Saint Ignace d’Antioche

Le martyre de saint Ignace dans le manuscrit du Ménologe de Basile II (vers l'an 1000). Domaine public

Évêque d’Antioche, mar­tyr (+ vers 110)

Fête le 1er février.

Version courte

Certains auteurs assurent qu’Ignace fut ce petit enfant que Notre-​Seigneur pla­ça au milieu des Apôtres lorsque, pour leur don­ner une leçon d’hu­mi­li­té, Il leur dit : Si vous ne deve­nez sem­blables à de petits enfants, vous n’en­tre­rez jamais dans le royaume des Cieux. Ce qui est cer­tain, c’est qu’il était un fami­lier des pre­miers dis­ciples du Sauveur, dis­ciple lui-​même de saint Jean, l’Apôtre bien-aimé.

Ignace fut un grand évêque, un homme d’une rare sain­te­té ; mais sa gloire est sur­tout son mar­tyre. Conduit devant l’empereur Trajan, il subit un long interrogatoire :

– C’est donc toi, vilain démon, qui insultes nos dieux ?
– Nul autre que vous n’a jamais appe­lé Théophore un mau­vais démon.
– Qu’entends-​tu par ce mot Théophore ?
– Celui qui porte Jésus-​Christ dans son cœur.
– Crois-​tu donc que nous ne por­tons pas nos dieux dans notre cœur ?
– Vos dieux ! Ce ne sont que des démons ; il n’y a qu’un Dieu Créateur, un Jésus-​Christ, Fils de Dieu, dont le règne est éter­nel.
– Sacrifie aux dieux, je te ferai pon­tife de Jupiter et père du Sénat.
– Tes hon­neurs ne sont rien pour un prêtre du Christ.

Trajan, irri­té, le fait conduire en pri­son. « Quel hon­neur pour moi, Seigneur, s’é­crie le mar­tyr, d’être mis dans les fers pour l’a­mour de Vous ! » et il pré­sente ses mains aux chaînes en les bai­sant à genoux.

L’interrogatoire du len­de­main se ter­mi­na par ces belles paroles d’Ignace : « Je ne sacri­fie­rai point ; je ne crains ni les tour­ments, ni la mort, parce que j’ai hâte d’al­ler à Dieu. »

Condamné aux bêtes, il fut conduit d’Antioche à Rome par Smyrne, Troade, Ostie. Son pas­sage fut par­tout un triomphe ; il fit cou­ler par­tout des larmes de dou­leur et d’admiration :

« Je vais à la mort avec joie, pouvait-​il dire. Laissez-​moi ser­vir de pâture aux lions et aux ours. Je suis le fro­ment de Dieu ; il faut que je sois mou­lu sous leurs dents pour deve­nir un pain digne de Jésus-​Christ. Rien ne me touche, tout m’est indif­fé­rent, hors l’es­pé­rance de pos­sé­der mon Dieu. Que le feu me réduise en cendres, que j’ex­pire sur le gibet d’une mort infâme ; que sous la dent des tigres furieux et des lions affa­més tout mon corps soit broyé ; que les démons se réunissent pour épui­ser sur moi leur rage : je souf­fri­rai tout avec joie, pour­vu que je jouisse de Jésus-​Christ. » Quel lan­gage et quel amour !

Saint Ignace, dévo­ré par un lion, répé­ta le nom de Jésus jus­qu’au der­nier sou­pir. Il ne res­ta de son corps que quelques os qui furent trans­por­tés à Antioche.

Abbé L. Jaud, Vie des Saints pour tous les jours de l’an­née, Tours, Mame, 1950

Version longue

Il y a deux manières de faire connaître un Saint : l’une qui con­siste à rap­por­ter en détail tous les évé­ne­ments de sa vie dans un ordre chro­no­lo­gique ; l’autre qui s’attache prin­ci­pa­le­ment à faire connaître l’âme et les sen­ti­ments du héros que l’on veut pro­po­ser en exemple au peuple chrétien.

Il nous serait dif­fi­cile d’employer la pre­mière manière pour faire connaître saint Ignace d’Antioche, car on ignore tout ou presque tout de sa vie. Par contre, le Saint lui-​même nous a lais­sé, dans ses épîtres, une mine riche et inépui­sable, où nous trou­ve­rons dans leur sublime beau­té les nobles sen­ti­ments qui fleu­ris­saient dans l’âme de ce Père de l’Eglise, dans ce suc­ces­seur presque immé­diat des Apôtres.

L’évêque d’Antioche.

Ignace, appe­lé aus­si Théophore, c’est ain­si qu’il se nomme lui-​même en tête de cha­cune de ses lettres, suc­cé­da vers l’an 67, sui­vant la tra­di­tion, sur le siège épis­co­pal d’Antioche, métro­pole de la Syrie, à saint Evode, dont on ne sait guère que le nom, et qui l’avait seul sépa­ré du chef des apôtres, de saint Pierre, fon­da­teur de cette Eglise, vers l’an 35.

De la jeu­nesse d’Ignace et même de son épis­co­pat on ne sait rien de cer­tain. L’histoire n’a pas rete­nu l’ingénieuse légende essayant de l’identifier avec l’enfant dont parle l’Evangile de saint Jean et qui por­tait les cinq pains d’orge et les deux pois­sons que Notre-​Seigneur mul­ti­plia pour nour­rir envi­ron cinq mille hommes.

On soup­çonne seule­ment, d’après quelques expres­sions tirées de ses écrits, qu’il était né dans le paga­nisme et ne s’était conver­ti qu’à un âge plus ou moins avancé.

Était-​il de condi­tion ser­vile ? Il semble le dire en son Epître aux Romains, à moins que ce ne soit une méta­phore due à son humi­lité, comme lorsqu’il s’appellera, à l’exemple de saint Paul, un « avor­ton » et le « der­nier des chré­tiens d’Antioche, indigne d’ap­partenir à cette Eglise ».

Mais l’évêque d’Antioche n’était pas, semble-​t-​il, un pas­teur sans influence, car, dès que les chré­tien­tés voi­sines apprirent son arres­tation, elles lui dépu­tèrent des envoyés comme à un per­son­nage par­ticulièrement estimable.

La persécution.

Une per­sé­cu­tion, dont on ignore le motif, s’abattit tout à coup sur l’Eglise d’Antioche. Ignace en fut la plus noble et peut-​être l’unique vic­time, car, dans ses Epîtres, il ne fait aucune allu­sion à d’autres mar­tyrs. Déjà condam­né aux bêtes, il dut prendre le che­min de Rome, non pas pour en appe­ler devant le tri­bu­nal de l’empereur comme autre­fois saint Paul, mais pour y subir son supplice.

Sur le chemin de Rome.

Le condam­né fut confié à la garde de dix sol­dats, qui durent le faire souf­frir, car il en parle plai­sam­ment en sa lettre aux Romains ; « Depuis la Syrie jusqu’à Rome, sur terre et sur mer, de nuit et de jour, je com­bats déjà contre les bêtes, enchaî­né que je suis à dix léo­pards : je veux par­ler des sol­dats qui me gardent et qui se montrent d’autant plus méchants qu’on leur fait plus de bien ; leurs mau­vais trai­te­ments sont pour moi une école, à laquelle je me forme tous les jours… »

Le voyage se fit, en effet, tan­tôt par terre et tan­tôt par mer. Le convoi s’arrêta d’abord à Philadelphie de Lydie, au cœur même de l’Asie Mineure. Il y vit l’évêque, sans doute Lucius, dont parle l’Apo­calypse et dont il devait faire lui-​même l’éloge en sa lettre aux Philadelphiens, le féli­ci­tant de sa modes­tie, de son silence, de sa con­duite, de la pié­té de son âme.

A Smyrne.

De là, on sui­vit très pro­ba­ble­ment la route qui, pas­sant par Sardes, abou­tit à Smyrne, et on fit en cette ville une halte assez longue. Ignace reçut de l’Eglise de Smyrne et de son illustre évêque, saint Polycarpe, un accueil cor­dial et empres­sé. Parmi les habi­tants avec les­quels il fut en rap­ports, il cite, le « cher » Attale, l’ « incompa­rable » Daphnus, Euctenus, la veuve d’Epitrope, Tavie et Alcé, dont il est ques­tion dans le récit du Martyre de saint Polycarpe.

Saint Ignace conduit à Rome pour le mar­tyre est accueilli à Smyrne par l’é­vêque saint Polycarpe.

Apprenant l’arrivée à Smyrne de l’évêque d’Antioche, les Eglises voi­sines d’Ephèse, de Magnésie et de Tralles lui envoyèrent des délé­gués pour le saluer et lui pro­di­guer leurs consolations.

La dépu­ta­tion d’Ephèse fut la plus nom­breuse ; elle com­pre­nait l’évêque Onésime, le diacre Burrus et trois autres délé­gués dont la qua­li­té n’est pas indi­quée, Crocus, Euplus et Fronton. Magnésie du Méandre envoya son jeune évêque, Damas, les deux prêtres Bassus et Apollonius et le diacre Zotion. La chré­tien­té de Tralles, plus éloi­gnée, n’était repré­sen­tée que par son évêque, Polybe.

Le mar­tyr dut être encou­ra­gé et conso­lé par ces affec­tueuses et fra­ter­nelles démarches. On le devine par les Epîtres qu’il écri­vit alors aux trois Eglises qui l’avaient ain­si réconforté.

C’est là qu’il rédi­gea aus­si sa lettre aux Romains, la seule qui porte une date, celle du 24 août, sans indi­ca­tion d’année (les cri­tiques sup­posent que c’est entre 107 et 110). Il leur annonce son arri­vée pro­chaine, et cette lettre sublime nous fait connaître, mieux que les autres, les sen­ti­ments admi­rables du martyr.

A Troas.

De Smyrne, la troupe par­vint à Troas, sans doute par mer. Le diacre Burrus accom­pa­gnait Ignace qui, à cause des ser­vices qu’il lui ren­dait, avait prié les Ephésiens de le lais­ser à sa disposi­tion pen­dant quelque temps. Ils furent rejoints à Troas par deux cour­riers venant de Smyrne, Philon, diacre de Cilicie, et Rheus Agathopus, diacre, semble-​t-​il, de l’Eglise d’Antioche, qui lui appor­tèrent la bonne nou­velle de la fin de la per­sé­cu­tion en Syrie, et le secon­dèrent pour la prédication.

A Troas, Ignace écri­vit aux Eglises de Philadelphie et de Smyrne qui l’avaient si bien accueilli ; à ses recom­man­da­tions ordi­naires sur le dogme et la dis­ci­pline, il ajoute un thème nou­veau qui lui est ins­pi­ré par son zèle pour sa chère Eglise d’Antioche : il désire voir les diverses Eglises envoyer en Syrie des délé­gués ou au moins des lettres pour encou­ra­ger les chré­tiens d’Antioche et les féli­ci­ter de la paix enfin recou­vrée. Il se dis­po­sait à cor­res­pondre aus­si à ce sujet avec toutes les Eglises qu’il connais­sait, quand, l’ordre d’embar­quement arri­vant plus tôt qu’on ne s’y atten­dait, il n’eut que le temps d’écrire à saint Polycarpe pour le prier d’envoyer aux Eglises des mes­sages de sa part.

Fin du voyage.

Un vais­seau trans­por­ta le cap­tif à Néapolis, aujourd’hui Cavalla, point de départ de la voie Egnatia, route de terre qui, pas­sant par Philippes et Thessalonique, tra­ver­sait toute la Macédoine pour abou­tir à Durazzo, sur l’Adriatique, en face de l’Italie.

La troupe venait de se gros­sir de plu­sieurs autres chré­tiens, diri­gés sur Rome dans les mêmes condi­tions qu’Ignace ; les noms de deux d’entre eux, Zosime et Rufus, nous sont connus par l’Epître de saint Polycarpe.

Les chré­tiens de Philippes reçurent Ignace avec cha­ri­té et véné­ration et l’escortèrent jusqu’à une cer­taine dis­tance de leur ville. Il les avait enga­gés à écrire aus­si à ses chré­tiens d’Antioche ; aus­si après son départ, écrivirent-​ils à saint Polycarpe pour le prier de faire por­ter par son cour­rier la lettre qu’ils des­ti­naient aux chré­tiens d’Antioche, et lui deman­der en même temps de leur envoyer à eux, Philippiens, ce qu’il pos­sé­dait des lettres d’Ignace, tant était grand leur désir de connaître ses ensei­gne­ments. L’évêque de Smyrne leur don­na bien­tôt satis­fac­tion, et c’est ain­si à leur requête que nous devons la conser­va­tion de la cor­res­pon­dance du martyr.

Le style de l’écrivain.

Il nous reste sept Epîtres de l’évêque d’Antioche, dont on a pu prou­ver l’authenticité. Six autres lettres, qui lui ont été attri­buées, sont recon­nues main­te­nant pour l’œuvre d’un faus­saire de la fin du IVe siècle.

Le style d’Ignace est rude, obs­cur, énig­ma­tique, plein de répéti­tions et d’insistances, mais d’une éner­gie conti­nue, et çà et là d’un éclat sai­sis­sant. Nul auteur des pre­miers temps de l’Eglise, si ce n’est saint Paul à qui il res­semble beau­coup, n’a mieux fait pas­ser dans ses écrits toute sa per­sonne et toute son âme. Un mou­ve­ment que l’on sent irré­sis­tible entraîne cette com­po­si­tion incor­recte et heur­tée. Un feu court sous ces phrases où quel­que­fois un mot inat­tendu jaillit comme un éclair. La beau­té de l’équilibre clas­sique a fait place à une beau­té d’ordre supé­rieur, par­fois étrange, qui a sa source dans l’intensité du sen­ti­ment et dans les pro­fon­deurs de la pié­té du martyr.

« Tout y est plein de sens, a écrit un savant auteur du XVIIe siècle, Sébastien Le Nain de Tillemont, mais d’un sens pro­fond, qu’il faut médi­ter pour le déve­lop­per et le bien com­prendre. » Et, d’après lui, un éru­dit du XVIe siècle, Lefèvre d’Etaples, « dit que ce sont les paroles d’un cœur empor­té par un ravis­se­ment et une extase de l’amour divin, qu’il est dif­fi­cile de lire avec quelque sen­ti­ment de pié­té sans ver­ser des larmes… »

Les enseignements du docteur.

Le saint évêque d’Antioche avait été, en effet, à bonne école. Il avait reçu des pre­miers chré­tiens et peut-​être de l’apôtre saint Jean lui-​même les divines leçons du Christ. On remarque que, dans toutes ses Epîtres, le texte est impré­gné de la doc­trine conte­nue dans le qua­trième Evangile. On n’y trouve point, il est vrai, de cita­tions lit­té­rales, mais au moins une dizaine de rémi­nis­cences, et une impres­sion péné­trante s’en dégage, qui prouve com­bien l’Apôtre bien-​aimé avait exer­cé d’influence en Asie, et même à Antioche.

Ignace se pro­pose de mettre en garde les fidèles contre les erreurs de l’hérésie et les divi­sions du schisme, que tâchaient de semer déjà par­mi les chré­tiens cer­tains pré­di­ca­teurs. La doc­trine que ceux-​ci s’efforçaient de pro­pa­ger était une sorte de gnos­ti­cisme judaï­sant : d’un côté, ils pous­saient à la conser­va­tion des pra­tiques juives ; de l’autre, ils étaient docètes, c’est-à-dire ne voyaient dans l’huma­nité de Jésus-​Christ qu’une appa­rence irréelle.

L’évêque com­bat les pré­ten­tions de ces soi-​disant réfor­ma­teurs, en affir­mant que le judaïsme est péri­mé, et en insis­tant avec force sur la réa­li­té du corps et des mys­tères de Jésus. Mais il recom­mande tout spé­cia­le­ment aux fidèles de se ran­ger en toute occur­rence autour de leur évêque, des prêtres et des diacres qui lui sont unis « comme les cordes à la lyre ». On ne sau­rait ima­gi­ner un plai­doyer plus éner­gique pour les droits de la hiérarchie.

Ignace écrit, en effet, aux Ephésiens : « Jésus-​Christ, l’inséparable prin­cipe de notre vie, est lui-​même la pen­sée du Père, comme les évêques, éta­blis jusqu’aux extré­mi­tés du monde, ne sont qu’un avec l’esprit de Jésus-​Christ. Vous ne devez donc avoir avec votre évêque qu’une seule et même pen­sée ; c’est d’ailleurs ce que vous faites. Votre véné­rable pres­by­té­rium, vrai­ment digne de Dieu, est uni à l’évêque comme les cordes à la lyre, et c’est ain­si que, du par­fait accord de vos sen­ti­ments et de votre cha­ri­té, s’élève vers Jésus-​Christ un concert de louanges. Que cha­cun de vous entre dans ce chœur alors, dans l’harmonie de la concorde, vous pren­drez par votre uni­té même le ton de Dieu, et vous chan­te­rez tous d’une seule voix, par la bouche de Jésus-​Christ, les louanges du Père, qui vous enten­dra, et, à vos bonnes œuvres, vous recon­naî­tra pour les membres de son Fils. C’est donc votre avan­tage de vous tenir dans une irrépro­chable uni­té : c’est par là que vous joui­rez d’une constante union avec Dieu lui-même. »

« Pareillement, dit-​il aux Tralliens, vous devez tous révé­rer les diacres comme Jésus-​Christ lui-​même, l’évêque comme l’image du Père, les pres­bytres comme le sénat de Dieu et le col­lège des apôtres : sans eux, il n’y a point d’Eglise. »

Et enfin, il exhorte les Smyrniotes en ces termes : « Fuyez les divi­sions comme la source de tous les maux. Suivez tous l’évêque comme Jésus-​Christ sui­vait son Père, et le pres­by­té­rium comme les apôtres ; quant aux diacres, vénérez-​les comme la loi de Dieu. Ne faites jamais rien sans l’évêque de ce qui concerne l’Eglise. Ne regar­dez comme valide que l’Eucharistie célé­brée sous la prési­dence de l’évêque ou de son délé­gué. Partout où paraît l’évêque, que là aus­si soit la com­mu­nau­té, de même que, par­tout où est le Christ Jésus, là est l’Eglise universelle. »

Les sentiments du martyr.

Une délé­ga­tion de Syriens s’était ren­due à Rome direc­te­ment devan­çant de beau­coup le mar­tyr, et Ignace crai­gnait que ceux-​ci, qui avaient tout le temps pour concer­ter des démarches, ne par­vinssent à gagner les gens de quelque bureau et, sur leur avis favo­rable, à faire cas­ser la condamnation.

Il faut se sou­ve­nir, en effet, que, si la masse des chré­tiens était d’obscure nais­sance et de condi­tion médiocre, cer­tains frères appar­tenaient cepen­dant soit aux familles aris­to­cra­tiques, soit à la classe des affran­chis qui géraient les admi­nis­tra­tions et peu­plaient les bureaux. Les Romains pou­vaient donc ten­ter quelque chose pour sau­ver l’évêque d’Antioche : Ignace le craint, et toute sa lettre est une sup­pli­ca­tion pathé­tique pour les détour­ner d’un tel pro­jet. Ecoutons-​le. Ses paroles nous révé­le­ront toute son âme.

« Je ne vous demande qu’une chose : c’est de lais­ser offrir à Dieu la liba­tion de mon sang, tan­dis que l’autel est encore prêt…

« Demandez seule­ment pour moi la force inté­rieure et exté­rieure pour que je sois chré­tien non seule­ment de bouche, mais de cœur ; non seule­ment de nom, mais de fait. Car si je me montre chré­tien de fait, je méri­te­rai aus­si ce nom, et c’est quand j’aurai dis­pa­ru de ce monde que ma foi appa­raî­tra avec le plus d’éclat. Rien de ce qui se voit n’est bon : même notre Dieu, Jésus-​Christ, ne s’est mieux mani­fes­té que depuis qu’il est retour­né au sein de son Père. Le chris­tia­nisme, quand il est en butte à la haine du monde, n’est plus objet de per­sua­sion humaine, mais œuvre de puis­sance divine…

« J’écris à toutes les Eglises. Je leur mande à toutes que je mour­rai de grand cœur pour Dieu, si vous ne m’en empê­chez pas. Je vous en conjure, épargnez-​moi une bien­veillance intem­pes­tive. Laissez-​moi deve­nir la pâture des bêtes : c’est par elles qu’il me sera don­né d’arriver à Dieu. Je suis le fro­ment de Dieu, et je suis mou­lu par la dent des bêtes, pour deve­nir le pain imma­cu­lé du Christ…

« Caressez-​les plu­tôt, afin qu’elles deviennent mon tom­beau et qu’elles ne laissent rien sub­sis­ter de mon corps : mes funé­railles ne seront ain­si à charge à per­sonne. Alors je serai vrai­ment un dis­ciple de Jésus-​Christ, quand le monde ne ver­ra plus même mon corps. Suppliez le Christ pour moi, afin que par ce moyen je sois offert à Dieu en sacri­fice. Je ne vous com­mande pas comme Pierre et Paul : ils étaient des apôtres, moi je ne suis qu’un condam­né ; ils étaient libres, et moi, jusqu’à pré­sent, je suis esclave. Mais la mort fera de moi un affran­chi de Jésus-​Christ, en qui je ressusci­terai libre…

« Quand donc serai-​je en face des bêtes qui m’attendent ! Puissent-​elles se jeter aus­si­tôt sur moi ! Au besoin, je les flat­te­rai, pour qu’elles me dévorent immé­dia­te­ment et qu’elles ne fassent pas comme pour cer­tains qu’elles ont craint de tou­cher. Que si elles y mettent du mau­vais vou­loir, je les for­ce­rai. Laissez-​moi faire, je sais ce qui m’est pré­fé­rable. C’est main­te­nant que je com­mence à être un vrai dis­ciple. Qu’aucune créa­ture, visible ou invi­sible, ne cherche à me ravir la pos­ses­sion de Jésus-​Christ. Feu, croix, corps à corps avec les bêtes, lacé­ra­tion, écar­tè­le­ment, dis­lo­ca­tion des os, muti­lation des membres, broie­ment de tout le corps, que les plus cruels sup­plices ima­gi­nés par le diable tombent sur moi, pour­vu seu­lement que je pos­sède Jésus-Christ…

« Posséder le monde entier et les royaumes d’ici-bas ne me ser­virait de rien. Il m’est bien plus glo­rieux de mou­rir pour Jésus-​Christ que de régner jusqu’aux extré­mi­tés de la terre. C’est lui que je cherche, lui qui est mort pour nous ; c’est lui que je veux, lui qui est res­sus­ci­té à cause de nous. Voici le moment où je vais être enfan­té. Epargnez-​moi, mes frères, ne m’empêchez pas de naître à la vie, ne cher­chez pas ma mort. C’est à Dieu que je veux appar­te­nir : ne me livrez pas au monde ni aux séduc­tions de la matière. Laissez-​moi arri­ver à la pure lumière : c’est alors que je serai vrai­ment homme. Permettez-​moi d’imiter la Passion de mon Dieu… »

Le martyre.

C’est dans ces admi­rables sen­ti­ments que l’évêque d’Antioche par­vint à Rome, où il fut livré aux bêtes qu’il avait appe­lées de vœux si ardents. Nous n’avons mal­heu­reu­se­ment aucun ren­sei­gne­ment pré­cis sur son mar­tyre, car les Actes de Rome et d’Antioche, qui pré­tendent le racon­ter d’après Rheus Agathopus et Philon, sont pure­ment légen­daires et n’ont aucune valeur his­to­rique, se bor­nant du reste à ima­gi­ner des dia­logues entre Ignace et l’empereur, à décrire son arri­vée à Rome et son mar­tyre au Colisée.

Fut-​il ame­né seul dans l’arène ou en com­pa­gnie d’autres mar­tyrs ? On ne sau­rait le pré­ci­ser, quoiqu’il semble bien que l’évêque d’Antioche ait été réser­vé, comme spec­tacle de choix, à la fin des jeux.

Dix mille hommes avaient paru sur l’arène, a écrit Louis Veuillot, l’arène avait bu le sang de dix mille hommes. Les bêtes étaient repues, le peuple avait encore soif. Le saint évêque entre dans le cirque, pas­sant sous le fouet des vena­tores. Il est salué par les huées de cent mille voix, che­valiers, séna­teurs, matrones, prêtres, ves­tales, peuple, toute la canaille romaine qui venait de dévo­rer la chair de dix mille hommes, et qui n’était pas repue. Le vieillard se met à genoux.

Il dit : « Je suis le fro­ment du Seigneur. Que je sois donc mou­lu par les dents des bêtes et que je devienne le pain du Christ ! » Et le pain du Christ, sans cesse renou­ve­lé et pro­di­gué sous cette forme, a tué la bête. La bête païenne a bu et man­gé sa condam­na­tion. Le sang des mar­tyrs, pro­dui­sant des mois­sons tou­jours plus fécondes, a étouf­fé les tigres et les empereurs.

C’était, croit-​on, le 20 décembre, jour où l’Eglise grecque célèbre sa fête. L’Eglise latine l’a fixée au 1er février. On ne peut malheu­reusement déter­mi­ner l’année exacte où Ignace s’offrit en holo­causte au Seigneur. On place sa mort dans les envi­rons de l’an 110.

Son culte.

Il faut croire que les bêtes ne furent pas aus­si glou­tonnes que l’avait sou­hai­té le mar­tyr, car saint Jérôme parle de son tom­beau à Antioche, hors de la porte Daphnitique, et aus­si saint Jean Chrysostome dans son pané­gy­rique du saint évêque. Mais nous igno­rons de quelle manière ses reliques avaient pu être dis­tin­guées des autres débris humains après les jeux de l’amphithéâtre et trans­por­tées de Rome à Antioche, au lieu d’être brû­lées selon l’usage.

D’après le calen­drier syriaque, une seconde trans­la­tion eut lieu, à Antioche même, sous Théodose le Jeune ; on trans­por­ta les restes véné­rés dans l’intérieur de la ville. Enfin, au milieu du VIIe siècle, quand les Sarrasins enva­hirent la Syrie et assié­gèrent Antioche, les reliques du saint évêque furent rap­por­tées à Rome et pla­cées dans la basi­lique Saint-​Clément, où elles reposent encore sous l’autel majeur. Les Grecs-​Ruthènes com­mé­morent cette trans­la­tion le 28 janvier.

Sa fête, déjà mar­quée à l’appendice du calen­drier gré­go­rien, puis décla­rée semi-​double par saint Pie V, a été éle­vée au rite double par Pie IX le 18 mai 1854.

Saint Ignace d’Antioche est men­tion­né au Canon de la messe, par­mi les mar­tyrs, après le Memento des défunts.

A. G. E. Sources consul­tées. – Eusèbe, Histoire ecclé­sias­tique (III, 22). – J. Tixeront, Précis de Patrologie (Paris, 1918). – Mgr Batiffol, L’Eglise nais­sante et le catholi­cisme (Paris, 1908). – Auguste Lelong, Les Pères apos­to­liques, Ignace d’Antioche (Paris, 1910). – René Aigrain, Pour qu’on lise les Pères (Paris, 1922). – (P. S. B. P., n° 93.)