Judas, la défaite de l’Esprit

Le Baiser de Judas par Giotto, fresque de la chapelle des Scrovegni, Padoue, Italie. Photo : Fred de Noyelle / Godong

« Il valait mieux pour lui n’être jamais né… »

Cette phrase, cette sen­tence ter­rible, nous n’a­vons le droit de la dire de nul autre. À l’exemple de Jésus, si nous pou­vons et si nous devons mau­dire le crime, si nous pou­vons et si nous devons qua­li­fier les actes des hommes, sous peine d’a­bo­lir la loi morale, à Dieu seul revient le juge­ment défi­ni­tif des consciences. Et celui-​ci res­te­ra secret jus­qu’au juge­ment der­nier. Sauf pour Judas, il valait mieux pour lui n’être jamais né.

Ce dis­ciple de Jésus, for­mé et aimé avec patience comme les autres, a livré son Maître à ceux qui vou­laient sa mort, par un bai­ser… Il a tué Jésus. La tra­hi­son fut sa seule réponse à l’a­mi­tié divine. Il a ven­du le Fils de l’homme, deniers comp­tants, comme une chose, comme une tête de bétail

Vous êtes purs mais non pas tous…

En véri­té, en véri­té, je vous le dis, l’un de vous me tra­hi­ra… Celui qui met la main au plat avec moi… Malheur à cet homme par qui le Fils de l’homme est livré. Il valait mieux pour lui n’être jamais né – Est-​ce moi, Maître ? – Oui, tu l’as dit.

Judas a enten­du ce der­nier appel à sa conscience : il sait que Jésus sait ce qu’il va faire. En fait, il le sait depuis long­temps. Mais cette réponse mur­mu­rée, ce regard de l’Amour éter­nel ne pénètre plus sa conscience obs­cur­cie, imper­méable. La réponse du Maître n’est com­prise que de lui et de Jean qui a res­sen­ti le fré­mis­se­ment angois­sé du Sacré Cœur.

Jésus désigne le traître, en lui pré­sen­tant un mor­ceau trem­pé… et Satan entra en lui. Et Jésus dit : ce que tu as à faire, fais le vite. Aucun des convives ne com­prit. Judas prit la bou­chée… il se leva en inter­rom­pant le repas rituel. Le Maître lui avait dit de par­tir. Alors, il affron­ta le regard de Jésus ; le dam­né est arro­gant. Parce qu’il avait la bourse, les autres pen­sèrent que Jésus lui avait deman­dé d’al­ler ache­ter ce qu’il fal­lait pour la Pâque.

Or il était nuit

Non pas dans le ciel seule­ment, mais dans son âme. Toutes les étoiles y avaient som­bré une à une. La noir­ceur et la froi­deur de l’en­fer l’a­vaient enva­hi. Madeleine avait été déli­vrée de sept démons et lui, avait ouvert peu à peu son âme à une légion infer­nale. Possédé par le démon de l’or­gueil et de l’en­vie, rêvant d’un pre­mier rôle, il avait haï ce Jésus à Béthanie qui lui avait pré­fé­ré la sagesse d’une pauvre femme. Possédé par le démon de l’am­bi­tion, il avait renié ce Jésus qui annon­çait la croix et qui refu­sait de se faire roi. Possédé par le démon de l’a­va­rice, il avait déso­béi à ce Jésus qui prê­chait l’a­ban­don à la Providence. Possédé par le démon de l’in­gra­ti­tude, il avait vomi tout ce que ce Jésus lui avait don­né en lui don­nant d’être ce qu’il était. Possédé par le démon du scep­ti­cisme, il por­tait en son âme depuis Capharnaüm, ce sou­rire nar­quois sur tout ce que Jésus fai­sait. Plus Jésus exal­tait la pau­vre­té, la souf­france et l’hu­mi­li­té, pour mieux exal­ter les valeurs spi­ri­tuelles, plus Judas était scep­tique au sujet de ce maître. N’entendant plus le grand désir du Seigneur de faire de nos âmes des fils de Dieu, il étouf­fait en lui toute pos­si­bi­li­té de l’Esprit.

Et Satan entra en lui…

Judas dis­pa­rut dans la noir­ceur de l’ab­sence de Dieu. La peine du Seigneur était pal­pable, cette âme sui­vait son nou­vel ami, celui qui ne reste pas jus­qu’à la fin.

Invoquer la stu­pide rapa­ci­té d’Harpagon suffit-​il pour expli­quer la chute de Judas ? Il était avare, dit-​on. C’est vrai. Il aurait pu choi­sir une fonc­tion plus lucra­tive, il aurait pu bri­guer un poste de publi­cain ou rega­gner la bou­tique du cor­royeur Simon de Kérioth, son père. Mais il avait choi­si de suivre celui que Pierre avait solen­nel­le­ment décla­ré au nom de toute l’hu­ma­ni­té, vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. Il avait choi­si d’être pauvre à la suite du Seigneur.

Certains ont inven­té un roman pour expli­quer le mys­tère Judas. L’hérésie Caïnite a ima­gi­né un roman… Judas savait par les pro­phé­ties que Jésus devait nous rache­ter en mou­rant, tra­hi par l’un des siens. Disciple anti­ci­pé de Luther, il aurait tra­hi pour glo­ri­fier la foi, pour accom­plir les écri­tures et exal­ter la misé­ri­corde du Christ. Ce serait donc un saint… plus, ce serait un mar­tyr de la foi !

Dans le même délire, en contra­dic­tion avec les évan­giles, des ratio­na­listes anglais ont ima­gi­né autre chose… Judas a péché, mais seule­ment maté­riel­le­ment, par excès de foi. Parce qu’il aurait cru à la divi­ni­té de Jésus, il l’au­rait livré pour lui four­nir l’oc­ca­sion de magni­fier sa puissance…

La ver­sion juive est plus simple, à l’i­mage du vol du corps du Seigneur par les apôtres le matin de la Résurrection. Plus pers­pi­cace que les bate­liers du Lac, Judas avait décou­vert l’im­pos­ture de Jésus, et en véri­table sau­veur, il a livré Jésus pour libé­rer un peuple abu­sé. Mieux… il a obéi à la loi qui ordonne de livrer les séduc­teurs, et dans son grand dés­in­té­res­se­ment, il se serait gar­dé de mon­nayer sa pénible mis­sion, en ren­dant le butin. Son sui­cide, lui aus­si, est une légende inven­tée par les chré­tiens. Judas serait mort, mais plus tard, de sa belle mort.

Mais rien de cela n’est vrai pour Judas, et rien de cela ne peut aider à cer­ner le mys­tère du péché.

Chacun de nous porte sur ses lèvres le baiser de Judas

avec la pos­si­bi­li­té de le don­ner un jour, écri­vait Mgr Benson. Judas est actuel et ancien comme le monde. Préfiguré dans Caïn, fils d’Adam, meur­trier par jalou­sie de son frère ; pré­fi­gu­ré par les frères de Joseph qui vendent leur frère aux Ismaélites pour vingt pièces d’argent… l’his­toire ne cesse de nous pré­sen­ter de trop véri­diques et trop nom­breux émules de Judas.

L’éclaircissement ne serait-​il pas sim­ple­ment dans l’é­tude atten­tive des textes de l’é­van­gile com­plé­tée par les lumières que nous four­nit la psy­cho­lo­gie des apos­tats ? Les évan­giles, si dis­crets de détails sur la plu­part de apôtres, sont presque pro­digues sur le fils de per­di­tion. On n’ex­pose pas, pour le plai­sir, les tares de famille.

Le Judas que la sin­cé­ri­té des évan­gé­listes nous pré­sente n’est pas en véri­té un monstre hors série… Il semble qu’il n’ac­cep­tait pas la peti­tesse de ses ori­gines. C’était sa bles­sure. Mais quel enfant des hommes ne porte pas en lui un fêle du péché ori­gi­nel ? Il appar­te­nait à une huma­ni­té clas­sique, médiocre, très voi­sine de la nôtre.

Nous savons bien que sous le cou­vert de la gloire de Dieu, l’homme est capable des pires for­faits. Saul qui per­sé­cute les chré­tiens est un ter­ro­riste de bonne foi. Nous connais­sons ces saints vic­times de bour­reaux qui étaient, sur le papier, leurs frères… un saint Jean de la Croix fut tra­qué par ses frères, notre Jeanne fut condam­née au bûcher par cent-​vingt-​cinq prêtres, pré­lats ou doc­teurs de Sorbonne qui décla­rèrent agir sans haine, au nom du Seigneur…

Une vocation avortée

La nuit qui pré­cé­da le choix des Douze, Jésus s’é­tait reti­ré sur la Montagne des Béatitudes ; Il avait prié son Père. À l’aube, il était redes­cen­du. Simon-​Pierre avait été choi­si en pre­mier et Judas Iscariote fut le dernier.

Judas était ori­gi­naire de Kérioth, une petite ville à quelques kilo­mètres de la Mer Morte. Il était de cette Judée qui pré­ten­dait à la direc­tion intel­lec­tuelle du pays et qui consi­dé­rait les habi­tants des autres régions, par­ti­cu­liè­re­ment les Galiléens, comme des rustres. Sa culture rela­tive, ses talents pra­tiques l’a­vait sans doute conduit à s’es­ti­mer supé­rieur aux onze autres qui étaient de Galilée.

Mais Jésus l’a­vait choi­si. Il l’a­vait choi­si non parce qu’il allait Le tra­hir, mais parce qu’il l’a­vait aimé d’un Amour pre­mier, d’un Amour unique. Ce serait lui, et non Matthieu, l’employé des douanes, qui serait l’homme d’af­faires de la petite troupe. Car, des qua­li­tés, Judas en pos­sé­dait ; sans cela Jésus ne l’au­rait pas pré­fé­ré. Généreux, confiant… comme les autres, Judas s’é­tait don­né de tout cœur au pro­phète ; il avait par­ta­gé la dure vie du Maître, ses com­bats, ses dan­gers et comme les autres, au cours de ses cam­pagnes mis­sion­naires, il avait fait des miracles.

Judas fut au début un dis­ciple cor­rect. Froid, réflé­chi – ce ne sont pas des défauts. La tête l’emportait sur le cœur. Froid… cela ne veut pas dire qu’il n’a­vait pas de pas­sions ; il en est de ter­ribles chez ceux en qui le feu som­meille sous la cendre. Ses défauts ? Il était inté­res­sé, vani­teux, ambi­tieux, il atten­dait de Jésus comme tant d’autres le réta­blis­se­ment du royaume de Salomon, un royaume qui assu­re­rait le triomphe du vrai Dieu et par redon­dance, le sien propre. Cette ambi­tion était par­ta­gée sans excep­tion par tous les apôtres et aggra­vée en cha­cun selon leur propre défaut. Pour Judas, l’am­bi­tion se dou­ble­ra de cupi­di­té et de dissimulation.

Malgré cela, Jésus l’a­vait mis à part pour mieux se don­ner à lui : il y avait en lui l’é­toffe d’un chef, d’un prince de I’Église nais­sante, d’un apôtre et d’un mar­tyr ! Et puis, peut-​on repro­cher aux apôtres et à Judas leurs défauts de com­men­çant ? Dieu se dévoile len­te­ment, à son rythme et selon les dis­po­si­tions de cha­cun. Connaître Dieu tel qu’il se connaît demande tel­le­ment de puri­fi­ca­tions inté­rieures. Ô mys­tère de la Providence divine à qui rien n’é­chappe et de la liber­té humaine qui peut résis­ter à Dieu ! Judas pour­ra tom­ber comme les autres, suivre péni­ble­ment comme les autres le che­min mon­tant… mais que sa volon­té libre apporte un mini­mum de col­la­bo­ra­tion à la grâce, il y aurait eu, après le souffle de la Pentecôte, un saint Judas.

À n’en pas dou­ter, Judas avait eu de bonnes dis­po­si­tions. À n’en pas dou­ter, non plus, jus­qu’au der­nier souffle, la déchéance de cette âme n’é­tait ni iné­luc­table, ni irré­ver­sible. Il aurait pu reve­nir. Dans la cour du pré­toire, avec Pierre il aurait pu lui aus­si deman­der pardon.

Ma chair est vraiment une nourriture

Jusqu’à la deuxième année de vie com­mune, Judas ne dif­fère des autres apôtres que par un com­por­te­ment plus dis­cret, une diplo­ma­tie plus atten­tive. Si, comme Jacques et Jean, il ambi­tionne la pre­mière place, il ne le dit pas. Si, comme Pierre, il s’in­digne d’en­tendre Jésus annon­cer la croix, il ne le dit pas.

C’est à Capharnaüm qu’une sorte de cli­na­men l’é­car­ta dans le secret de son âme des autres. L’annonce de l’Eucharistie avait levé le cœur des dis­ciples et sou­le­vé leur mur­mure. Judas avait mêlé ses pro­tes­ta­tions à celles des autres, mais elles étaient d’un autre ton.

Alors qu’une grande quan­ti­té de dis­ciples se reti­rait, Jésus avait inter­ro­gé les apôtres, Voulez-​vous par­tir, vous aus­si ? Pierre, un peu hagard, avait répon­du, Seigneur, à qui irons-​nous ? Seul, Pierre avait par­lé. Judas et les autres avaient gar­dé le silence. Mais le Seigneur avait rele­vé la dif­fé­rence du silence de Judas, Il y en a par­mi vous quelques uns qui ne croient pas… Ne vous ai-​je pas choi­sis, vous les Douze ? Et l’un d’entre vous est un traître.

Le Seigneur avait par­lé de sa chair et de son sang, nour­ri­ture éter­nelle de nos âmes… En véri­té, en véri­té, je vous le dis, si vous ne man­gez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’au­rez pas la vie en vous. Aucun des dis­ciples, en cet ins­tant, ne pou­vait com­prendre ces paroles, tel­le­ment elles étaient dures. Mais Pierre avait ouvert son âme aux paroles du Seigneur comme une pos­si­bi­li­té, refu­sant par là le vide du scan­dale. Judas, lui, avait refu­sé de croire, et en fai­sant cela, il avait fer­mé la porte de son âme à l’Esprit. Quand la Foi vacille, il faut contre-​attaquer, il faut poser des actes de Foi plus grands encore. C’est ce que fait Pierre, vous avez les paroles de la Vie éter­nelle, Seigneur. La Foi en Jésus engage tout l’être, il faut l’ac­com­pa­gner d’œuvres. Judas aban­donne, il démis­sionne… il devra trou­ver une jus­ti­fi­ca­tion à sa déser­tion. Il n’au­ra rien d’autre que son néant.

La décep­tion de Judas com­men­ça à par­tir de ce moment, c’é­tait la déses­pé­rance des char­nels. Pourtant le Seigneur le lui avait dit, c’est l’es­prit qui vivi­fie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. La défec­tion de Judas fut pré­cé­dée par une déser­tion à l’in­té­rieur. Nombreuses seront les ten­ta­tives du Seigneur pour éclai­rer les ténèbres dans les­quelles il s’en­fon­çait. Jésus ne pensait-​il pas à lui lors­qu’il dit, vous ne pou­vez ser­vir Dieu et Mammon ? Mais écoutait-​il encore le Seigneur ? Lorsqu’il s’in­di­gne­ra hypo­cri­te­ment du prix du par­fum que Marie-​Madeleine répan­dait sur les pieds du Seigneur, entendit-​il ce que Jésus venait de dire ? Vous aurez tou­jours des pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’au­rez pas toujours…

Et Satan entra en lui

Le séjour à Jérusalem achè­ve­ra la ruine de son âme ; il ne résis­te­ra pas aux appa­rats, au pou­voir et à l’or des prêtres en place. Sa tra­hi­son consis­te­ra essen­tiel­le­ment en ceci qu’il s’of­fri­ra à gui­der lui-​même une bande armée à l’en­droit soli­taire où, la nuit tom­bée, on était sûr de trou­ver Jésus avec ses quelques amis… d’a­mi, il n’en avait plus que le nom, juste ce qu’il en faut pour livrer aux bour­reaux les secrets partagés.

Le same­di, veille des Rameaux, Judas quit­ta Béthanie la rage au cœur. Encore une fois, ce Jésus avait pris contre lui la défense de cette femme. La décep­tion et le mépris obsé­daient son esprit. Vite, il remon­ta la val­lée de Josaphat aux mille tombes – vani­té, la vie de l’homme, lui rappelaient-​elles… mais elles-​aussi, il ne les enten­dait pas. Puis c’é­tait l’es­ca­lier qui condui­sait du Cédron au palais de Caïphe. Aux Sanhédrites, il pro­po­sa de leur livrer Jésus. Discuta-​t-​il un salaire ? Le mar­ché fut conclu rapi­de­ment pour trente sicles d’argent, c’est-​à-​dire rien… le prix d’une tête de bétail, et la tem­pête de ténèbres conti­nua de l’emporter.

Judas ne pou­vait s’ar­rê­ter. C’est le propre des Judas de ne pou­voir s’ar­rê­ter. Le soir du Jeudi saint, trans­for­mé en indi­ca­teur de Police, il gui­da la troupe qui devait arrê­ter Jésus. Et Jésus était là, au rendez-​vous. Ruisselant de sang, sur le rocher du pres­soir, écra­sé sous l’é­norme poids de nos péchés, il était har­ce­lé par l’ar­mée éter­nelle des Judas, mar­chands de papiers sales et de petits bruits calom­nieux, mar­chands de lois infâmes et d’a­vis cor­rup­teurs, tra­fi­quants d’ar­gents et de corps, tra­fi­quants d’im­pu­ni­tés humaines et de por­te­feuilles de vani­tés. Judas regar­da cette appa­rence d’homme, ce rien… il avait rai­son, se dit-il.

Alors, les bras éten­dus vers cet homme bri­sé, en un geste d’ef­fu­sion, Judas embras­sa Jésus. C’était le signal sor­dide qu’il avait conve­nu avec les sol­dats. Un bai­ser… la seule expres­sion de son cœur vide. Ses lèvres en demeu­rèrent rouge de sang et il consom­ma sa révolte éter­nelle. Ami, est-​ce pour cela que tu es venu ? Judas, tu tra­his le Fils de l’homme par un baiser…

Le drame se pré­ci­pite. Vendredi saint. Pilate se lave les mains – il ne serait pas Pilate sans ce geste – et livre celui qu’il vient de pro­cla­mer juste. Judas voit le geste de Pilate, comme il a vu celui des légion­naires fla­gel­lant Jésus, le cou­ron­nant d’é­pines. Il entend la cla­meur de la foule… Crucifie-​le ! Maintenant c’est fini. Chargé de sa croix, Jésus va mou­rir dans l’é­pou­van­table sup­plice. Judas peut res­pi­rer. Les anxié­tés n’ont ces­sé de le har­ce­ler : la crainte que Pilate ne se res­sai­sisse, que le thau­ma­turge ne balaie d’un geste la four­mi­lière enra­gée. Non, le voi­là san­glant, défi­gu­ré, qui courbe les épaules sous la croix, qui titube, tombe et se relève. Encore quelques heures, et ce sera fini.

Fini ? Non, tout com­mence Judas… Quand vous aurez éle­vé le Fils de l’homme, alors vous connaî­trez ce que je suis. Tout com­mence, Judas : le règne du seul éter­nel­le­ment aimé et ton désespoir

La psychologie du désespéré

Tant que dure l’ac­tion, la volon­té d’a­bou­tir dérobe à l’homme la réa­li­té affreuse. Mais lorsque la réa­li­té du crime est là… Néron n’a­vait sai­si l’hor­reur de son crime qu’en voyant le visage défi­gu­ré du cadavre de sa mère. Pourtant, il l’a­vait vou­lue, il l’a­vait pré­pa­rée cette mort. Certes, il ne l’ai­mait pas, lui qui n’ai­ma jamais. Il la haïs­sait même cette mère de lui devoir tout. Mais atten­tion ! Cette prise de conscience dans l’âme cri­mi­nelle ne consiste pas dans un cœur bri­sé mais dans l’or­gueil qui est contra­rié. Combien de fois a‑t-​on vu un cri­mi­nel deman­der qu’on lui par­donne plu­tôt qu’il ne demande par­don à sa vic­time ? Une cer­taine forme de conscience demeure… il n’est pas si facile de se déshu­ma­ni­ser… mais cette conscience est ver­rouillée sur elle-même.

Judas avait renié Notre Seigneur, il avait refu­sé de croire… mais ce n’est pas non plus si aisé qu’on pense d’ex­ter­mi­ner en soi la Foi ! Même morte, elle demeure en l’âme et les remords qu’elle sus­cite, conduisent l’humble au repen­tir, comme saint Pierre, ou enfoncent plus encore l’or­gueilleux dans les ténèbres de la déses­pé­rance. Les démons eux aus­si croient et tremblent pour l’é­ter­ni­té de l’en­fer. Lorsque Judas sort du Cénacle avec le démon dans le cœur, est-​il per­du ? Non, pas encore. Pas même quand il tra­hit par un bai­ser ; pas même, abso­lu­ment par­lant, quand il se passe au cou le nœud fatal. Il peut encore se sau­ver, puis­qu’il peut encore se repen­tir. Mais cela devient de plus en plus dif­fi­cile. Pour remon­ter de cet abîme à la péni­tence véri­table et com­plète, il fau­drait, avec une grâce véri­table, un effort prodigieux.

Judas la com­mence cette péni­tence, il l’é­bauche. Matériellement par­lant, elle est même com­plète. Il confesse son péché au Sanhédrin, cet argent lui brûle les mains, il ne veut plus le voir. Mais le Sanhédrin ne peut recon­naître sa faute, ils sont com­plices ; et pour Caïphe, Judas a été et sera le traître, l’ins­tru­ment de ses des­seins : il n’est per­sonne. Pourquoi va-​t-​il les voir alors, sinon, pour ins­tinc­ti­ve­ment et pra­ti­que­ment défier le cœur de Jésus d’être assez géné­reux pour lui faire grâce sans d’autre impli­ca­tion de son côté ? Car la Foi engage à la conver­sion et aux œuvres. Judas n’en­ten­dra jamais ta foi t’a sau­vé, car il a refu­sé de croire et de chan­ger. Pas plus, il ne sera tou­ché par les paroles du Christ dans la bouche de David à son fils, Absalon… si mon enne­mi m’a­vait outra­gé, je l’au­rais sup­por­té, mais toi avec qui je vivais cœur à cœur ; un de mes chefs, un de mes fami­liers, toi avec qui je rom­pais le pain de l’amitié.

Que manque-​t-​il à sa contri­tion, à sa jus­ti­fi­ca­tion, à son salut ? La confiance et l’amour.

Madeleine avait com­pris que la vie de sa vie, c’é­tait Jésus. Elle avait com­pris que le cœur de son cœur, c’é­tait Jésus. Judas a été, et sera pour l’é­ter­ni­té cette foule sourde ou furieuse chaque fois que Jésus par­le­ra de Royaume invi­sible, de Royaume acces­sible, de Royaume éter­nel. Pauvre foule dont Jésus eut pitié. À chaque fois, elle crie­ra, libé­rez Barabbas ! Mais, lui, crucifie-​le. Pauvre foule qui n’a pas com­pris la vani­té du songe qu’est la vie humaine. Pauvre foule qui n’a pas com­pris la divine folie de l’Amour de Dieu : Dieu existe, et sa gloire est de nous éle­ver à Lui, sa gloire est de pardonner.

Source : La part des anges n° 14 – mars 2025