, dit saint Gélase, ce Concile d’abord a été confirmé par le premier Siège qui, en vertu de sa principauté, est seul en mesure de le faire observer. Y a‑t-il là un mot qui autorise à placer au-dessus du Pape le Concile qui n’est Concile que par la confirmation du Pape ? Et n’est-ce pas le cas de rappeler la parole incisive et si profondément vraie de Joseph de Maistre : Comme il ne saurait y avoir de Concile œcuménique sans Pape, si l’on veut dire que le Pape et l’Épiscopat entier sont au-dessus du Pape ; ou en d’autres termes, que le Pape seul ne peut revenir sur un dogme décidé par lui et par les évêques réunis en Concile général, le Pape et le bon sens en demeureront d’accord ? (22)
VI) Le sixième paragraphe est consacré à l’affaire des trois Chapitres. Il n’est pas long, et l’auteur cherche des arguments pour sa thèse dans les variations de Vigile. Tout a été dit sur cette question. On sait que Vigile fut privé de sa liberté durant son séjour forcé à Constantinople, et que ses actes, sous la pression exercée contre lui, ne pouvaient avoir une valeur véritablement canonique. Le cinquième Concile, qui ne fut pas œcuménique durant sa tenue, se montra obséquieux outre mesure envers César. Ses décrets furent orthodoxes ; mais ils reçurent toute leur autorité de leur confirmation par Vigile dont la doctrine fut toujours aussi saine qu’invariable, quelles qu’aient été ses tergiversations au sujet des trois Chapitres.
La condamnation de ces trois écrits causa dans diverses provinces de l’Église d’Occident des malentendus qui durèrent assez longtemps, et si le Siège apostolique n’y avait mis la plus grande prudence, le cinquième Concile eût en grande peine à être universellement accepté. Il a plu à notre auteur de recueillir certains traits empruntés à cette époque agitée, afin de donner à entendre que le respect pour le Saint-Siège avait souffert chez quelques-uns à l’occasion des controverses qui s’agitèrent alors. C’est bien peu pour contrebalancer cette nuée de témoignages qui s’élèvent de l’Orient et de l’Occident dans tout le cours des siècles en faveur de l’inerrance des Pontifes romains. Est-il dans la théologie une seule thèse contre laquelle on ne puisse réunir quelques textes qui ont besoin d’être élucidés, ou qu’il faut même abandonner en présence de la vraie doctrine ? A voir la confiance avec laquelle les adversaires nous présentent certains textes, on dirait que la théologie leur est étrangère, et qu’ils ignorent le chapitre des objections, sur lequel il faut cependant compter toujours dans la discussion des vérités les mieux établies.
VII) Après Vigile, l’éternel Honorius paraît à son tour, et l’auteur lui fait les honneurs du septième paragraphe. Est-ce à dire que l’on trouve là quelque chose de nouveau ? Non, assurément. Tous les lieux communs ordinaires, et rien de plus. Il faut de toute nécessité qu’Honorius ait enseigné l’unique volonté et l’unique opération dans le Christ. Il a beau dire et répéter dans sa lettre à Cyrus, que dans l’unique personne du Christ, chacune des deux natures, divine et humaine, opère ce qui lui est propre ; il faut de toute nécessité qu’il ait dit le contraire. Dans la lettre à Sergius, Honorius incidente, plus ou moins à propos, pour réfuter ceux qui diraient qu’il pouvait y avoir contradiction dans le Christ, en ce sens que sa volonté humaine eût ressenti l’entorse que nous a laissée le péché d’origine ; il faut qu’en cela encore Honorius ait nié l’existence d’une volonté humaine dans le Christ. Comme on le voit, notre auteur n’a rien de nouveau à dire, et ses assertions ont été cent fois réfutées.
Quant à ce que dit Honorius au sujet de l’emploi des termes, une volonté, une opération, deux volontés, deux opérations, il est vrai qu’il qualifie cet emploi d’ineptum ; j’ai montré ailleurs quelle est la valeur de ce mot dans la langue latine et comment il n’implique pas la réprobation d’un terme comme exprimant le faux, mais seulement la superfluité ou une subtilité excessive. Il ne s’agit pas de justifier ici Honorius d’une faute de conduite qui est évidente, surtout après les évènements ; il importe seulement de n’être pas injuste envers un Pape, et de ne pas laisser peser sur lui sans raison l’accusation d’avoir enseigné l’erreur, quand il ne l’a pas enseignée.
L’auteur s’évertue à prouver que les lettres d’Honorius étaient des documents officiels revêtus de l’ex Cathedra. A ce compte, toutes les réponses rendues par les Papes à des consultations seraient autant de définitions. Sans doute, la qualité de chef de l’Église ne quitte jamais le Pape. C’est en raison de cette qualité qu’on le consulte de toutes parts et qu’il répond aux consultations ; mais vouloir transformer toutes ses réponses en décisions solennelles, c’est oublier qu’une définition, destinée toujours à faire loi dans la croyance, a besoin essentiellement de certaines formes déterminées annonçant l’intention d’obliger tous les fidèles en matière de foi, et en même temps d’une promulgation nécessaire à toute nouvelle intimation légale. Qu’ont de commun avec ces formes essentielles à un jugement doctrinal, les lettres d’Honorius à Sergius et à Cyrus ? Puisque nous n’enseignons pas l’infaillibilité du Pape comme docteur privé, c’est temps perdu de s’en venir nous les objecter.
VIII) Le sixième Concile arrive au huitième paragraphe, et l’auteur veut bien nous apprendre que ce Concile condamna Honorius comme hérétique. Jusque-là nous sommes dans l’histoire ; mais il faudrait aussi faire en sorte de rester dans la théologie. L’auteur en sort cependant, lorsqu’il vient nous dire que dans cette occasion l’Église universelle, condamna comme hérétique l’infortuné pontife ; car enfin le Pape fait partie essentielle de l’Église universelle, et le Pape n’a pas condamné Honorius comme hérétique. Après la mort de saint Agathon, durant la vacance du Siège apostolique, le Concile agit avec une remarquable violence contre Honorius, et ne fit aucune difficulté de condamner d’hérésie Honorius, dans le même décret où il anathématisait Sergius, Pyrrhus et les autres.
Enfin le Siège apostolique fut rempli, et saint Léon Il, successeur de saint Agathon, vit arriver à Rome les Actes du Concile qui allait se terminer et sollicitait la confirmation romaine. Le nouveau Pontife accorda cette confirmation à la doctrine du Concile ; mais quant au décret, qui enveloppait Honorius avec les fauteurs du monothélisme, le Pape le réforma, et tout en maintenant la note d’hérétiques infligée à Sergius, Pyrrhrus et les autres, il mit à part Honorius, et le réprouva seulement pour avoir, par sa faiblesse, compromis les intérêts de la foi. Le sixième Concile réside tout entier dans cette lettre confirmative de saint Léon Il ; le reste n’appartient qu’à l’histoire de cette assemblée.
L’auteur s’évertue ensuite à prouver qu’un Pape pourrait tomber dans l’hérésie, et que dans ce cas, il serait justiciable de l’Église. On peut le lui accorder, en lui faisant toutefois observer que ce cas n’est pas celui d’Honorius qui n’a point enseigné l’hérésie, et qui n’a point été justifié par l’Église, puisque chacun sait que les décrets d’un Concile n’obtiennent la valeur conciliaire qu’en tant qu’ils sont confirmés par le Pontife romain.
IX) Au neuvième paragraphe l’auteur prend congé d’Honorius ; mais c’est pour se jeter sur sept ou huit autres Pontifes romains atteints et convaincus par lui d’hérésie sur le ministre du sacrement de l’Ordre. On s’attend à le voir produire de nombreuses décrétales de ces Papes enseignant à l’Église universelle que les évêques hérétiques ou simoniaques sont impuissants à transmettre le caractère divin à ceux auxquels ils imposent les mains ; mais cette attente est déçue. L’auteur se borne à raconter plusieurs faits de conduite privée, tous contestables, tous en dehors de la question de l’infaillibilité ex Cathedra. Le gallican Tournely les a tous discutés dans son traité de Ordine, et il n’en laisse pas un debout.
Véritablement, l’auteur n’est pas fort, et je lui conseillerais volontiers d’étudier un peu le savant Père Morin dans son grand traité sur l’Ordination. La pratique de l’Église est de recevoir les hérétiques et les schismatiques qui font retour à l’unité avec les ordres qu’ils ont reçus, si ces ordres ont été conférés dans les véritables conditions sacramentelles ; mais il ne serait cependant pas hétérodoxe de soutenir, avec le Maître des Sentences, que l’Église pourrait opposer un empêchement, l’hérésie par exemple, à la validité de l’ordination, comme elle en a mis, par la réserve de certains cas, à la validité de l’absolution, et par les empêchements dirimants, à celle du contrat et du sacrement de mariage.
Quant à vouloir accuser Paul IV d’avoir prétendu infirmer tous les sacrements conférés par des prélats qui seraient tombés dans l’hérésie avant leur promotion, on avait lieu d’espérer que cette excentricité échappée au R.P. Gratry serait demeurée à son compte. Notre auteur la fait sienne, et il s’en vient donner pour preuve les paroles de la bulle, où Paul IV déclare nuls omnia et singula per eos (episcopos) dicta, facta, gesta et administrata. Ce mot administrata, nous dit-il avec une certaine bonhomie, ne peut guère s’entendre (Vix) que de l’administration des sacrements. Donc Paul IV a infirmé et irrité tous les sacrements conférés par ces prélats. Pour toute réponse je le prie de citer un seul document canonique ou liturgique dans lequel le mot administrare ait pour intention de signifier l’administration des sacrements, lorsque le mot sacramentum n’y est pas joint en ce genre ou en espèce.
X) Après de longs préliminaires dans lesquels il reconnaît l’influence salutaire des Papes dans les choses civiles au moyen âge, l’auteur, dans son dixième paragraphe, arrive péniblement à la bulle Unam sanctam de Boniface VIII. On sait que le système du parti est de ne reculer devant aucun moyen, pas même la félonie, pour arrêter, s’il le peut, la définition de l’infaillibilité. Il a donc rêvé de susciter de la part des gouvernements temporels certains obstacles à la liberté du Concile, donnant à entendre que cette définition aurait pour résultat de soumettre le civil au spirituel, attendu que le Pape déclaré infaillible se mettrait immédiatement à disposer des couronnes à son gré.
Il faut avouer que le stratagème, s’il est peu loyal à l’égard d’un chef auquel on a juré obéissance, est pour le moins fort étrange au temps où nous vivons. On conçoit que sous le règne de Louis XIV, où le roi ne tenait sa couronne que de Dieu et de son épée, il pouvait sembler hardi d’enseigner que le Pape aurait le droit d’enlever cette couronne et de la passer à un autre ; mais en ce moment où les gouvernements s’empressent de reconnaître la souveraineté du peuple, on ne voit pas quel ombrage pourrait leur causer un vieillard désarmé qui n’a plus à son service les ressources d’attaque et de défense qu’avaient ses prédécesseurs au Moyen-Âge. Cette dénonciation du Pape aux gouvernements comme un péril pour eux est une mauvaise action.
Elle est en même temps une pitoyable inconséquence. Quel rapport, en effet, y a‑t-il entre la définition de l’infaillibilité du Pape et l’intervention de celui-ci dans les choses temporelles ? L’auteur constate lui-même que les Papes, dans le passé, ont exercé la suprématie spirituelle sur les États bien des siècles avant la définition de leur infaillibilité doctrinale ; il n’y a donc pas de relation nécessaire entre les deux. Il admet sans doute l’infaillibilité des Conciles, il ne voit même l’infaillibilité que dans les Conciles ; si donc c’est pour lui une si funeste erreur de croire à la supériorité du spirituel sur le temporel, comment ne voit-il pas que ce sont les Conciles même qu’il compromet, puisqu’il en est plusieurs qui ont agi et décrété dans le même sens que les Pontifes du Moyen-Âge ? Le germanisme nous administre donc encore ici une leçon en faveur de l’identité des contraires.
La Bulle Unam sanctam joue naturellement un grand rôle dans tout ceci, et l’auteur se fait disciple de Mgr d’Orléans pour la signaler comme une œuvre scandaleuse qu’il suffit de montrer du doigt pour soulever d’indignation le spectateur. Entendons-nous cependant, et voyons si nous sommes décidés avant tout à demeurer catholiques. C’est un point fondamental de notre religion que l’Église ne peut admettre l’erreur dans son enseignement ni dans sa pratique ; on se rappelle l’axiome de saint Augustin, nec approbat, nec facit, nec tacet. Or, depuis six siècles la bulle Unam sanctam fait partie du Corps du Droit. Trois Conciles œcuméniques se sont tenus depuis, ils n’ont pas réclamé. De toute nécessité il faut conclure que l’Église est tombée dans l’erreur, ou que la bulle Unam sanctam n’est pas si scandaleuse qu’on le prétend.
Maintenant, si l’on examine cette bulle en elle-même, on voit que dans sa teneur elle se compose de considérants et d’un dispositif. Tout écolier en théologie sait que la valeur décisive d’un acte définitoire, décret de Concile ou bulle pontificale, réside, non dans les considérants, mais dans le dispositif. Or, l’auteur est obligé de convenir que le dispositif, la définition proprement dite, dans la bulle Unam sanctam, ne contient rien dont un gallican même ait raison de s’effaroucher. Ainsi c’est en pure perte qu’il a voulu faire émeute sur ce terrain.
Il est donc permis de discuter dans l’école la valeur théologique des assertions et des preuves relatées dans les préliminaires d’une définition doctrinale ; aussi n’y a‑t-on jamais manqué. On doit sans doute le faire avec égards, mais la liberté n’en existe pas moins. Certains théologiens donneront à ces préliminaires une importance doctrinale plus grande que ne le feront d’autres qui croient pouvoir s’en affranchir, ; mais chacun sait que l’infaillibilité proprement dite ne réside pas là.
Je ne veux pas terminer l’examen de ce paragraphe sans faire ressortir sur un autre point l’inconséquence de l’auteur. On sait que le but qu’il se propose est de persuader que la définition de l’infaillibilité du Pape est impossible, attendu que des Papes ont enseigné l’hérésie. Tout à l’heure ce pauvre Honorius était sur la sellette ; maintenant c’est le tour dé Boniface VIII. L’auteur accusait Honorius d’avoir enseigné le monothélisme ; le monothélisme, il faut en convenir, était bien une hérésie ; mais Boniface VIII, qu’a‑t-il enseigné ? la supériorité de la puissance spirituelle sur la puissance temporelle. Est-ce une hérésie ? Le sentiment gallican est-il un article de foi ? Jusqu’à présent on avait cru qu’il était simplement toléré. L’autre a pour lui un nombre immense d’auteurs les plus doctes et les plus orthodoxes. Vraiment, on croit rêver en voyant les adversaires de l’infaillibilité avoir recours à de si étranges moyens. Voici leur argumentation : le Pape n’est pas infaillible, car des Papes ont enseigné l’hérésie. Preuve : Boniface VIII a soutenu que la puissance séculière était inférieure à la puissance spirituelle ; or cette doctrine est commune dans l’École, acceptée par les plus grands théologiens ; la contradictoire n’est que tolérée ; donc Boniface VIII a enseigné l’hérésie ; donc le Pape n’est pas infaillible ; donc la définition de l’infaillibilité du Pape est inopportune, impossible, scandaleuse. N’est-ce pas le cas de dire avec le poète : Spectatum admissi, et le reste ?
XI) L’auteur revient encore, dans son onzième paragraphe, sur la question des deux puissances et de leur supériorité relative. Il s’impose de faire un résumé de l’action de l’Église dans l’ordre politique ; mais il faut convenir que ce n’est pas la partie brillante du mémoire, qui d’ailleurs, dans toute sa teneur, n’a guère eu pour inspiratrice que la Musa pedestris, dont parlent les anciens. Les contradictions surtout ne manquent pas. Ainsi, il pense en avoir fini avec le pouvoir indirect de l’Église en rappelant le texte : Regnum meum non est de hoc mundo, et plus loin il est obligé, pour sauver en principe le domaine temporel de l’Église sur ses propres biens, de nous dire que de hoc mundo ne signifie pas in hoc mundo. Il donne pour arguments de sa thèse l’abus qui a été fait souvent des droits temporels ; mais s’apercevant que la conséquence pourrait être favorable au socialisme qui se propose de remédier aux abus de la propriété en la supprimant, il cite le mot de sainte Catherine de Sienne qui dit que les choses de ce monde ne sont mondaines que parce que l’attache désordonnée de notre cœur les rend telles. Il remarque avec complaisance que tel monde d’influence de l’Église ne s’est exercé qu’après tel nombre de siècles, comme s’il y avait lieu de s’étonner qu’une société destinée à durer, n’apparaisse pas dès ses premiers jours avec tous les développements dont elle porte les germes et que les circonstances feront ressortir.
Je conviens volontiers que l’auteur a raison lorsqu’il nous dit sérieusement que les idées qui avaient cours dans les âges de foi sur les relations de l’Église avec les sociétés ne sont pas réalisables dans notre société du dix-neuvième siècle ; mais je demanderai si c’était une raison pour entasser toutes les vulgarités dont ces pages sont remplies, et s’en venir soutenir le pour et le contre, disant d’un côté que l’influence politique de l’Église a rendu d’immenses services, et de l’autre que cette influence était contraire à l’Évangile. Du moins, les gallicans de 1682 étaient plus logiques. Par dévouement à Louis XIV et à ses ministres, ils anathématisaient comme contraire à la parole de Dieu, comme impie et abominable, la doctrine de la prédominance du pouvoir spirituel, et ils s’en tenaient là. Il est vrai qu’après eux sont venus une foule d’auteurs protestants et philosophes que l’on a entendus glorifier l’heureuse influence de l’Église sur la société civile au Moyen-Âge, et qu’il a bien fallu que, de proche en proche, la lourde et mesquine école du gallicanisme finit par entrer plus ou moins dans cette ordre d’idées ; mais quand on la voit remettre sur le tapis ces indignes reproches d’usurpation qui vont atteindre un saint Grégoire VII, un Innocent III, et cela pour compromettre la papauté vis-à-vis des pouvoirs d’aujourd’hui, à propos d’une question qui ne touche qu’au spirituel, on ne peut que s’indigner de cette méchanceté lâche et décrépite.
Et pourquoi donc ces hommes osent-ils s’en prendre à la papauté seule, quand il s’agit de l’intervention de la puissance spirituelle dans le temporel ? Pourquoi ne conviennent-ils pas que des Conciles ont agi de même ? Si l’immixtion des conciles dans de telles affaires n’a pas nui à leur infaillibilité, pourquoi, encore une fois, porterait-elle obstacle à celle du Pape ? Un peu d’étude leur eût appris, et un peu de bonne foi les ferait convenir que le principe fondamental d’où sont sorties les prétendues usurpations dont ils se scandalisent, est non pas le domaine personnel du Pape sur le temporel, mais la nature même de l’Église comme puissance spirituelle. En poursuivant le Pape, ils n’ont rien fait encore ; il leur faut attaquer l’Église même et je le répète, les conciles. Ipsi viderint.
XII) Le douzième paragraphe contient un exposé fort bref des conditions de la république chrétienne. L’auteur convient que le christianisme devrait être la première loi des sociétés ; mais pour être juste, il faut convenir qu’il prend très rondement son parti en face d’une situation toute contraire. Quoiqu’il en soit, il arrive à supposer que le Concile est à la veille de rendre une définition en faveur du domaine temporel du Pape sur toutes les souverainetés, et il trouve avec raison qu’une telle définition manquerait au moins d’opportunité. Je ne crois pas que personne ne lui conteste cette conclusion ; mais on se demande si de pareilles inquiétudes sont sérieuses.
Allons au fond. C’est au Syllabus que l’on en veut, on ne trouvera cependant pas dans le Syllabus que le Pape doive exercer le domaine temporel sur les États ; mais le libéralisme y est attaqué, le libéralisme qui refuse à l’Église la nature et les conditions de société. Cette vérité de foi, que l’Église est une société parfaite, déplait aux uns, embarrasse les autres, et voilà la cause de tout le bruit. Le gallicanisme qui n’a jamais été franc sur cet article, le gallicanisme qui admet le principe libéral dans l’Église (à l’égard du Pape toutefois, mais non à l’égard des évêques), se trouve gêné, et il fait bon marché de l’Église comme société. Afin d’embrouiller la question, et d’arrêter la condamnation des erreurs signalées dans le Syllabus, il s’en vient nous parler de la bulle Unam sanctam qui est hors la question, il cherche à susciter des inquiétudes dans les régions de la politique ; mais la Vérité du Seigneur demeure éternellement, et rien n’arrête son cours, pas même la trahison.
XIII) L’auteur, dans son treizième paragraphe, accomplit une excursion inattendue, dans laquelle il est cependant à propos de le suivre. C’est d’abord un pèlerinage inoffensif vers les églises fondées par les apôtres, et il en signale l’origine glorieuse. Se propose-t-il de nous faire accepter la foi enseignée actuellement dans ces églises ? Non ; il convient qu’elles sont successivement tombées dans l’erreur, et que l’Église de Rome est aujourd’hui la seule qui puisse revendiquer le beau titre d’Église apostolique.
Mais ce à quoi on ne s’attend pas, en continuant à le suivre dans sa marche, c’est à cette remarque que je transcris. De ce que l’Église de Rome, nous dit-il, a fini par rester l’unique église apostolique, est résulté insensiblement chez les catholiques le préjugé qu’une Église si vénérable ne pourrait enseigner l’erreur. Cela, ajoute-t-il, a beaucoup contribué, multum hoc contribuit, à implanter la croyance à l’infaillibilité du Pape. On commence à découvrir le but de l’auteur : mais avant de le laisser aller plus loin, il serait peut-être bon de lui faire observer, chemin faisant, que déjà au deuxième siècle, lorsque les églises apostoliques gardaient toutes encore la foi primitive, saint Irénée proclamait l’infaillibilité des évêques de Rome.Mais avançons. L’auteur, après avoir fait ressortir l’importance du patriarche d’Occident, en un mot de l’Église latine, sous le rapport de l’orthodoxie, arrive à saint Thomas qu’il avait en vue dans ce paragraphe.
Or, saint Thomas, il l’avoue, lui est incommode. Le docteur angélique ne s’est-il pas avisé de dire dans sa Somme que c’est au Pape de dresser le symbole de la foi ? Impossible de laisser passer impunément une assertion si scandaleuse. Il faut donc que le saint docteur essaye la diatribe accoutumée. A la suite des docteurs Dollinger, Gratry, etc., notre auteur lui signifie que décidément il n’a vécu que de textes apocryphes, et qu’il a fait par là le plus grand tort à ses thèses.
Comme il a été répondu déjà à ce reproche inique, je ne m’étendrai pas à le réfuter. Pour ma part, j’ai dit ailleurs que saint Thomas n’ayant pas eu à sa disposition nos éditions et nos bibliothèques, est très excusable d’avoir cité quelquefois des textes apocryphes ; mais en même temps que c’est une insigne fausseté de prétendre que ses arguments reposent seulement sur des autorités contestables. J’en appelle, pour la seconde fois, à l’Article de la Somme auquel l’auteur fait allusion. Les passages de l’Écriture et les autorités sur lesquelles s’appuie saint Thomas en cet endroit sont parfaitement authentiques.
En outre, je prierai l’auteur de vouloir bien me permettre de lui dire que l’infaillibilité du Pape et son droit de rédiger le symbole de la foi, ne reposent pas seulement sur l’autorité de scholastique, mais bien sur le témoignage de toute l’antiquité. En ce point, les Pères grecs sont d’accord avec les Pères latins ; mais ce n’est pas le moment d’y revenir. Le dernier symbole de la foi dans l’ordre des temps est la Profession de foi de Pie IV, et il semble que Pie IV qui l’a dressé était un Pape. Les décisions doctrinales des Pontifes romains, jusqu’à celle de l’immaculée Conception par Pie IX, sont les éléments du symbole de la foi, et l’autorité qui les promulgue dans son infaillibilité, est parfaitement libre d’en dresser le symbole.
L’auteur, pour donner un peu plus de corps à son accusation contre saint Thomas, ose lui faire dire qu’il appartient au Pape seul de rédiger le Symbole, et il revendique gravement le droit du Concile œcuménique en cette matière. C’est une indigne falsification du texte de la Somme. Saint Thomas n’a pas dit que le droit de formuler le Symbole appartient au Pape seul, mais bien que ce droit lui compète ; en la même manière que l’on enseigne que le Pape est infaillible, sans préjudice de l’infaillibilité dont jouit le Concile, à la condition qu’il sera confirmé par le Pape.
Le paragraphe se termine par une assertion relative à l’Exposition de la foi catholique par Bossuet, ce livre si doctement et si habilement rédigé dans le but de dissiper les préjugés des protestants. Nous avons déjà répondu à ce médiocre argument. Je n’ajouterai qu’un mot ; ce sera pour demander à l’auteur si Pie IX et l’Église catholique ont pu légitimement admettre et professer comme dogme catholique l’Immaculée Conception, tandis qu’il est évident que Bossuet n’a pas admis ce dogme dans son Exposition de la foi ? Ainsi, il est entendu que nos adversaires non seulement ne veulent pas que le Pontife romain rédige le symbole de la foi ; mais en revanche, ils accordent à l’Évêque de Meaux le droit de l’avoir rédigé définitivement en 1676, en sorte que l’Église catholique réunie en Concile œcuménique n’y pourra plus rien ajouter.
XIV) Après avoir altéré le texte de saint Thomas, l’auteur se propose, dans son quatorzième paragraphe, d’anéantir la profession de foi des Grecs reçue dans le deuxième Concile de Lyon, et revêtue de son autorité. Tout le monde sait que ce Concile fut rassemblé et présidé par le Bx. Grégoire X, principalement dans le but d’y opérer la réunion de l’Église grecque à l’Église latine. Il y avait présents cinq cents évêques et soixante-dix abbés. On y lut la profession de foi de l’empereur Michel Paléologue, présentée au Concile dans le nom de ce prince et de l’Église grecque, par Germain, ancien patriarche de Constantinople, Georges Acropolite, grand Logothète, Théophane, métropolitain de Nicée, et deux des principaux officiers de la cour impériale. Le Concile reçut avec unanimité cette profession de foi, dans laquelle il reconnut les conditions de la plus pure croyance, et l’hymne d’actions de grâces entonné par le Pape fut continué avec transport par le Concile tout entier.
Cette formule de foi devait naturellement être reconnue dans toute l’Église comme un document irréfragable, puisque c’est sur elle qu’était appuyée l’admission des Grecs à la communion catholique par le Concile. Il est vrai qu’on y lit, comme dans la Somme de saint Thomas, que les controverses sur la foi doivent être décidé par le Pontife romain, et que son infaillibilité est la conséquence directe de cette proposition. Notre auteur n’en voudrait pas convenir, et pour s’en excuser, il prétend que l’Eglise n’a pas donné son consentement exprès à cette confession de foi. Avouons qu’il faut avoir du courage pour oser dire de pareilles choses. L’Église catholique est rassemblée en Concile œcuménique pour opérer la rentrée de l’Église grecque dans l’unité catholique. Cette rentrée ne peut avoir lieu que sur l’acceptation d’une confession de foi présentée par les Grecs et agréée par le Concile. Cette confession de foi est présentée, le Concile l’agrée, l’union se consomme, et l’auteur ose nous dire que l’Église n’a pas donné son consentement exprès à la formule ! Pourquoi ? Parce que cette formule contient des choses qui, malheureusement pour l’auteur, ne vont pas à son idée. La question n’est pas là, j’imagine. Il s’agit de savoir si, dans son opération principale, la réunion des Grecs, le Concile a agi avec intelligence et probité ; mais le gallicanisme n’y regarde pas de si près. Lorsqu’un Concile lui semble pouvoir être exploité dans un sens défavorable au Pape, par exemple, s’il s’agit d’Honorius, il n’a jamais une trop grande autorité ; mais si ses actes sont dans le sens de la prérogative romaine, on le passe sous silence ou on l’interprète contre toute évidence. Quelqu’un d’impartial dirait, en lisant la formule en question, qu’elle n’offre rien de surprenant, puisqu’elle ne dit au sujet du Pape que ce que tout le monde en pensait alors, que ce que saint Thomas et saint Bonaventure en avaient enseigné, enfin ce que l’école de Paris en enseignait elle-même.
On ne peut non plus laisser dire à l’auteur que Jean Veccus, prélat orthodoxe qui fut placé sur le siège de Constantinople immédiatement après le Concile, en remplacement de Joseph, ennemi de l’union, n’aurait pas été favorable à la formule acceptée par Ie Concile de Lyon. Il est aisé de comprendre que cette formule ne pouvait être du goût de ceux des Grecs qui ne voyaient pas l’union avec faveur ; mais il faut bien que l’auteur convienne de l’évidence des faits. Il ne tient qu’à lui d’ouvrir la collection des Conciles. Il y pourra lire, comme tout le monde, la lettre que le patriarche Jean Veccus adresse au Pape au nom du Concile qu’il vient de présider à Constantinople. Il y verra comment ce courageux prélat, ainsi que ses évêques, accepte et reproduit la formule de Lyon, sans oublier la clause : si quae de fide suborlae fuerint quaestiones, suo debent judicio definiri. Quel est donc cet intérêt qui entraîne à falsifier l’histoire ?
Et n’est-ce pas une indigne chicane de prétendre, comme le fait l’auteur, que si la formule de Lyon eût été valable, Eugène IV eût dû l’imposer aux Grecs à Florence, au lieu d’en faire souscrire une autre ? Ces deux formules seraient-elles donc par hasard en contradiction ? Dire que les questions sur la foi doivent être décidées par le Pape, ou dire, comme à Florence, que le Pape est le Docteur de tous les chrétiens, n’est ce pas au fond dire une même chose ? Ne faut-il pas être infaillible aussi bien pour être le Docteur de tous les chrétiens que pour décider les questions de la foi ?
XV) Dans son quinzième paragraphe, l’auteur revient sur les idées qu’il a émises au commencement, relativement à l’adhésion que les fidèles doivent aux jugements doctrinaux du Siège apostolique. Il trouve que cette adhésion est louable, désirable, fondée sur la solidité de l’enseignement des Pontifes romains, enseignement auquel la chute d’Honorius n’a enlevé que momentanément la pureté qui fait ordinairement son caractère. Cette adhésion pieuse suffit, nous dit-il, au maintien de l’orthodoxie dans les pays catholiques, mais là où se trouve le mélange des protestants, il faut le Concile. Quand le Pape a parlé, les catholiques disent : Il ne s’est pas trompé ; quand il décrète étant uni au corps épiscopal, ils doivent dire : l’erreur n’est pas possible. Voilà pourquoi, ajoute-il, le Concile remue tout autrement les peuples que ne le ferait une bulle doctrinale du Pontife romain ; les protestants eux-mêmes ont été émus à l’annonce du Concile du Vatican.
Comme on le voit, l’auteur n’est pas difficile sur l’article de la foi. Pour peu que l’accord se fasse, il est content. Rome a parlé ; la cause n’est pas finie ; mais l’Église peut marcher. Si plus tard un Concile œcuménique condamne la décision pontificale, on en sera quitte pour abjurer ce que l’on avait cru tranquillement sur la décision apostolique ; ainsi se concilie l’obéissance au Saint Siège avec le principe de l’infaillibilité qui ne réside que dans l’accord des évêques avec le Pape. Après tout, les Honorius sont très rares, et en suivant les décisions papales, on a la chance d’être presque toujours assuré d’être dans la vérité.
Telle est la station qu’a choisie le gallicanisme dans le Mémoire que nous examinons. Un tel système, s’il était acceptable, donnerait à conclure, comme il a été remarqué ci-dessus, que la certitude de la foi n’est pas tellement nécessaire à l’Église qu’elle ne puisse s’en passer durant des siècles, qu’elle ne puisse même se trouver envahie par l’erreur, attendu que d’une part les fidèles sont tenus de recevoir avec soumission les enseignements de Rome, et que de l’autre ces enseignements peuvent plus tard être réformés. Cette conclusion, qui résulte avec évidence du système, n’est ni plus ni moins que le renversement de l’Église, avec laquelle le Christ, qui est la Vérité (23), a promis d’être tous les jours, de l’Église qui est essentiellement la colonne et l’appui de la Vérité (24).
Si donc la nécessité d’une définition sur l’infaillibilité pontificale s’est jamais révélée, on peut dire assurément que c’est au moment présent, où forcé dans ses retranchements le gallicanisme offre une capitulation qui renferme la renonciation à cette Église sans tache ni ride que Jésus-Christ a fondée, qu’il s’est donné pour Épouse, et dont il a daigné faire notre mère commune. On convient maintenant que cette Église est tenue de suivre les enseignements du Pontife romain ; que le saint Concile se hâte donc de proclamer inaccessible à l’erreur ces enseignements dont doivent vivre nos esprits et nos cœurs !
XVI) Il est assez difficile d’analyser le seizième et dernier paragraphe. La manière de l’auteur généralement n’est pas serrée ; mais là, il est plus vague encore que partout ailleurs. Il semble cependant que son intention est de donner à entendre que la vérité catholique étant dans un état de clarté suffisante, les nouvelles définitions sont superflues. Il en donne pour preuve la conformité du jansénisme avec le calvinisme, en sorte que, selon lui, il aurait été inutile de condamner le premier, parce que le second l’avait été par le Concile de Trente.
A cela, il y a deux choses à répondre. Premièrement, nous avons vu l’Église, au sixième Concile, condamner le monothélisme ; cependant le monothélisme n’était qu’une conséquence du monophysisme condamné au quatrième Concile. L’auteur trouve-t-il que le Concile a eu tort ? Si cela étant, il siérait assez de ne plus tant parler d’Honorius. En second lieu, je me permettrai de lui faire observer que le Concile de Lyon enseignant que les controverses sur la foi doivent être définies par le Pontife romain, et le Concile de Florence, que le Pontife romain est le Docteur de tous les Chrétiens, la conséquence logique est que le Pape doit être infaillible dans son enseignement. Mais de même que les monothélites ne voulaient pas voir que la doctrine des deux volontés est contenue clans la doctrine des deux natures, et qu’il fallut une décision expresse pour dégager la foi de l’Église ; ainsi est-il besoin aujourd’hui d’une définition pour certifier aux yeux de ceux qui ne la voient pas l’identité de la doctrine des Conciles de Lyon et de Florence avec la doctrine de l’infaillibilité du Pontife romain. Une définition qui éclaircira la question et fixera les esprits flottants, ne saurait être qu’un bien, et la charité de l’Église, dispensatrice de la vérité, se montrera au Concile du Vatican, comme elle se manifesta au sixième Concile.
L’auteur parle ensuite de certains catholiques de notre temps qui s’élèvent contre l’Église et se précipitent dans des erreurs qui vont à détruire jusqu’au fondement de la foi divine. Il me semble que des catholiques de cette espèce ne méritent guère le nom que l’auteur continue de leur donner. On comprend moins encore ce qu’il ajoute, que ces prétendus catholiques ne font pas courir un grand péril au peuple chrétien. La conséquence est sans doute que l’Église pourrait se dispenser de définir contre leurs erreurs ; et en effet, on se souvient des difficultés qui se sont élevées dans le Concile, de la part de quelques-uns qui trouvaient inutile que l’on condamnât les erreurs contre lesquelles sont dirigées les anathèmes qui renferment les premiers décrets de fide qui viennent d’être publiés dans le Concile.
La conclusion des Observationes est digne de remarque. S’il s’élève dans tout pays des erreurs manifestes, que l’évêque les condamne. Le Concile provincial pourra aussi s’en occuper. Ceux qui se croiront lésés seront à même de recourir au Saint-Siège, s’il s’agit de causes majeures. Le Pape jugeant qu’il est besoin d’une solennelle définition, s’il n’est pas à propos de convoquer le Concile œcuménique, adressera des lettres aux évêques, en leur prescrivant de lui envoyer leur avis par écrit ; ce qui demandera peu de temps, vu la rapidité des communications. Par ce moyen, la doctrine du consentement des Églises, qui est le critérium de la vérité catholique, sera conservée intacte, sans aucun détriment du pouvoir pontifical.
On croit rêver en lisant ce projet de constitution à l’usage de l’Église. L’auteur est de ceux qui désirent que l’Église fasse aussi son 89 ; mais il y a toujours cette différence que le 89 de France était au profit de la démocratie, au lieu que ce dernier est un mouvement simplement aristocratique. Pour qu’il eût chance de succès il faudrait :
- Que les questions sur la foi fussent rayées du nombre des causes majeures ; car on sait que les causes majeures sont du ressort immédiat et exclusif du Siège apostolique ;
- Que l’on effaçât de l’Évangile le verset 32 du chapitre 22 de saint Luc, où Jésus-Christ donne à saint Pierre, avec l’indéfectibilité de la foi, la charge de confirmer ses frères ;
- Que l’on ordonnât la révision des définitions apostoliques qui n’ont pas été rendues avec l’accord préalable des évêques. Saint Augustin pensait que, sans cela, la cause était finie : il parait qu’elle ne l’est plus. Cela ne laissera pas d’être une assez forte besogne, que de réviser dix-huit siècles de définitions papales, de saint Clément 1er à Pie IX ;
- Que l’on déclarât non avenus tous les témoignages de la tradition qui nous enseignent que Pierre vît et parle dans son successeur, en lequel il exerce les prérogatives que l’Évangile rapporte lui avoir été conférées par Jésus Christ, pour durer aussi longtemps que l’Église ;
- Enfin, que l’on déclarât abrogées les confessions de foi sur l’autorité papale acceptées par les Conciles œcuméniques de Lyon et de Florence, et souscrites par les Grecs, comme condition de leur réunion à l’Église catholique.
Comme il est hors de doute que ces diverses clauses à accepter, pourraient présenter des difficultés insurmontables, je conseillerais volontiers à l’auteur de faire le sacrifice de ses seize paragraphes, et de s’unir à la majorité du Concile qui prépare en ce moment la définition solennelle de l’infaillibilité du Pape. Il y gagnera du côté de l’orthodoxie, en même temps que, par une définition si nécessaire l’Église sera désormais affranchie de l’ennui d’entendre formuler jusque dans son sein des théories, qui l’atteignent dans l’honneur et l’intégrité de sa foi, et semblent accuser soin divin fondateur de n’avoir pas pris les moyens efficaces de conserver et de protéger en elle la vérité dont il l’a établie dépositaire jusqu’à ce qu’il vienne. (25)
Source : La Porte Latine
Notes
1) Act 1, 7
(2) Voir sur ces faits doctrinaux La Monarchie pontificale
(3) Rom 1, 14
(4) Il n’est pas à douter qu’un jour Mgr d’Orléans ne regrette de s’être attiré les déplorables éloges des adversaires de la foi catholique. Dans la Revue des Deux Mondes (15 Avril), H. Vacherot s’exprime ainsi : « Rome est le siège du romanisme plutôt que du christianisme. Le mot est de l’évêque d’Orléans, et il a encore plus de portée que ne lui en attribue celui qui l’a laissé échapper dans un acte de découragement ». L’article est intitulé le Nouveau christianisme, et les félicitations qu’il contient montrent par trop la sympathie que certaines imprudences ont excitées dans le camp de l’erreur. Peut-on se flatter que les vrais catholiques voient sans une émotion profonde ce triomphe des ennemis de la foi ? Une telle humiliation eût pu aisément leur être épargnée.
(5) Au XVIIe siècle, dans des assemblées de clergé auxquelles Bossuet pris part, il eut été peut-être un peu sévère de lui contester certaine prépondérance, sous le prétexte qu’il était simple évêque de la petite ville de Meaux, tandis qu’il ne manquait pas autour de lui et au-dessus de lui de grands prélats qui, par l’importance de leurs villes épiscopales, représentaient bien autrement la grandeur et la civilisation de la France.
(6) I Cor., 4, 9
(7) 2 Cor., 10, 4–5
(8) 2 Tim., 2, 19
(9) La Monarchie pontificale, page 212
(10) Moniteur du 17 mars
(11) Ce village, situé près de Rimini, porte depuis le IVe siècle jusqu’aujourd’hui le beau nom de Cattolica. En octobre 1837, je visitai son église avec l’abbé Lacordaire, et j’engageai le futur dominicain à y réciter avec moi le symbole de Nicée, en nous unissant à ces courageux évêques, qui seuls avaient protesté à Rimini en faveur du Consubstantiel.
(12) In fidei quaestionibus, praecipuas summi Pontiflcis esse partes.
(13) Ipsius Dei in Terris Vicarius, Sess. VI, De reform., Cap. 1
(14) Jn 14, 26
(15) Ps 29
(16) Mt 28, 20
(17) Jn 14, 16
(18) Jn 18, 20
(19) Ep 4, 3
(20) De potestate Papae et Concilii. Prop. V
(21) Voir dans la Monarchie pontificale le passage de Bossuet auquel on a ajouté un autre de Fénelon dans la deuxième et la troisième édition.
(22) Du Pape. Livre I, chapitre III.
(23) I Jean, V. 6
(24) I Tim., III, 15
(25) I Cor IV, 5