La foire aux magistères

Aujourd’hui, nous en sommes insen­si­ble­ment arri­vés à l’ère des Forums et des Blogs, et la sur­abon­dance accrue semble dis­soudre la réflexion des fidèles dans l’émiettement dis­pa­rate des com­men­taires et des appré­cia­tions, tant il est vrai que mille témoi­gnages, pri­vés de règle et de direc­tion, ne feront jamais un Magistère.

Le Magistère de l’Eglise, dit Pie XII[1] doit être pour tout théo­lo­gien – et donc aus­si pour tout fidèle – la règle pro­chaine et uni­ver­selle de véri­té « en matière de foi et de mœurs ». Car il repré­sente le témoin pri­vi­lé­gié et auto­ri­sé, auquel Dieu a confié le soin d’attester quelle est la véri­té divi­ne­ment révé­lée, celle qui relève pour autant de ces matières dites « de foi et de mœurs ». Ces matières peuvent s’en-tendre dans un sens strict, mais aus­si dans un sens élar­gi, si l’on prend en compte tout ce avec quoi elles peuvent entrer en connexion. Que dire alors de la matière des « actua­li­tés reli­gieuses » ?… L’actualité, si elle est reli­gieuse, est-​elle matière de foi et de mœurs ? Et si elle l’est, ne serait-​ce qu’indirectement, le fait qu’elle soit actua­li­té entraînerait-​t-​il une excep­tion au prin­cipe énon­cé pré­cé­dem­ment par saint Thomas[2] , et selon lequel l’abondance des témoi­gnages appelle une régu­la­tion et une direc­tion unique ?

2. Il fut un temps où les « Semaines reli­gieuses » des dio­cèses de France fai­saient auto­ri­té aux yeux des fidèles de l’Eglise catho­lique de ce pays. Il n’y a pas si long­temps encore, La Pensée Catholique de Luc Lefebvre, Itinéraires de Jean Madiran, puis le Fideliter du District de France de la Fraternité Saint Pie X et le Courrier de Rome – Sisi Nono de Dom Putti, bien­tôt sui­vis par Dici et Les Nouvelles de Chrétientés fai­saient eux aus­si, quoique de fait, auto­ri­té au sein de la Tradition sou­cieuse de se confor­mer à l’esprit du Magistère de tou­jours, auquel Mgr Lefebvre enten­dait se réfé­rer comme à un phare au milieu de la tem­pête. Ces quelques revues n’en fai­saient qu’une et fai­saient œuvre d’un même « Magistère », pour don­ner le ton aux dif­fé­rents autres témoi­gnages et canaux d’information, qui s’en trou­vaient réglés et diri­gés, selon le bon ordre sou­hai­té par saint Thomas. Aujourd’hui, nous en sommes insen­si­ble­ment arri­vés à l’ère des Forums et des Blogs, et la sur­abon­dance accrue semble dis­soudre la réflexion des fidèles dans l’émiettement dis­pa­rate des com­men­taires et des appré­cia­tions, tant il est vrai que mille témoi­gnages, pri­vés de règle et de direc­tion, ne feront jamais un Magistère. Le temps d’Un Evêque parle est révo­lu. Lui a suc­cé­dé l’époque des News et des contre-News, qui est trop sou­vent celle des igno­rants célèbres. Chacun a son mot à dire sur tout, et ce mot est dit d’autant plus vite que l’information est plus récente. La toile de l’internet en devient le lieu d’un dérè­gle­ment jusqu’ici inéga­lé : celui de la foire aux magistères. 

3. Que faire ? Supprimer l’internet – ou en inter­dire l’accès aux catho­liques ? Cela semble bien dif­fi­cile, car la sur­abon­dance est inévi­table, et elle est même nor­male si l’on songe que, depuis que l’homme existe, il n’a ces­sé de vou­loir com­mu­ni­quer tou­jours plus et mieux, étant don­né que cela est ins­crit au plus pro­fond de sa nature[3]. Avant la révo­lu­tion de l’internet il y eut déjà celle de l’imprimerie. Il est bon de par­ler et meilleur de se taire, dit le Fabuliste, mais il ajoute que les deux sont mau­vais alors qu’ils sont outrés. La tem­pé­rance s’impose donc, mais elle a pré­ci­sé­ment pour objet de modé­rer l’usage des moyens de com­mu­ni­ca­tion, non de le sup­pri­mer, car « la rai­son, d’or­di­naire, n’ha­bite pas long­temps chez les gens séques­trés »[4]. Saint Thomas remarque jus­te­ment à ce pro­pos[5] que, si l’homme était un être voué par nature à la soli­tude – ce que l’on pour­rait appe­ler, en jouant sur les mots, une « sub­stance sépa­rée » – la pen­sée pure, faite seule­ment d’images et de concepts, lui suf­fi­rait pour avoir connais­sance du réel. Cependant, l’homme est par nature un être poli­tique, qui a besoin de vivre en socié­té, et donc de com­mu­ni­quer, et c’est pour­quoi il s’est avé­ré néces­saire qu’il pût faire connaître sa pen­sée aux autres et cela lui a été ren­du pos­sible par le Créateur, dès les ori­gines, par le moyen de la parole, c’est-à-dire par le moyen des mots, qui sont l’instrument indis­pen­sable à qui veut com­mu­ni­quer aux autres sa pen­sée. Le lan­gage humain, par­lé ou écrit, n’est autre que la pen­sée humaine com­mu­ni­quée. La preuve que cette com­mu­ni­ca­tion est bonne, car conforme à la nature encore non viciée, réside dans le fait qu’elle exis­tait au Paradis ter­restre, avant le péché ori­gi­nel. La nature humaine, sociale – et donc sociable – par essence, réclame l’existence de paroles char­gées de signi­fi­ca­tion, de mots qui consti­tuent la trame du lan­gage, afin que les hommes puissent vivre ensemble, comme l’exige leur nature. Car vivre ensemble, c’est com­mu­ni­quer, d’une manière ou d’une autre. Cela est si vrai, remarque encore le Docteur com­mun, que les hommes qui n’usent pas du même lan­gage ne peuvent pas vivre ensemble, ou du moins ne le peuvent aus­si bien qu’ils le devraient [6]. Et par consé­quent, ceux qui n’usent pas des mêmes moyens de com­mu­ni­ca­tion – les­quels pro­longent le lan­gage natu­rel de la parole – ne peuvent pas non plus vivre ensemble, aus­si faci­le­ment et aus­si bien qu’ils le devraient. Qui veut la fin veut les moyens : de là se trouve légi­ti­mée, à l’avance, en ver­tu même de ce que réclame la nature de l’homme, toute espèce de pro­cé­dé qui se ferait l’auxiliaire du lan­gage, et avec du lan­gage de la com­mu­ni­ca­tion. Le seul moyen d’y voir quelque chose d’intrinsèquement – ou d’ordinairement – per­vers serait de dénier à l’homme sa nature d’animal poli­tique. Certains Solitaires s’y sont ris­qués, mais l’Eglise les a tou­jours tous désa­voués. Quant aux Chartreux, ils consti­tuent, par voca­tion sur­na­tu­relle, un ordre à part dans l’Eglise. Voilà qui rejoint le pro­pos ini­tial d’Aristote dans sa Politique : « L’homme est par nature un ani­mal poli­tique et celui qui est sans cité natu­rel­le­ment [c’est à dire sans moyens de com­mu­ni­quer] et non par suite des cir­cons­tances est un être soit dégra­dé soit au-​dessus de l’humanité »[7].

4. Redisons cette évi­dence : la sur­abon­dance de la com­mu­ni­ca­tion n’est pas un mal. Il peut arri­ver, et il arrive sou­vent, qu’elle aggrave le mal, comme tout ce qui agit de manière indi­recte, ou occa­sion­nelle, mais elle n’est pas le mal. Ce qui l’est, c’est le manque de modé­ra­tion avec lequel l’homme com­mu­nique ou use de ce qui lui est com­mu­ni­qué. Il importe ici de dis­tin­guer, comme sou­vent, entre l’occasion et la cause. Le moyen d’une com­mu­ni­ca­tion accrue est ni plus ni moins qu’une occa­sion : occa­sion de bien et occa­sion de mal[8]. La cause du mal est quant à elle l’immodération de l’homme. Et l’un des aspects prin­ci­paux de cette immo­dé­ra­tion réside dans le fait que les com­mu­ni­qués ne s’articulent pas, il réside dans l’absence de coor­di­na­tion, c’est-à-dire dans le désordre. A la faveur de ce désordre, le mal est encore dans le fait de com­mu­ni­quer tout et n’importe quoi. Le mal n’est pas de com­mu­ni­quer tou­jours davan­tage, en usant pour cela de pro­cé­dés capables de dif­fu­ser tou­jours mieux l’information. Le mal est de com­mu­ni­quer aus­si bien l’erreur que la véri­té, aus­si bien les mau­vais que les bons exemples. Le mal est dans cette fausse liber­té de com­mu­ni­ca­tion, dénon­cée par le Pape Grégoire XVI, « liber­té la plus funeste, liber­té exé­crable, pour laquelle on n’au­ra jamais assez d’hor­reur »[9]. Et il faut entendre par là, selon l’intention du Pape, non pas la liber­té de com­mu­ni­quer, en usant pour cela du pro­cé­dé de la presse, mais la liber­té de com­mu­ni­quer des idées fausses et dont les consé­quences s’avèrent mora­le­ment mau­vaises. Ce mal, non de la com­mu­ni­ca­tion prise comme telle, mais de la fausse liber­té de répandre l’erreur et le vice, est insé­pa­rable d’un autre qui est beau­coup plus pro­fond et qui réside dans l’absence du prin­cipe de l’ordre, dans l’absence de Magistère. Le mal est radi­ca­le­ment dans cette foire aux magis­tères qui consacre la mort du Magistère, sur l’internet comme par­tout ailleurs.

5. La source pro­fonde de ce mal est en dehors de l’internet, de l’imprimerie, de la presse, du lan­gage et de la com­mu­ni­ca­tion. Elle est dans cette « auto­no­mie de la conscience », intro­duite par le pro­tes­tan­tisme, avant d’être consa­crée par le concile Vatican II, et c’est elle qui inau­gure inévi­ta­ble­ment cette foire aux magis­tères dont nous souf­frons. Car si cha­cun pense n’importe quoi, tous par­le­ront de même, puisque la parole n’est que l’organe néces­saire de la pen­sée. Cette foire s’amplifie tou­jours davan­tage, à la mesure de la sur­abon­dance aujourd’hui inéga­lée des moyens de com­mu­ni­ca­tion, qui se font tou­jours plus et mieux les auxi­liaires de la parole, et elle para­lyse d’autant l’exercice de toute auto­ri­té intel­lec­tuelle. Comme en toutes choses, il importe ici de ne pas se trom­per de remède. Certains pen­se­ront peut-​être qu’il s’agit de limi­ter, de fil­trer ou même de concur­ren­cer l’information. Cela peut certes s’avérer non seule­ment sou­hai­table, mais néces­saire, là où cela s’avère pos­sible ; et l’Eglise l’a tou­jours fait tant qu’elle l’a pu, en usant pour cela de son pou­voir coer­ci­tif. Mais cela ne s’avère guère pos­sible, du moins en pro­fon­deur, tant que l’Eglise n’a pas retrou­vé un pou­voir effi­cace sur les sociétés. 

6. Ce qui importe, dans l’intervalle, ce n’est pas tant de limi­ter le désordre que de remettre de l’ordre, car c’est ain­si que sera véri­ta­ble­ment mis un terme – et pas seule-​ment une limite – au désordre. Il importe de le faire, en pre­nant pour prin­cipe la véri­table doc­trine chré­tienne. C’est le sens de la devise du Pape saint Pie X : omnia ins­tau­rare in Christo. Cela signi­fie que la gué­ri­son doit se don­ner pour but immé­diat de por­ter remède à une mala­die de la pen­sée, la mala­die du libé­ra­lisme, contre laquelle les Papes n’ont ces­sé de pré­mu­nir les catho­liques, depuis la Révolution de 1789. Une gué­ri­son de ce genre appelle une conver­sion, une remise en ordre de l’âme, bles­sée par les suites du péché ori­gi­nel. Elle est pri­mor­dia­le­ment l’œuvre de la grâce, qui peut rompre avec cette fausse auto­no­mie de la conscience. C’est elle qui est l’un des objets prin­ci­paux du com­bat mené par la Fraternité Saint Pie X. Et c’est d’abord grâce à elle que, pour l’heure, la gué­ri­son de la parole pour­ra décou­ler, si peu que ce soit – c’est-à-dire sur les dif­fé­rents forums catho­liques – de cette gué­ri­son de la pensée.

Abbé Jean-​Michel Gleize

Source : Courrier de Rome n°636

Notes de bas de page
  1. Pie XII, Encyclique Humani gene­ris du 12 août 1950.[]
  2. Voir l’article inti­tu­lé « Le Magistère » dans ce même numé­ro du Courrier de Rome.[]
  3. Nous par­lons pré­ci­sé­ment ici de la com­mu­ni­ca­tion, prise comme telle. La com­mu­ni­ca­tion accom­plie sur les écrans et par des moyens audio­vi­suels (les images et les vidéos) repré­sente une ques­tion dif­fé­rente, qui mérite d’être envi­sa­gée pour elle-​même. L’internet est une com­mu­ni­ca­tion qui est accom­plie par dif­fé­rents moyens, pas seule­ment audio­vi­suels. Voir à ce sujet l’article de Charles de Koninck, « Sedeo ergo sum » dans ce même numé­ro du Courrier de Rome[]
  4. La Fontaine, Fable 10 du livre VIII : « L’ours et l’amateur des jar­dins ».[]
  5. Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur le Peri Hermeneias d’Aristote, livre I, leçon 2 : « Et si qui­dem homo esset natu­ra­li­ter ani­mal soli­ta­rium, suf­fi­cerent sibi ani­mae pas­siones, qui­bus ipsis rebus confor­ma­re­tur, ut earum noti­tiam in se habe­ret ; sed quia homo est ani­mal natu­ra­li­ter poli­ti­cum et sociale, necesse fuit quod concep­tiones unius homi­nis inno­tes­cerent aliis, quod fit per vocem ; et ideo necesse fuit esse voces signi­fi­ca­ti­vas, ad hoc quod homines ad invi­cem convi­verent ».[]
  6. « Unde illi, qui sunt diver­sa­rum lin­gua­rum, non pos­sunt bene convi­vere ad invi­cem »[]
  7. Aristote, Politique, livre I, cha­pitre 2.[]
  8. Les mora­listes font la dis­tinc­tion entre une occa­sion éloi­gnée et une occa­sion pro­chaine. Mais ils la font aus­si entre l’occasion néces­saire ou inévi­table et l’occasion évi­table. Bien sou­vent, la ques­tion déci­sive – et qui devrait se poser la pre­mière – est de savoir si l’occasion est évi­table ou non. Si elle ne l’est pas, il y a là le signe indis­cu­table que l’ordre sur­na­tu­rel de la grâce ne peut pas aller à l’encontre de l’ordre natu­rel de la civi­li­sa­tion humaine. Au XIIe siècle, Rupert de Deutz et saint Bernard ont jeté l’anathème sur les villes, lieux de per­di­tion, qui sem­blaient don­ner occa­sion à la triple souillure de la luxure, de la vio­lence et de l’avarice. Mais au XIIIe siècle, les Ordres Mendiants furent bien obli­gés d’établir leurs cou­vents aux portes de ces villes, et par la suite le cler­gé sécu­lier finit par s’établir à l’intérieur de leurs murailles. Moyennant quoi, l’occasion, de pro­chaine qu’elle était, est deve­nue éloi­gnée.[]
  9. Grégoire XVI, Encyclique Mirari vos du 15 août 1832[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.